Groucho Marx a
toujours été mon préféré des Marx Brothers. Une de ses blagues pointe du doigt
l'échec de l'idéologie – la religion dogmatique – infligée à notre pauvre monde
par son homonyme, Karl.
Groucho demanda
un jour : « Qui allez vous croire, moi, ou vos propres yeux ? » Pour des
milliers de citoyens des pays communistes au XXème siècle, le « moi » dans la
question se réfère au dictateur ou à l'oligarque qui gouverne d'une main
totalitaire ou autoritaire. Ce que vous pouviez voir de vos propres yeux
n'avait aucune importance. Il vous fallait accepter que le monde était tel que
l'on vous le décrivait. La réalité était celle que le parti au pouvoir vous
décrivait.
Le successeur désigné de Mao Tsé Toung en
Chine, Hua Guofeng, a élevé la chose à une forme d'art. Il était connu pour son
« quoique-se-soitisme.» Le Parti et le peuple devaient suivre fidèlement les
ordres de Mao, quoiqu'ils fussent.
Groucho a posé deux problèmes insurmontables
pour les « quoique-se-soitistes » du communisme. En premier lieu, vos propres
yeux et votre raison suffiraient à vous faire prendre conscience que l'idylle
communiste – le déclin de l'Etat et le triomphe sur le besoin – n'arriverait
jamais. Le communisme, comme l'horizon, était toujours à portée, mais sans
jamais pourtant pouvoir l'atteindre. Il serait intéressant de savoir combien de
ceux qui sont inscrits à l'Ecole Centrale du Parti à Pékin, la principale
institution éducative du parti, estiment que l'état chinois serait sur le point
de se déliter, ou même que cela ne puisse jamais arriver.
Le second aspect de la question de Groucho
était que les citoyens de la plupart des pays communistes apprirent très tôt
que la perte de liberté dont ils souffraient n'était pas compensée par une plus
grande prospérité ou une meilleure qualité de vie. Plus les Russes, les
Polonais, les Tchèques et tous les autres entrevoyaient le style de vie des
démocraties occidentales, plus ils remettaient en question leur propre système.
Dans son brillant ouvrage, Avènement et chute du communisme, Archie Brown
montrait comment ses différents déplacements à l'étranger avaient permis à
Mikhaïl Gorbatchev de prendre conscience de l'échec de ce système dans lequel
il avait vécu toute sa vie.
Dans la sphère politique, donc, la raison a
trompé à la fois la confiance en un but inatteignable et l'aveuglement sur les
conséquences de sa poursuite. Les états autoritaires tels que la Chine et le
Vietnam survivent, mais ce n'est pas grâce à leur engagement dans le
communisme. Leur légitimité repose sur leur capacité à garantir la croissance
économique par un capitalisme d'état.
Les démocraties, bien sûr, permettent aux
citoyens de recourir à leur raison propre pour faire des choix déterminés sur
ce que leurs yeux voient. Lorsqu'un gouvernement vous déplait, vous pouvez
débarquer les coquins sans pour autant renverser l'intégralité du système. Le
changement peut arriver de façon évolutionniste, et non révolutionnaire. Mais
il ne faut pas croire pour autant que tous les débats qui prennent place dans
les démocraties sont toujours basés sur la raison, ou que les démocraties nous
rendent plus rationnels.
Parfois la raison l'emporte. Il semble que ce
fut le cas lors des dernières élections indiennes et, aux États-Unis,
l'élection de Barack Obama fut aussi un moment totalement rationnel. Mais la
raison ne semble pas être à l'ordre du jour dans le débat sur la réforme de
santé aux États-Unis.
Les observateurs étrangers, et même ses
admirateurs, se sont souvent demandé comment le pays le plus mondialisé du
monde – un continent dont la population est constituée de multiples origines –
peut faire preuve d'autant de singularisme irrationnel sur certains sujets. La
loi américaine sur les armes à feu nous laisse dubitatifs. L'hostilité de
l'Administration américaine face à la science, lors du premier mandat de George
W. Bush, fut une source d'étonnement, surtout en ce qui concerne sa position
vis-à-vis des changements climatiques et de la théorie de l'évolution de
Darwin. Les résistances face à la réforme de la santé nous effarent tout
autant. Nous savons que malgré sa grande richesse, et la qualité
révolutionnaire de sa recherche médicale, le système de santé américain est
lamentable. Il est excessivement cher. Ses coûts dépassent les plans
d'assurance santé professionnels. Les pauvres sont sans protection. Trop de
malades restent sans soins. Dans l'ensemble, les statistiques de la santé sont
plus mauvaises que celles de la plupart des pays comparables.
Pourtant, les tentatives d'Obama pour
réformer la santé se trouvent confrontées à une opposition hystérique. Ses
propositions reviendraient, selon certains, à ce que l'état assassine ses
vieux. Ils seraient sur le point de faire entrer le communisme soviétique aux
États-Unis, comme c'est apparemment le cas au Canada et en Grande Bretagne,
avec leur système de santé financé par l'état. Le communisme à Toronto et à
Londres ? Ou plutôt un meilleur système de santé, plus économique et plus
fiable pour tous ?
La raison traverse des temps difficiles ces
temps-ci aux États-Unis. Ce n'est peut-être pas une coïncidence si Groucho Marx
était un citoyen américain. Ce qui est sûr c'est que la manière avec laquelle
une société traite ses malades, ses nécessiteux et ses personnes âgées est
suffisamment importante pour mériter un débat sérieux et réfléchi basé sur ce
que l'on peut vraiment voir avec nos propres yeux plutôt que sur des préjugés
partisans mal informés.
Traduction
Frédérique Destribats
* Président de
l'université d'Oxford et membre de la Chambre des lords britannique
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Posté Le : 18/02/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Chris Patten *
Source : www.lequotidien-oran.com