Algérie

Les frères ennemis


Quelque temps après le décès de leur père, puis de leur mère, Smaïl et son frère Rachid décidèrent d'un commun accord de vendre les terrains et la petite bâtisse qu'ils ont reçus en héritage.Smaïl, 24 ans, est marié à Aïcha, une femme caractérielle qui ne mâche pas ses mots. Ils ont deux garçons. Rachid, le second héritier, n'a que 19 ans. Il est encore célibataire au moment de cette prise de décision qui allait complètement bouleverser le cours de leur existence.
«Finis les harassants travaux à la montagne, à nous la belle vie !» se sont-ils dits. Mais avec l'argent récolté, ils ne purent s'acheter qu'une très modeste habitation dans un quartier populaire à Béjaïa.
De plus, ils vont très vite déchanter. Leur façon de se déplacer un peu balourde et leur langage de paysans ont été des handicaps qui n'ont pas facilité leur intégration en ville. Ils furent dès leur arrivée désignés sous les sobriquets peu flatteurs de bouseux, bergers et autres qualificatifs encore plus offensants.
Certains malotrus étaient si grossiers que cela obligeait souvent les deux frères à user de leurs poings pour faire taire les harceleurs les plus virulents. C'était leur première déconvenue. Ils n'arrivaient pas à comprendre cette méchanceté gratuite.
Il n'y avait pas que les mauvaises langues qui préoccupaient les deux montagnards, il leur faillait aussi trouver du travail rapidement. Ils ne pouvaient plus compter sur leurs champs à cultiver, leurs vache, chèvres, moutons et poules pour les nourrir comme au village.
Leur illettrisme offrait peu d'opportunités d'embauche. Pour eux, les seules tâches auxquelles ils pouvaient prétendre ici, ce sont des travaux de forçats, comme manutentionnaires, déménageurs ou dockers. Les charges ne seraient plus transportées sur le dos de leurs bêtes de somme mais sur les leurs. Le paradis qu'ils espéraient trouver commence à ressembler à un purgatoire.
Dans l'impossibilité de faire machine arrière, ils durent accepter leur triste sort. Ils retroussèrent les manches et optèrent pour décharger les bateaux au port. Robustes, courageux, besogneux et unis par une fraternité que tout le monde croyait indestructible, ils réussirent à survire et même à mettre de l'argent de côté en prévision du mariage de Rachid.
Généreux, magnanimes et ne refusant jamais de prêter main-forte aux voisins qui les avaient snobés et montrés du doigt au début, ils furent enfin acceptés et considérés comme de vrais citadins. Plus de moqueries ni de distinction entre les anciens résidents et les deux nouveaux venus. Quand Rachid tomba sous le charme de Soraya, une voisine qui l'a ensorcelée par sa beauté, la jeune fille aussi trouvait son voisin craquant et lui répondait toujours avec un sourire de connivence à partir de son balcon.
C'est le grand frère Smaïl et son épouse Aïcha qui sont chargés d'officialiser cette complicité partagée en allant demander la main de l'heureuse élue. Le père, après avoir consulté sa fille et sut qu'elle était ravie et qu'elle attendait avec impatience que son amoureux se jette enfin à l'eau, donna son accord sans aucune hésitation, tout en sachant que le prétendant ne roulait pas sur l'or, mais seul le bonheur de sa fille avait de l'importance à ses yeux. Le jour du mariage tous les voisins furent invités, la fête fut somptueuse. Les deux tourtereaux étaient aux anges ! Plus besoin de se cacher et d'avoir peur d'être surpris par un père ou un frangin irascible.
Avant l'arrivée de la nouvelle mariée, les deux frères faisaient caisse commune ; Aïcha, la femme de Smaïl, préparait à manger, faisait le ménage et lavait le linge de toute la petite famille. L'entente était parfaite.
En ce qui concerne les dépenses pour les factures, les achats de vêtements, de nourriture, de médicaments, c'était son mari qui s'en occupait. Son beau-frère, Rachid, gardait juste une petite somme de son salaire pour son argent de poche.
La maîtresse de maison pensait pouvoir garder les rênes de la maison ; quant à la nouvelle intruse, elle devrait se plier aux règles déjà établies. Les quinze premiers jours se passèrent sans incident, mais, peu à peu, Soraya commençait à trouver sa belle-s'ur trop autoritaire. Elle en parla à son mari, qui pria son grand frère de dire à sa femme de se montrer un peu plus souple et tolérante avec sa jeune épouse. Lorsque les griefs de Soraya à son égard lui sont rapportés, Aïcha devint folle de rage. Elle attendit impatiemment le lendemain matin le départ des deux hommes au travail et des enfants à l'école pour un tête-à-tête avec sa belle-s'ur. La remise à l'ordre fut orageuse.
