Algérie

Les harraga : chasser les mythes



Il importe de chasser deux mythes. Le premier, est considérer les harraga comme des «marginaux» de la société prêts à tout pour la quitter. Une thèse douteuse qui les présente comme des extra-terrestres, vivant dans leur petit monde, que le pouvoir tente en vain d'éradiquer par la répression, en activant l'enfermement carcéral. Or, à bien observer la société, le phénomène des harraga se propage à des degrés divers et sous d'autres formes plus voilées.

 Il recouvre des visages différents. Sauf que ceux dont on parle plus, agissent frontalement, avec le courage en plus, pour crier leur déni de la citoyenneté. Ils disent tout haut, ceux que les autres pensent tout bas. Ils agissent, dans une logique du risque, alors que certains investissent des réseaux socialement plus proches du système, leur permettant de s'installer aisément à l'étranger, dans la discrétion grâce à leurs appuis. D'autres privilégient le marché matrimonial, pour « brûler », à leur manière, les frontières, sans occulter tous ceux qui se construisent des statuts d'exilés politiques. L'envie de partir ailleurs, ne représente pas un phénomène à la marge. Il se construit dans les différents pans de la société, selon des stratégies et des scénarios multiples et profondément inégaux.

 On est en face de harraga à plusieurs vitesses. Les premiers, dépourvus de capital relationnel, usent de tous les moyens de fortune pour fuir la mal-vie et le « vide » dans un système rentier et paternaliste qui ne leur pardonne pas de remettre en question tout l'édifice idéologique construit autour du « bon peuple uni ». C'est la tâche noire qu'il faut se précipiter à effacer pour taire les raisons profondes de la fuite de ces jeunes de statuts diversifiés. Ils constatent que leur vie part en friches. Ils ne représentent pas grand-chose. « Nous sommes rien », disent-ils. D'autres, au contraire, dont on parle peu, quittent la société sur du velours. Les ressources financières et relationnelles ont été mobilisées sans contraintes, avec l'assentiment de ceux qui n'hésitent pourtant pas à se transformer en « nationalistes » purs et durs, mais uniquement quand il s'agit des « autres ».

 Le deuxième mythe qu'il importe de chasser est l'ignorance feinte ou calculée des responsables politiques, sur les raisons du phénomène des harraga. Le discours politique devient paradoxalement fataliste face à un phénomène qui concernerait, dit-on, pour nous consoler, tous les pays africains, oubliant de noter que l'Algérie n'est pas un pays à faible revenu. Qu'on le veuille ou non, la signification politique du phénomène harraga traduit l'échec des décisions prises et des actions entreprises à l'égard de ces jeunes.

 Il est trop facile d'imputer tous nos problèmes à la bureaucratie, pourtant façonnée par une pratique politique opaque, plus inquiète pour son image sociale et le maintien de l'ordre, que par un mode régulation rigoureux, décentralisé et mis en débat dans la société.

 En l'absence de reconnaissance politique des différents groupes sociaux, les jeunes soient souvent contraints d'user « de paroles de pierres » (Merklen, 2006) ou d'embarcations de fortune au péril de leur vie, pour contester le mode de gestion politique de la «cité».

 Faut-il que l'intérêt particulier soit si prégnant et structure politiquement la société, pour se taire face à la mort de jeunes qui revendiquaient uniquement le droit de pouvoir vivre dans la dignité ?



Référence bibliographique

Denis Merklen, Paroles de pierre, images de feu », revue Mouvements, n°43, janvier 2006.






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