Que faut-il pour que les gens soient heureux dans mon pays ? Plus que des
bâtisseurs de projets, peut-être faut-il des inventeurs de rêves.
Cet été 2009 diffère des autres étés que j'ai eu à passer au pays. C'est
une certitude. A l'approche du mois de juillet, j'ai toujours été saisi, à
Bruxelles où je vis, d'une impatience et d'un empressement particuliers à
rejoindre le pays, accompagné de ma petite famille pour, au-delà des
retrouvailles avec les miens et les amis, ressentir de près ses pulsations et
ses mutations. A la fin des «vacances», j'avais des difficultés à reprendre
l'avion vers les contrées froides du nord européen. Je repartais le coeur
serré, fier de constater l'enthousiasme des gens et la confiance avec laquelle
ils «construisaient» l'avenir. De ne pas être directement impliqué dans la
renaissance de mon pays, un sentiment de culpabilité m'envahissait. Jusqu'à cet
été 2009. Mais que s'est-il passé en cet intervalle d'une année pour que je
reprenne l'avion du retour en cette mi-août, envahi de tristesse et de colère
envers moi-même ? Du début juillet à la mi-août, je parcourus 3.200 kilomètres,
essentiellement entre Alger et Oran, en passant par Chlef, ma ville natale,
Mostaganem et bien d'autres villages et campagnes. Des rencontres avec des
jeunes, des vieux, des entrepreneurs, des fonctionnaires, des chômeurs, des
femmes paysannes, des survivants de la «harga», etc. Et ce terrible constat au
bout: une majorité de gens pense qu'il n'y a plus d'Etat, au sens régalien du
terme. De son côté, l'Etat ou du moins ceux qui le représentent ne croient plus
dans les capacités du peuple à «bâtir» un pays fort économiquement et
politiquement libre et en paix. L'Etat ignore le peuple et ce dernier le lui
rend bien en quelque sorte. «Un symbole, si tu veux, me dit un ami journaliste
à Oran, ce sont ces jeunes qui se sont accaparé, partout en Algérie, des rues
pour en faire leurs propriétés et faire payer les automobilistes à chaque
stationnement de leurs véhicules.» Il précise: «chaque Algérien est en train de
s'emparer, en fonction de sa force et de son niveau de pouvoir, d'une parcelle
de territoire national. Pour ces jeunes, c'est avec un bâton, pour d'autres
c'est avec l'argent de la corruption, etc.» A Chlef, ma ville natale, j'ai
pourtant vu et observé quatre ouvriers de l'OPGI curer avec des moyens rudimentaires,
parfois avec leurs mains, les regards des égouts des immeubles. Ils suaient
sous un soleil de plomb sans rechigner. Le soir même, j'ai dû subir les
lamentations d'un ami commerçant aisé sur sa vie difficile et les misères qu'il
affrontait. A la fin, il me quitta en direction de Ténès, pour se rafraîchir au
bord de la mer, sans omettre de me préciser: «J'en ai pour 30 minutes de trajet
avec ma Golf GTI». A Alger, j'ai revu d'anciens amis de l'université,
aujourd'hui journalistes ou responsables dans l'administration. Nous avons,
évidemment, discuté des nouvelles mesures économiques prises par le
gouvernement, dont la fameuse loi de finances complémentaire (LFC), du climat
politique et des perspectives d'avenir. Les uns pensent que le gouvernement
aurait, par exemple, laissé le crédit à la consommation pour les produits
nationaux au moins. Les autres estiment que la suppression de ce crédit est
totalement absurde, y compris pour les produits importés. Ali, un collègue
journaliste à la plume précise, nous éclaire: «La suppression du crédit à la
consommation représente à peine 1% du total de l'enveloppe réservée aux
importations, soit un milliard de dollars. En revanche, plus de 70% de la
population en bénéficient. Pour économiser moins de 1% sur les dépenses à
l'importation, le gouvernement pénalise 70% de la population. Ce n'est ni juste
ni économiquement significatif.» Dans le souci de porter le débat sur un
domaine plus large, Kader, un universitaire sorti de sciences politiques voilà
plus de 30 ans, conclut: «Je ne sais trop dire pour l'instant sur la LFC.
Cependant, je continue à croire que le président Bouteflika n'aurait jamais
accepté une telle loi si elle pénalisait l'économie comme certains le pensent»
et de passer du coq à l'âne: «Je fais une totale confiance au président
Bouteflika. Vous vous rendez compte ? Il a amené la paix avec un simple
discours; depuis qu'il est là d'immenses chantiers sont lancés, les réserves de
change sont pleines et même la pluviométrie est généreuse. Ce monsieur a une baraka
qui le protège et protège le pays avec !». Fini l'approche méthodologique
apprise à sciences politiques il y a bien longtemps. Fini la lutte des classes,
le matérialisme historique, la sociologie... il n'y reste que la baraka, le
miracle et la bénédiction des saints.
