Le Professeur Mérouane Debbah dirige la Chaire Alcatel-Lucent sur la Radio Flexible à SUPELEC (Grande d’Ecole d’ingénieur à Paris spécialisée dans les technologies). C’est la première chaire d’enseignement et de recherche sur la « Radio Flexible » en France. Ce brillant jeune chercheur algérien, normalien, est un spécialiste de la théorie de l’information et a reçu plusieurs prix pour la qualité de ses travaux. Il tente actuellement de montrer que l’espace pourrait un jour remplacer le spectre hertzien en termes de ressources. Il a choisi de nous répondre sur ses travaux et l’avenir des réseaux sans fils.
Pouvez-vous nous décrire un peu mieux en quoi consiste la radio flexible?
Le concept de radio flexible jouera un rôle essentiel dans les communications mobiles de demain. Il consiste à reconfigurer les systèmes radio par logiciel et de manière dynamique, afin de faire cohabiter les nombreux standards de communication actuels et à venir (par exemple la 3G, le WiMAX et le LTE, Long Term Evolution) au sein d'un même équipement, d'optimiser l'utilisation des ressources radio, et de réduire le matériel spécifique et les interventions sur site. Dans un sens plus large, nous parlons de « réseaux radios intelligents » capable de s’auto-configurer et d’exploiter les degrés de liberté du medium radio, dans une logique de télé-communications. La flexibilité vient ici de la capacité à s’adapter en fonction de l’environnement.
Pouvez-vous être plus concret ?
Effectivement, cela peut vous paraitre abstrait mais prenons un exemple plus concret pour illustrer mes propos. Il existe de grandes similarités entre les réseaux de télécommunications et les réseaux au-routiers. Typiquement, si vous remplacez l’infrastructure routière par une infrastructure de télécommunication (câbles, stations de base) et les voitures par des usagers émettant/recevant des bits d’information, vous obtenez un réseau de télécommunication. Il est apparu très tôt qu’il fallait des technologies capables de gérer le réseau pour assurer la sécurité, la fiabilité et les demandes en termes de temps de parcours des usagers, sans quoi, nous arrivions rapidement à des réseaux anarchiques. Cela s’est fait au cours du temps à travers un certain nombre de standards figés (le code de la route en l’occurrence…i.e feux de signalisation…) acceptés et appris par tous. Il apparaît aujourd’hui clairement que des réseaux flexibles permettraient de mieux répondre aux demandes des usagers et de personnaliser leurs requêtes. Typiquement, la nuit, il serait souhaitable, si un automobiliste est seul dans un carrefour et que le réseau puisse détecter cela, de le faire passer en priorité (le feu rouge devenant vert) au lieu d’une attente interminable. Nous parlons dans ce cas de réseaux cognitifs. Dans la journée, le réseau peut également faire varier les nombres de voies sur l’autoroute en fonction du trafic prédit. Pour sécuriser le réseau, la texture de la chaussée (en passant de lisse à rugueuse) pourrait également se modifier pour ralentir les automobilistes rapides. Enfin, dans le cas de voitures électriques, la chaussée pourrait récupérer l’énergie cinétique de certains véhicules pour la redonner à d’autres véhicules plus lointains en panne d’énergie par contact avec les roues. Cela réduirait une infrastructure onéreuse de pompes à essence…Nous parlons dans ce cas là de réseaux flexibles intelligents et voyons immédiatement les potentialités d’un tel réseau capable de faire transiter de l’information et l’énergie en toute transparence. C’est exactement l’objet de mes travaux de recherche…créant un réseau dont la texture changerait de manière opportuniste.
Mais même avec toute l’intelligence du monde, ne serons nous pas limités par la physique, infrastructure routière en l’occurrence pour le réseau routier ou énergie et spectre pour les réseaux de l’information ?
Malheureusement, c’est ici que s’arrêtent les analogies et j’espère également vous démontrer pas des mots simples que le spectre peut devenir très abordable dans le futur.
Il est toujours formateur en sciences d’étudier et de comprendre l’histoire de la démarche scientifique. Dans le cas des réseaux de télécommunications, nous sommes passés par plusieurs générations de standards, typiquement la 2G qui correspond au GSM puis la 3G qui correspond à l’UMTS puis la 4G à travers les standards tels que Wi-MAX et LTE. Dans chaque cas, nous sommes passés par des technologies spécifiques du type TDMA (Time Division Multiple Access…pour le GSM) puis le CDMA (Code division multiple access pour l’UMTS) et l’OFDM (Orthogonal Frequency Division Multiplexing) pour le Wi-MAX/LTE.
