Frappés du merveilleux spectacle de la nature qui partout nous montre des forces secrètes toujours agissant et toujours se renouvelant, les premiers hommes chez lesquels l’intelligence et l’imagination commencèrent à prendre le dessus sur les facultés brutes de leur nature primitive durent s’imaginer l’existence d’êtres supérieurs ramenant les saisons, la nuit, le jour, présidant à la naissance, à la vie, à la mort des êtres, produisant enfin les phénomènes journaliers dont le spectacle inexpliqué étonnait ces peuples enfants. Mais comment se figurer ces êtres qu’il n’était point donné de voir ? Comment se les représenter, sinon sous une forme connue, tangible pour ainsi dire? Et quelle autre apparence leur donner que celle de l’homme hors de laquelle il n’était guère possible de rien tirer d’idéal ou en rapport avec l’idée préconçue? L’homme créa donc des divinités, des êtres supérieurs faits à son image, des dieux anthropomorphes qu’il doua de ses qualités et de ses défauts personnels et auxquels il donna ses goûts et ses habitudes, tout en leur reconnaissant un pouvoir infiniment supérieur au sien et capable de renverser l’ordre naturel des choses. De là ces esprits des bois, des grottes, des cavernes, des sources ; ces nymphes des fleuves, des rivières et des torrents; ces divinités sylvaines attachées aux chênes et aux autres arbres des forêts; ces nains gardiens des trésors antiques; ces géants qui se jouent des difficultés matérielles les plus extraordinaires; ces elfs et ces lutins qui la nuit dansent au clair de lune leurs rondes animées, tout en s’accompagnant de folles chansons ; ces fées, ces normes, ces moires, ces parques qui président à la destinée des mortels et les suivent dans la vie; ces génies de l’Orient qui obéissent aux ordres des magiciens et qui transportent par les airs, rapides comme l’éclair, les tours et les palais enchantés.
C’est donc partout que l’homme a placé ces êtres particuliers, nombreux comme les étoiles du ciel et dont il croyait entendre la voix dans le grondement de la foudre, dans le mugissement du vent, le frémissement de la forêt, le murmure du ruisseau ou l’harmonie de la nature en travail. Suivant ce que chacun de ces esprits était censé représenter, on lui attribua des goûts et des habitudes différentes ; le génie de la montagne fut terrible et menaçant, et pour armes on lui donna la foudre et les rocs arrachés aux pics altiers; tandis que l’esprit des eaux fut gracieux et doux, ordinairement une femme, une nymphe ou ondine aimant å se plonger dans le cristal limpide aux beaux jours ensoleillés de printemps ou d’été, à s’y jouer follement avec ses gracieuses compagnes, ne vivant souvent que pour l’amour et par l’amour.
Soit que toutes ces entités mythiques aient leur origine dans l’esprit même de l’homme et se produisent inévitablement dans des circonstances données, soit qu’elles nous viennent de peuples primitifs à l’imagination plus développée et plus portés à l’enfantement de ces croyances, il n’en demeure pas moins que les esprits de l’air, de la terre, des cavernes et des sources, les génies bons ou mauvais, se retrouvent dans la mythologie ou plutôt dans le fonds populaire de toutes les nations, aussi bien celles de l’antiquité que celles des temps plus modernes. Leur nom diffère bien, mais le caractère général est le même. A notre époque encore, nous avons sous nos yeux, dans les races sauvages de l’Afrique, de l’Amérique ou de l’Océanie, des hommes encore à l’état quasi primitif, qui nous reportent presque à l’enfance des races plus développées soit aryennes, soit sémitiques ou mongoles. Ces peuplades ont aussi leurs esprits supérieurs ou inférieurs, leurs génies, leurs lutins identiques aux nôtres. Et c’est là une preuve de plus contre les partisans de certains systèmes mythiques qui voudraient reporter aux Aryas seuls la conception primitive des croyances que nous possédons aujourd’hui.
Nous sommes en ceci de l’avis qu’exprimait il y a quelques années un de nos savants les plus infatigables, M. Henri Gaidoz, qui disait : « La croyance aux esprits, c’est-à-dire à des êtres surnaturels qui entourent l’homme à tout instant et dans tout objet, et dont il doit capter la bienveillance ou détourner la malveillance, est en effet la principale religion de l’homme à l’état de nature. Le culte des ancêtres et la sorcellerie en découlent naturellement. »
Mais, ainsi que nous le disions tout à l’heure, les divinités de ces peuples primitifs sont sœurs des nôtres ; elles peuvent varier par certains traits accessoires sans qu’on puisse se tromper sur leur parenté originelle. Ce sont toujours bien ces êtres du monde invisible dont Ménandre le Comique disait :
Adest autem viro cuilibet dœmon bonus.
Ut primum quis naseitur vitæ arcanus ductor.
Ils président à la vie de l’homme, de sa naissance à sa mort ; ce n’est pas pour eux-mêmes qu’ils sont créés mais pour nous; s’ils ont une vie propre, c’est à la condition de se mêler à la nôtre et de la conduire vers un but final, bon ou mauvais. Car les génies sont de ces deux sortes, ou amis des mortels ou leurs ennemis. Les Taïtiens ont des « Atouas » ou dieux inférieurs résidant sur la terre, rappelant les sylvains, les faunes, les Dryades, les Oréades qui ne sont pas toujours animés de bonnes dispositions pour les hommes.