- Ici, c'est moi qui commande et tu dois m'obéir, que cela te plaise ou non !
- Le seul qui peut me dicter ma conduite, c'est mon mari et personne d'autre.
- Dès que tu as mis les pieds ici, j'ai su que l'harmonie qui régnait allait voler en éclats. Sache que je n'ai toujours pas digéré ton comportement de dévergondée d'avant le mariage, tu n'arrêtais pas de faire des yeux doux et des sourires à Rachid depuis votre balcon pour l'envoûter.
Piquée au vif par ses paroles blessantes, Soraya répliqua méchamment.
- Je ne te permets pas de m'insulter, pour moi tu n'es qu'une paysanne qui sent encore la chèvre et qui ne connaît rien en séduction et amour entre deux êtres qui s'apprécient et veulent tisser des liens.
- Je suis fière d'être une paysanne et si, moi, je sens la chèvre, toi la citadine tu pus la sardine.
Les insultes plus offensantes les unes que les autres continuèrent de fuser des deux côtés durant toute la matinée. Elles ne s'arrêtèrent de s'invectiver qu'au retour de leurs maris.
A partir de ce jour-là, les hostilités étaient déclarées entre les deux femmes.
Chacune de son côté essayait de monter son mari contre le couple adverse. Désormais ennemis jurés, les reproches étaient presque identiques des deux côtés.
«Ils ont acheté cela en cachette, mangé cela, dit des méchancetés de nous aux voisins?»
Elles ont réussi en un laps de temps très court à semer la zizanie et peu à peu la haine entre les deux frères.
La rupture entre les deux couples étant devenue inévitable, une décision commune fut prise pour la séparation de la maison en deux parties égales. Une murette est aussitôt construite en plein milieu de la cour pour permettre d'ériger deux portes d'entrées. Plus de caisse commune et même plus aucun contact entre les deux familles et cela même durant les fêtes religieuses ou autres évènements. Malgré cette brutale division, les choses continuèrent à s'envenimer chaque jour un peu plus afin d'occulter toute réconciliation ou retour en arrière.
La haine allait atteindre son paroxysme le jour où Aïcha rapporta à Smaïl que leur belle-s'ur a traité leurs deux fils de sales petits paysans bouseux mal éduqués parce qu'ils ont osé jouer devant sa porte. De douloureux souvenirs vinrent submerger la mémoire du mari qui, blême, se rappela le rejet dont ils ont été victimes son frère et lui en arrivant en ville.
Qu'une femme de sa propre famille se permette d'être aussi insultante envers ses enfants lui fit perdre momentanément la raison. Tel un somnambule et ne sachant plus ce qu'il faisait, il enfonça la porte de son frère, pénétra dans son territoire et gifla Soraya violemment.
Au retour du mari de cette dernière, et après avoir pris connaissance des faits très graves qui venaient de se dérouler chez lui, Rachid s'arma d'un couteau, sortit dehors et commença à insulter et à défier son frère aîné.
- Sort de chez toi espèce de lâche qui ose s'attaquer à une femme sans défense, ne te cache pas sous les jupons de ta sorcière, je vais te saigner comme un porc.
Le grand frère, lui aussi piqué au vif, prit son arme et voilà les deux hommes dans la rue décidés à s'étriper. Les enfants de Smaïl pleuraient, les deux femmes essayèrent de dissuader leurs époux respectifs de s'entretuer, les voisins hésitaient à intervenir dans ce duel fratricide de peur d'être blessés.
Le drame a pu être évité de justesse grâce l'intervention des policiers qui sont arrivés à temps et ce, après l'appel de l'épicier du quartier qui a eu le réflexe de les appeler dès les premières insultes de Rachid, bien avant la sortie de Smaïl de chez lui.
Les deux hommes furent menottés et embarqués, ils écopèrent tous les deux de trois mois de prison avec sursis, avec obligation à l'un deux de trouver une autre habitation très loin du domicile actuel.
C'est Rachid qui déménagea. Les deux frères ne s'adresseront plus jamais la parole et lors du décès de Smaïl, le jeune frère brilla par son absence. L'affront subi par sa femme l'avait marqué à jamais.
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