Pour illustrer les nuances entre ces différentes techniques d’accès, considérons une grande salle et un nombre important de personnes désireuses de communiquer par paires entre elles, on les appellera des couples même si elles ne le sont pas forcément! Les couples veulent se parler entre eux et ne sont pas du tout intéressés par ce que disent les autres personnes. Afin que ces conversations puissent avoir lieu, tentons de définir les différentes possibilités pour chaque conversation.
Appliquons tout d’abord l’analogie aux systèmes d’accès multiple par accès de fréquence (ou OFDM qui est une version plus avancée dans le Wi-MAX/LTE). Ce système peut-être représenté par la construction de murs au sein de la salle, créant ainsi plusieurs petites salles (la construction des murs a d’ailleurs un cout qui correspond au spectre acheté). Chaque couple entrerait dans une salle et pourrait se parler sans être gêné par les discussions des autres couples.
Dans un système d’accès multiple par répartition de temps (TDMA dans le cas du GSM), chaque couple parlerait dans la grande salle chacun à son tour. Chaque couple aurait le droit de parler une vingtaine de secondes pendant lesquelles les autres couples se tairaient. Ils s’échangeraient ainsi le temps de parole à tour de rôle.
Dans le contexte d’accès multiple par répartition par code (CDMA dans l’UMTS), chaque couple parlerait une langue différente. Les couples peuvent parler en même temps de n’importe quel endroit de la salle. L’analogie réside dans le fait que les langues sont ici les codes. De plus, on suppose que les couples ne comprennent pas les langues des autres couples. Le langage apparaît ici comme un filtre si bien que les français ne peuvent pas comprendre la conversation du couple allemand ou celui de l’espagnol voisin. Cette technique a bien sûr des limites puisque nous ne pouvons plus ajouter de couples dès lors que le bruit ambiant généré par les autres discussions devient trop important (pour s’écouter) ou que plus aucune nouvelle langue n’est disponible. C’est ce qui nous arrive d’ailleurs dans les systèmes 3G et ce qui est à l’origine du retard pour son déploiement.
Mais ceci ne nous dit pas comment arriver à communiquer sans partage de ressource et ne plus acheter du spectre (le pétrole) supplémentaire, ce que vous prétendez?
Pour revenir à votre question, revenons aux fondamentaux des télécommunications. Pour servir les usagers, nous avons mis en place des infrastructures munis d’antennes (les stations de base que vous voyez sur les bâtiments). Il est apparu évident que pour mieux servir les utilisateurs, il fallait augmenter le nombre d’antennes mais en contrepartie, cela aboutissait à des interférences nuisibles au bon fonctionnement du réseau. Nous avons alors décidé de réduire les interférences en construisant des murs virtuels (avec un cout non-négligeable…l’achat de fréquences différentes pour chaque technologie) pour se protéger. Malheureusement, le mot interférences est une malencontreuse terminologie surtout lorsqu’elle n’est pas naturelle mais générée par l’homme. Les réseaux mobiles flexibles considèrent au contraire l’interférence comme un signal utile que l’on peut exploiter et construisent des ponts entre les systèmes. Ainsi, plus il y a d’interférences, plus il y a de câbles virtuels que nous pouvons utiliser pour faire transiter l’information vers les utilisateurs. Les auto-routes sont créées par les utilisateurs. De manière surprenante, les réseaux flexibles ne considèrent pas les ressources comme un « gâteau à partager » mais au contraire voient leur capacité augmenter par la présence utilisateurs. Plus il y a de nœuds, plus grande est la capacité car d’un seul coup, plus d’autoroutes virtuelles sont créées. Elles pourront également s’auto-configurer selon les différents utilisateurs. On peut montrer qu’en théorie, ces réseaux n’ont aucune limite à part la densité spatiale (une différence importante subsiste néanmoins avec les réseaux totalement ad-hoc sur lesquels je n’insisterai ici). Nous pouvons effectivement sur une bande de fréquence donnée, avoir une capacité quasi-infinie…quasi-infinie car l’espace disponible nous limitera à un certain moment.
Pour revenir à l’exemple des couples, si les gens sont ASSEZ intelligents et ont un processeur suffisamment rapide pour apprendre/comprendre toutes les langues en même temps, la conversation de mon voisin, lorsque je parle, n’est plus un bruit mais de l’information que je peux aider à faire transiter. Plus personne n’a besoin de crier et nous pouvons tous discuter sereinement. Et plus il y aura de gens, plus d’opportunités de conversations se présenteront.
