Algérie

Les larmes de Djamal Al-Ghittani



C'était pourtant bien là, sur mon agenda : 18 octobre 2015, décès de l'écrivain égyptien Djamal Al-Ghittani, mais il était dit que les souvenirs de ce mois d'octobre, qui en fourmille, allaient me faire défaut. Auteur de nombreux essais et romans, dont le célèbre Zeyni Barakat, description fouillée et corrosive de la corruption des pouvoirs, au travers d'une fiction se déroulant dans l'Egypte des Mammelouks. Djamal Al-Ghittani, pour les lettrés égyptiens, c'est d'abord et avant tout l'ami fidèle de Naguib Mahfouz, qui le prit très tôt sous son aile et encouragea sa vocation littéraire. À vingt-et-un ans, sous Nasser, il goûte déjà au froid des cellules des prisons, et il fera une longue traversée du désert, sous Sadate, pour avoir dénoncé la normalisation avec Israël. Interdit d'écriture durant près d'une décennie, il est réintégré à la rubrique culturelle du quotidien Akhbar-Al-Youm l'un des deux grands quotidiens, avec Al-Ahram. C'est là qu'il lance et dirige la revue Akbar-Al-Adab, au sein du groupe public «Dar-Al-Akbar», et dont il fera l'un des fleurons des magazines culturels du monde arabe. Mais, plus près de nous, il a su résister au vent de folie qui a soufflé sur l'Egypte et sur l'Algérie, après le fameux match de football, entre les deux pays, le 18 novembre 2009.Omdourman, au Soudan, où s'est joué le match décisif de qualification pour la Coupe du monde, devenu épopée, pour les uns, embuscade pour les autres, était plus qu'un match de football. C'était déjà un premier bras de fer entre deux systèmes politiques, deux orgueils et deux ambitions, qui semblaient faits pour fusionner l'un dans l'autre, mais qui ont raté le coche. Qu'importe, ce que le bon peuple «des pains et des jeux» voulait, au-delà de toute raison, c'était voir son équipe nationale se qualifier pour la Coupe du monde, et ceux d'en face le voulait aussi. On saura un jour toute la vérité sur les tenants et aboutissants de cette incroyable expédition de Omdourman, qui nous fit dépenser des océans d'adrénaline, sans compter l'argent ! Côté Egyptiens, et ils étaient certainement mieux armés pour ça, les futurs héritiers du trône de Moubarek mobilisèrent toutes les compétences, artistiques, littéraires, journalistiques. Il s'agissait de dénoncer ces faux frères algériens, à qui on avait fait l'honneur de réapprendre l'Arabe, qu'on avait aidé à se libérer du colonialisme français, et qui nous remerciaient par la traîtrise. Pour avoir suivi et éprouvé à l'époque le déferlement de propos haineux et injurieux qui émanaient des plateaux des télévisions égyptiennes, je peux dire que rares sont ceux qui ont raison gardé.
Djamal Al-Ghittani était de cette engeance et il fallait avoir un certain courage pour aller à contre-courant et tenir des propos apaisants, au moment même où de grands noms, comme Youssef Al-Kaïd,(1) sombraient dans la folie. Le seul qui a traité les «belligérants» de fous et qui a refusé de prendre part au jeu de massacre, provoqué par une simple rencontre de football, et pour des questions d'amour-propre. Il avait craint à ce moment-là que cette campagne haineuse ne laisse des deux côtés des blessures profondes et des traces qu'il serait ­difficile à la longue de résorber. Avant de sombrer dans le coma et de partir vers ce monde dit meilleur, cinq ans après Omdourman, Djamal Al-Ghittani est sans doute revenu de son pessimisme et admis que l'oubli est une seconde nature. Pourquoi donc, que ce n'est parmi les poètes et les écrivains, et dans leurs rangs Fatima Naout, qu'il y en a encore qui se souviennent du grand écrivain, Djamal Al-Ghittani ' La grande poétesse et activiste égyptienne, qui a eu maille à partir avec la justice de Sissi, vient de lui rendre un émouvant hommage dans les colonnes du quotidien Al-Misri-Alyoum. Elle y raconte comment elle a vu un Djamal Al-Ghittani, toujours gai, toujours souriant, pleurer pour la première fois, et c'était lors d'une soirée littéraire à Paris.
On était en 2004, à l'Institut du monde arabe (IMA) qui organisait «Le printemps des poétesses arabes», dont Fatima Naout, alors jeune poétesse débutante, était l'une des participantes. On attendait l'arrivée du grand écrivain égyptien Samir Serhane, qui présidait alors aux destinées de l'Office public égyptien du livre, et qui devait être le maître de cérémonie. Or, contre toute attente, ce dernier est arrivé sur un fauteuil roulant, parce qu'il était soumis à un traitement dans un hôpital parisien, mais il tenait absolument à être présent ce soir-là. «De la tribune, il a salué nommément les écrivains égyptiens, citant le grand poète Abd-Almoati Hedjazi, le grand écrivain Djamal Al-Ghittani,(2) puis il a cité mon nom, la petite poétesse d'alors», raconte Fatima Naout. Au bout d'un moment, Samir Serhane a demandé un verre d'eau et Djamal Al-Ghittani s'est précipité pour lui donner de l'eau, en dépit des moments d'adversité qu'ils avaient eus tous les deux. «Puis, raconte Fatma Naout, j'ai vu les yeux de Djamal Al-Ghittani briller sous les flots de larmes qu'il versait par compassion pour Samir Serhane. Et j'ai su que la glace avait fondu entre eux. Comme il sied à deux hommes de culture qui peuvent diverger sur des points de détails, mais qui se rejoignent sur l'essentiel». Un très bel hommage d'une grande dame que j'ai tenu à partager.
A. H.
(1) Il est l'auteur d'un des plus plus violents et plus racistes, pamphlets commis contre l'Algérie et son peuple, depuis que Amr Ibn Al'As a foulé le sol de l'Egypte, en conquérant.
(2) La plupart des ?uvres de Djamal Al-Ghittani ont été traduites et publiées en France, dont Zeyni Barakat, Les Illuminations, Les Délires de la ville, ainsi qu'une dizaine d'autres titres.


Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)