Aux frontières de l'absurde
Début août, je quitte Alger pour
Chlef. L'autoroute est superbe sur près de 200 kilomètres. Pour l'instant, il
n'y a pas encore de stations d'essence, d'aires de repos, de postes de
secours... la route, rien que la route. Passé Blida, j'écoute la radio de
Chlef. En dehors des infos classiques, la grille est dominée par des émissions
débats en direct avec les citoyens. Les animateurs font ce qu'ils peuvent avec
l'invité censé répondre aux questions des auditeurs. De la morale, beaucoup de
discours moralisateurs comme réponses aux interrogations des gens. Et quand ce
n'est pas de la morale, ce sont des appels à l'aide, à la solidarité et à la
générosité des auditeurs pour aider telle ou telle personne, enfant ou famille
en détresse. Ce jour, je tombe sur un émigré vivant à Lyon (France), invité par
la radio pour expliquer aux «harraga» que l'Europe ne vaut pas l'Algérie pour
eux. Avec un discours primaire, à la limite du surréalisme, l'invité et
l'animateur sont vite débordés par la colère contenue dans les appels des
jeunes. A Chlef, la canicule étouffe la ville avec ses pics à 48 et 50 degrés à
l'ombre. L'eau courante est rationnée et les coupures électriques n'arrangent
en rien les choses. Sur les ondes de la radio locale, les responsables de
Sonelgaz expliquent qu'il n'y aurait pas de coupures et délestages si la
société pouvait trouver des terrains pour construire des transformateurs. A
bien comprendre, l'Etat ne peut ni acheter 20 mètres carrés et encore moins
exproprier pour utilité publique. «Merde ! Hurle Benali, mon voisin d'immeuble,
pour l'eau j'ai placé une citerne sur mon balcon, mais pour l'électricité que
dois-je faire ? Un groupe électrogène sur le toit ?». Dans ce climat de soif et
de chaleur, le ministre de l'Hydraulique, Abdelmalek Sellal, est appelé en
renfort. Il affirme que l'eau courante sera disponible dans pratiquement toutes
les villes d'Algérie... bientôt. «Cela fait plus de 15 ans que les ministres
nous promettent que nous aurons de l'eau courante H/24 l'année prochaine.
Pourquoi dois-je y croire cette fois-ci», me déclare Djillali, un autre voisin.
Puis, Mustapha arrive et rappelle: «Vous n'avez qu'à payer l'agent chargé
d'ouvrir la vanne principale de la cité et vous aurez de l'eau autant que vous
voulez.» En fin de journée, l'ouvrier en question, la grande clé carrée qui
ouvre la vanne sur l'épaule, nous salue. Il a un air fatigué, éreinté même. Je
saisis l'occasion pour lui demander de nous dépanner ce soir. Contre une
gentillesse, nous avons pu nous laver, étancher notre soif et remplir quelques
jerricans de secours. Je venais de commettre mon premier acte de corruption
dans l'Algérie de 2009. J'ai quelques peurs pour cet employé en vous rapportant
ce fait. Sa hiérarchie est capable, en lisant ces lignes, de le mettre à la
porte pour lui faire porter la responsabilité de la sécheresse de toute la
vallée du Cheliff. Le lendemain, je pars pour Ténès, distante de 50 km de
Chlef. Il y a beaucoup de monde. La «Guinguette», l'unique plage de la ville,
est noire de monde. Surtout la gent masculine et les enfants. Les jeunes filles
et femmes contemplent le rivage sous les parasols. Dardées par des rayons de
soleil à 50 degrés, certaines craquent et se jettent habillées de robes ou de
djellabas sur les vagues bleues et blanches. En début de soirée, je rencontre
un ami de Bruxelles, chercheur universitaire de son état, Abderrahmane Aben. Il
me fait visiter son appartement situé sur la «Marina», alimenté en totalité par
de l'énergie solaire. Le système est installé sur sa terrasse. «J'ai plus rien
à voir avec Sonelgaz pour l'électricité», me dit-il. Puis il me parle de sa
proposition de vouloir alimenter, gratuitement, tout l'immeuble de quatre
étages. Sur son balcon arrière, il me fait découvrir une autre de ses
inventions: la poubelle écologique, faite de récupération de vieux pneus de
voitures. Les ordures récupérées deviendront engrais. «Il y a beaucoup de
saleté sur les plages et ailleurs. Avec mon système qui ne coûte rien, les
communes vont gagner et sur le plan de l'hygiène et sur celui des finances»,
estime-t-il. Sauf qu'il attend depuis longtemps un agrément ou un intéressement
des autorités locales. A la nuit tombante, le miroitement des lumières sur le
rivage change brusquement toute l'atmosphère de la ville. La tension baisse et
le boulevard longeant la plage est envahi par les familles et les promeneurs à
la recherche de la fraîcheur du soir. On voit plus les «saletés». Quelques
familles dînent sur la plage.