Mais ceci est extrêmement complexe à mettre en œuvre…
Faire fonctionner les réseaux flexibles n’est effectivement pas une mince affaire d’autant que les échelles de temps (en raison de la mobilité des utilisateurs) sur lesquelles tout ceci se déroule sont extrêmement rapides. Cela nécessite des compétences inter-disciplinaires remarquables dans la mesure où il faut arriver à exploiter et démêler les nombreux fils virtuels. Cela nécessite des compétences :
1)En physique des composants/antennes larges bandes/électroniques et reconfiguration dynamique
2)Des compétences en mathématiques pour modéliser et optimiser ces systèmes complexes avec de multiples interactions. Les outils avancés de la théorie des nombres aux techniques des matrices aléatoires ou la théorie des jeux sont utilisés. La chaire est d’ailleurs devenue une référence dans l’application de ces outils aux télécommunications sans fils.
3)Enfin le tout reste englobée par une nouvelle théorie de l’information et des communications adaptée.
Comment vos travaux vont impacter les usagers ?
Les réseaux mobiles flexibles représentent une rupture technologique visant de très hautes efficacités spectrales au-delà des limites actuellement connues. Les bénéfices seront variés et toucheront de multiples acteurs:
0) les utilisateurs finaux ou « les usagers » tel que vous le dites qui auront accès, de manière fluide, à la meilleure technologie et à beaucoup plus de services mobiles simultanément avec une qualité de service sans commune mesure avec ce qui existe. Il est important d’insister sur le fait que tout cela se fera de manière transparente pour les utilisateurs.
1) Mais également les opérateurs avec des plateformes flexibles permettant des stratégies de déploiement « plug and play », la configuration ou la mise-à-jour de logiciels à distance. Ceci permet des déploiements et reconfigurations rapides sans que l’ingénieur n’ait besoin de se déplacer sur le terrain. Tout se fait à distance et de manière intelligente. Souvent, le réseau lui-même effectuera les changements nécessaires en « apprenant » les besoins des utilisateurs. De plus, ceci générera une augmentation significatrice de la capacité de leur réseau mobile à travers l’optimisation des ressources radio partagées en fonction du service délivré;
2) Enfin, et c’est le point crucial dans une période où le spectre devient une ressource rare, les autorités de régulation et l’écosystème des télécommunications bénéficieront d’une meilleure utilisation du spectre dans des réseaux très denses.
Pourquoi un industriel tel qu’Alcatel-Lucent s’est investi dans vos travaux?
L’innovation est au cœur du métier d’Alcatel-Lucent. Cela se traduit par l’excellence de leurs centres de recherche dans le monde, les Bell Labs qui ont toujours su au cours de l’histoire s’investir dans des projets innovants. Nous n’avons guère plus besoin de préciser le nombre impressionnant de découvertes issues des Bell Labs tel que le transistor/le système UNIX ou encore le nombre de prix de Nobel issus de cette « institution ». De plus, les Bell Labs possèdent une longue histoire dans le domaine des réseaux flexibles qui remonte à Shannon (ancien chercheur des Bell-Labs et fondateur de la théorie de l’information en 1948). Dans ses premiers travaux, Shannon décrivait déjà les premiers appareils cognitifs ainsi que les développements théoriques des machines flexibles dans des cas simplistes. D’ailleurs, déjà en 1951, il développa comme prototype une souris mécanique dénommée Theseus considérée par beaucoup comme le premier développement connu de « device intelligent ». Tout comme cette souris intelligente, mes recherches actuelles ont pour but de développer des réseaux intelligents à une plus grande échelle en prenant en compte des problèmes bien plus complexes.
Comment les étudiants algériens peuvent-ils en bénéficier?
Le domaine de la radio flexible nécessite une capacité à manipuler, traduire et synthétiser en modèles mathématiques des concepts abstraits, tout en étant capables de prendre en compte la physique et les technologies sous-jacentes ; ce qui nécessite de solides bases théoriques et pratiques. De ce point de vue, l’Algérie est bien placée. Contrairement à beaucoup de pays, nous avons l’avantage d’avoir une école qui forme des étudiants possédant une forte capacité d'abstraction, excellente en mathématique ce qui est primordial pour la modélisation de ces réseaux. Ce domaine peut-être un remarquable vecteur de rayonnement pour l'industrie algérienne sans compter le prestige et l’ascenseur social pour nos étudiants.
-
Votre commentaire
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Posté Le : 27/11/2011
Posté par : merouanedebbah