Comme les myopes, qui ont des problèmes dans le discernement des formes éloignées, et les presbytes, qui éprouvent les mêmes difficultés pour ce qui est des objets trop proches, les « kivkivistes » sont ceux qui n'arrivent pas à discerner les différences qui existent entre les hommes, et ce, quelle que soit la distance. Pour eux, tout est kifkif ! Lorsque la « kivkivité » n'est qu'un banal incident de parcours dans une société solidement ancrée à ses repères, elle devient objet de plaisanteries, sujet d'anecdotes et thème d'amusements. Mais lorsqu'elle prend les proportions d'un phénomène social, d'une épidémie comportementale, alors elle devient un problème inquiétant, une déviation à prendre au sérieux et un symptôme des plus alarmants. Â Fondamentalement bâti sur la mauvaise comparaison, l'argumentaire des « kivkivistes » débouche volontairement sur des analogies biaisées et des déductions erronées. Il cherche à prouver un fondement à la logique aliénée qui veut que, sous prétexte que nous naissons égaux, nous soyons forcément pareils. Â Nous naissons tous à neuf mois (et encore !) et nous sommes tous (ou presque) dotés de la même morphologie, c'est-à-dire du même aspect extérieur, mais cela ne suffit cependant pas pour dire que nous sommes tous pareils car cela reviendrait aussi à dire, par exemple, que tous les arbres sont pareils. Qu'un cèdre n'a rien de différent d'un hêtre, qu'un pommier est pareil à un figuier ou que le palmier et l'abricotier, c'est kifkif. Mieux, on finira un jour par dire que tout ce qui sort du sol est pareil, hydrocarbures et eau seront alors kifkif. Â Malheureusement, le raccourci par les formes est devenu, chez nous, depuis quelques décennies déjà, une école de pensée qui a fait son chemin, terrassant du coup la richesse de la diversité et l'importance des différences. L'une des premières victimes est certainement l'Université qui, sous la pression d'un système en délire, a fini par loger tous ses enseignants à la même enseigne. Mais il en est de même pour tous les autres secteurs, sans exception aucune, où les hommes, malgré leurs différences en savoir, en capacité, en performance, en productivité, en motivation, en engagement... etc., sont considérés pareils, réduisant à néant tout ce qui peut justifier jusqu'à la différence des noms ! Â C'est cette conception de l'être humain, chez nous, qui a permis l'émergence de tous ces guérisseurs qui concurrencent hautement les médecins. C'est elle qui est derrière la prédominance des charlatans en politique, en sciences et, bien sûr, ailleurs. C'est elle aussi qui a fini par miner l'éducation, le commerce, la recherche, le sport et tous les métiers, du plus noble au plus humble. C'est cette manière exécrable de percevoir les mérites des uns et des autres qui a fait que la fausse roukya, exercée par de faux talebs, s'érige en thérapie attractive, c'est aussi elle qui a poussé, dit-on, certains médecins à pratiquer la hijama dans leurs cabinets. Après tout, si nous sommes tous kifkif, pourquoi pas ? Un médecin peut faire de la hijama et un exorciste peut exercer la chirurgie foetale... Pourquoi pas, sincèrement, du moment que des exorcistes se permettent de tracer les projets de société alors que les ingénieurs en génie industriel (ah, si l'on pouvait savoir à quel point il s'agit là d'une denrée si précieuse pour le pays !) vendent des cigarettes dans des tables de fortune ? Pourquoi pas, après tout, puisque notre statut d'êtres humains semblables, qui nous tient par la nuque, nous donne la possibilité de nous substituer les uns aux autres et, surtout, de nous prendre les uns pour les autres ?! C'est kifkif ! Â Pourquoi les muets ne se mettraient-ils pas à chanter les sérénades et les unijambistes à danser des valses ? Pourquoi les cancres du quartier ne s'amuseraient-ils pas à jouer Hamlet et les écrivains publics à rédiger des thèses de médecine ? Pourquoi les maçons ne joueraient-ils pas aux architectes et les gargotiers aux gastronomes ? Après tout, nous sommes tous pareils, n'est-ce pas ? Il ne suffit pas de porter une blouse blanche pour devenir médecin, certains boulangers, tous les coiffeurs et la plupart des charcutiers la portent aussi. Il n'est point suffisant de traîner un cartable et quelques stylos pour être enseignant, les facteurs