Une prière pour ramadan
Trois jours plus tard, je remonte vers Alger pour revoir mes amis
journalistes à la Maison de la presse «Tahar Djaout». A l'entrée de l'édifice,
l'agent contrôleur n'estime pas, à la vue de ma carte de presse, me donner de
badge d'accès. Puis il m'interpelle au dernier moment: «Vous savez, ceci est
interdit», me dit-il en pointant son doigt sur ma ceinture. Etonné, je lui
demande de quoi il s'agit. «De votre short bermuda, monsieur, il arrive à peine
à hauteur des genoux !». Au siège du journal El Watan, je raconte l'anecdote à
un ami et collègue, Tayeb Belghiche. «Ils inventent d'eux-mêmes des lois, ces
agents d'accueil ! Ca va pas ou quoi ? Je toucherais un mot au directeur de la
Maison de la presse», me rassure-t-il. Dans la cour, je rencontre un très ancien
ami, Tayeb Mecheri. Après plus de 35 ans dans la diffusion de la presse, je le
découvre gérant du quotidien «Le Jeune Indépendant». Mecheri a toujours eu la
pêche et plein d'espoir dans la vie. «Tu vois, la plupart des jeunes
journalistes vivent difficilement leur métier. J'ai l'impression qu'ils sont
déjà fatigués. Ce n'est plus les années 70 et 80, mon ami. J'ai l'impression
qu'ils manquent de conviction et d'espérance pour ce qu'ils font.» Le soir, sur
le port de Sidi Fredj, je me laisse aller à la balade dans une marée humaine.
Au matin, à court d'argent, je pointe à la banque BDL de Staouéli pour un
retrait. Après 4 heures d'attente, le préposé au guichet me fait payer 702 DA
pour frais de fax. Mon agence BDL se trouvant à Chlef. Je lui fais remarquer que
j'ai payé pour la même opération quelques jours auparavant 70 DA, à l'agence
BDL d'Alger-centre, Emir Abdelkader. «Chacun fait comme il l'entend», me
répond-il.
Le jour de mon départ vers
Bruxelles, ma pensée s'est perdue dans un labyrinthe. Que faire ? Pourquoi
cette impression d'anarchie et de désespoir surtout chez les jeunes ? Pourquoi
les intellectuels ont-il perdu tout esprit d'observation, d'analyse et
d'implication ? Pourquoi même ceux qui sont à l'abri du besoin, voire riches,
n'ont-ils plus la joie de vivre ? Enfin, pourquoi les légendes, les contes pour
enfants, les miracles ont-ils remplacé la rationalité, la science et la logique
? La veille de mon départ, je rendis visite au saint patron de la ville de
Chlef, Sidi M'hamed Benali, sur les monts de Medjadja. Le guide de la zaouïa a
tenu à me montrer l'arbre planté devant le mausolée du saint par le président
Bouteflika. Une plaque commémorative rappelle la date de la visite du chef de
l'Etat. Puis il me fait découvrir la construction de l'édifice de la zaouïa.
«L'entrepreneur qui a fait les fondations de base a empoché 500 millions de
centimes. Nous avons, grâce aux dons, fini les gros oeuvres. Depuis, plus rien,
nous n'avons plus l'argent nécessaire pour finir la médersa», m'explique-t-il dépité.
Des monts de Medjadja, je
contemple la vallée du Cheliff. Aride et silencieuse. La ville, elle, écrasée
sous un soleil assommant, est inerte. De Bruxelles où je rédige ces quelques
notes de voyage, je pense encore aux paroles du guide de la zaouïa: «Prions
pour que le mois de ramadan rappelle aux gens de la ville - ahl el blad - la
générosité.» A Chlef, Alger, Oran ou Mostaganem, personne ne m'a laissé croire
qu'il accueille le mois de ramadan avec sérénité, joie et bonheur comme
autrefois. Les gens craignent ce mois de ramadan 2009 tant il est difficile
pour beaucoup de chefs de famille d'y faire face.
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Posté Le : 22/08/2009
Posté par : sofiane
Ecrit par : M'hammedi Bouzina Med
Source : www.lequotidien-oran.com