De même les Esquimaux, les Polynésiens, les aborigènes de l’Amérique. Les peuples anciens, les Égyptiens, les Assyriens, etc., avaient aussi des divinités bienfaisantes à côté de divinités malfaisantes. Euclide et d’autres auteurs de l’antiquité affirment positivement l’existence de mauvais génies à côté des bons, théorie qui fut le principe de la religion de Zoroastre et que le christianisme aussi bien que l’islamisme admirent en principe dans la distinction qu’ils firent entre les noirs démons de l’Enfer et les anges célestes serviteurs de Dieu qui chantent aux pieds de Jéhovah, de l’Eternel ou d’Allah.
Les Romains et les Grecs avaient trouvé dans les croyances populaires la prodigieuse quantité d’esprits et de génies qu’on retrouve chez eux à chaque pas. Aussi les admirent-ils tous dans leur mythologie polythéiste, ce qui faisait dire au poète Prudence :
Quamquam, cur Genium Romæ mihi fingitis unum ?
Cum portis, domibus, thermis, stabulis soleatis
Assiguare suos Genios.
Chose assez bizarre en effet que de proclamer d’abord un génie spécial de la ville de Rome, puis d’admettre autant de génies particuliers qu’il y avait de portes, de maisons, de bains ou même d’écuries dans la capitale du monde ! Et ces nymphes, ces faunes, ces sylvains, ces dryades, ces esprits sans nombre dont sont remplies les œuvres des écrivains grecs et latins !
Les autres peuples indo-européens eurent également leurs dieux inférieurs. Chez les Slaves, les Samovily et les Judy, sortes d’esprits des lacs, de la mer et des montagnes. Chez les Scandinaves, les nornes, les walkyries, les trolls, les elfes. Chez les Celtes, les fées, un peu l’héritage commun des peuples indo-européens, mais qui, chez les Gaulois, prirent le profond caractère que nous leur connaissons. Les peuples germaniques eurent leurs nains, leurs géants, leurs gnômes ou esprits souterrains. Tandis que dans les races latines, ce furent les fées, les géants, les ondines, les orvals, et surtout les lutins qui exercèrent l’imagination du peuple, parfois même des poètes.
Nos lutins affectent mille et mille formes, dégagées bien souvent de l’anthropomorphisme primitif. Leur caractère est capricieux et malicieux. La plupart du temps ils ne sont ni bons ni méchants. Ils aiment courir par les nuits sereines, à la clarté de la lune ou des étoiles, par les bois, les bruyères et les landes. Ils dansent des rondes fantastiques au son de chalumeaux rustiques, de violons ou de flûtes, chantent de joyeux couplets et se réunissent sur le gazon autour de mignonnes tables chargées de mets délicieux et de boissons exquises. Si quelque ménétrier de passage les rencontre, vite ils l’entourent et ne lui laissent de repos qu’il ne leur ait joué quelque danse de son répertoire. Il est vrai qu’ils l’en récompensent magnifiquement et que le violoneux n’a pas à se plaindre de sa nuit perdue dans la société des petits êtres.
Mais gare au voyageur égaré dans la campagne. Les malicieux lutins lui jouent mille tours de leur façon, le perdent dans les marais, le font danser de force des rondes diaboliques, le rendent bossu ou le rouent de coups !
D’autres affectionnent les fermes isolées, prennent soin des bœufs ou des vaches et des chevaux, battent le beurre, rincent la vaisselle ou balayent la maison. Mais si on les irrite en leur donnant une veste rouge, adieu la tranquillité, l’abondance et le bien-être! Le lutin vient toutes les nuits faire un train d’enfer, embrouiller les écheveaux, briser la vaisselle, faire tourner le lait. Heureux encore s’il ne marque pas le bétail de taches noires qui le font mourir!
Parfois encore, c’est un petit animal qui vous passe le soir entre les jambes ou un feu-follet capricieux qui cherche à vous égarer; des bruits de chariots ou de voitures lourdement chargées ; des appels désespérés dans le lointain ; ou des apparitions horribles; ou des animaux sans tête ; ou des cavaliers qui passent au galop de leur monture et qui portent leur tête dans la main !
On le voit, nos croyances populaires sont à la hauteur de celles des autres peuples. N’allez pas dire à certains de nos paysans que ces petits êtres n’existent pas ; ils nieront bien toute croyance religieuse, les anges, le diable ou Dieu même, mais pour celle des esprits familiers, des lutins, des korrigans ou des goblins, ils vous soutiendront que non seulement ils vivent dans les fermes, les prés ou les bois, mais encore ils vous raconteront sérieusement nombre de démêlés qu’ils ont eus avec eux et où souvent ils ne jouent pas le plus beau rôle !
-
Votre commentaire
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Posté Le : 19/07/2021
Posté par : patrimoinealgerie
Source : quintessences.unblog.fr