ont, eux aussi, des cartables (bien plus grands d'ailleurs) et beaucoup de stylos. Â Les métiers s'apprennent. Ils requièrent des connaissances et de l'art sans aucun doute, mais ils exigent bien plus encore : le savoir-être et la culture. Les postes se méritent. Ils nécessitent loyauté et disponibilité, sans doute mais, bien plus, ils exigent d'abord compétence et intégrité. Les fonctions ne se distribuent pas à l'emporte-pièce, elles doivent aller là où elles ont le plus de chances d'être bien menées. Â La notion d'« actifs spécifiques » qui renvoie à ce qui n'est ni banal ni usuel ne peut pas être subjective. Elle est, nous semble-t-il, dans le domaine du choix des hommes, une appréciation, avant tout, sociale et donc grandement objective. Elle est donc, tout comme les compétences, une validation sociale. La spécificité des actifs humains diffère de beaucoup de celle des autres types d'actifs et ce n'est donc pas kifkif ! Elle ne peut résider en la longueur du souffle dans les applaudissements, ni en la capacité et la promptitude à dire oui sans, souvent, trop savoir à propos de quoi on a acquiescé. Â Lorsqu'une société, dans sa majorité, invalide une démarche, une politique et un système, justifier la reconduction des mêmes acteurs de cette démarche, de cette politique et de ce système par la spécificité des actifs, nous paraît trop facile comme raccourci. Et dire pourtant que les néo-institutionnalistes optent pour l'externalisation à partir du moment où le coût devient relativement élevé et ne justifie plus la décision d'internalisation. D'ailleurs, faudrait-il rappeler que la spécificité des actifs n'a jamais été, chez ses concepteurs, le seul élément à prendre en considération et que lorsqu'elle est faible, elle ne signifie plus rien ? Â La spécificité des hommes ne peut résider que dans leur compétence et leur intégrité. Elle ne se juge ni à l'applaudimètre ni au nombre de hochements de tête. Dans un pays comme le nôtre, où l'on s'évertue depuis toujours à tuer les aptitudes et à étouffer les hommes intègres, justifier le choix de l'incompétence par une quelconque spécificité c'est apprécier et défendre le fait que la pyramide des valeurs soit renversée comme elle l'est. C'est, aussi, accepter que lorsqu'on glisse, on ne tombe pas mais on s'élève et on hisse ! Et est-ce kifkif ? Â La « kivkivité » qui nous biaise le raisonnement, parce qu'elle tente souvent de justifier l'injustifiable, ne nous a menés nulle part et ne nous mènera nulle part, non plus. La preuve, le Forum Economique Mondial qui vient de publier son rapport nous a classés, dans le domaine de la compétitivité, bien loin derrière la Tunisie, le Maroc, la Mauritanie et même la Libye ! Dans un Maghreb arabe duquel la Libye a été maintenue à l'écart par un long embargo international injuste et où la Mauritanie a toujours été considérée comme une économie faible, la compétitivité de notre économie ne dépasse pas notre propre frontière ! Sur les trois grandes économies du Maghreb, nous sommes classés ou, plutôt, nous nous sommes classés cinquièmes ! A force de considérer que faciliter ou ne pas faciliter les procédures d'investissement c'est kifkif, à force de croire que les entreprises rentables et celles non rentables, c'est kifkif, et à force d'être persuadés que choisir les hommes sur la base de leurs compétences ou sur celle de leur douar c'est kifkif, nous nous sommes retrouvés les derniers dans la compétitivité alors que les Tunisiens, juste à côté, sans ressources et sans pétrole, se sont hissés à la tête du peloton. La kivkivité a tout dilué dans la médiocrité et l'à-peu-près. Elle a tout assaisonné au banal et à l'ordinaire. D'où nous viendrait donc une quelconque compétitivité ? Et dans quel domaine d'abord ? Des maux qui rongent notre pays, celui du penchant naturel du système en place pour le simple, l'ordinaire et le quelconque est certainement l'un des plus dangereux. La platitude des esprits et des actions a causé l'indifférence et la démission totale des Algériens, non seulement à l'égard du présent, mais aussi malheureusement, à l'égard de l'avenir. Mais d'où nous vient donc cette kivkivité ? Peu importe, du moment que tout est kifkif !ó
Posté Le : 21/06/2007
Posté par : sofiane
Ecrit par : Aïssa Hireche
Source : www.lequotidien-oran.com