Algérie

Les écrivains médiatisés gaspillent leur énergie dans des luttes d'ego



Les écrivains médiatisés gaspillent leur énergie dans des luttes d'ego
Retour sur les polémiques, qui ont marqué ces derniers mois le microcosme culturel algérien (littérature postcoloniale, implication des auteurs actuels, reconnaissance par le lectorat des écrivains majeurs, etc.)Ces dernières semaines, une polémique a agité le microcosme littéraire algérois, et même au-delà. Raison : la publication d'un «pamphlet», Les contrebandiers de l'histoire, où son auteur, Rachid Boudjedra, s'attaque violemment à des cinéastes et des auteurs accusés de «connivence» avec l'ancienne puissance coloniale.
Que vous inspire cette polémique qui remet au goût du jour la question sur la littérature post-coloniale (le statut de l'écrivain francophone, la réception des ?uvres en Algérie et à Paris, les rapports avec l'ancienne métropole) '
Je suis atterré de voir que des écrivains médiatisés et médiatisables gaspillent leur énergie dans des luttes d'ego, dans un «moimoiisme» stérile alors qu'ils pourraient et devraient profiter de leur popularité pour se rassembler pour faire entendre la détresse du peuple algérien. Alors que des mères quittent le pays en harraga, chargées de leurs enfants, que le salarié moyen n'arrive plus à subvenir à ses besoins, que l'école a pris un virage qui est fait pour détruire les enfants?, ces auteurs se déchirent dans des discours à forte tendance FLN (qui est plus Algérien que l'autre ').
Avant de renouveler la question du rapport de la littérature algérienne avec l'histoire coloniale et post-coloniale, cette polémique montre que les auteurs algériens vivent dans une Algérie mythique qui se construit en réponse aux mythes français. Elle montre aussi que les Algériens ont toujours du mal à se tolérer les uns les autres.
On est dans une relation conflictuelle qui finit, à un moment ou un autre, par devenir meurtrière, fut-il symboliquement. L'accusation faite à l'encontre de Kamel Daoud, selon laquelle il aurait été un membre des GIA, est là pour prouver que la guerre civile n'est pas finie. Je pense aussi que cette polémique illustre l'appétit pécuniaire de certains entrepreneurs algériens. Je m'interroge en effet sur les motivations de l'éditeur de ce pamphlet qui n'en est pas à son premier ouvrage sur Kamel Daoud et, si je devais me fier à ce que j'ai lu de ces ouvrages, il n'existe aucune ligne éditoriale claire.
Tantôt tombant dans l'invective, tantôt dans l'éloge, on peine à comprendre son positionnement vis-à-vis de l'?uvre de Daoud. On pourrait nous répondre que c'est le respect de la liberté d'expression. Je n'y vois pour ma part que des desseins qui visent à asseoir une renommée sur la popularité d'autrui (d'autant que l'écrasante majorité ? pour ne pas dire «tous» ? des auteurs publiés chez lui sont des personnalités connues : Saïd Saadi, Rachid Arhab, Salah Guemriche?).
C'est peut-être là ce qu'on pourrait appeler un «contrebandier de l'édition» qui fait dialoguer les Français (Quatre nuances de France) et s'étriper les Algériens. Rappelons que Rachid Boudjedra n'en est pas à sa première attaque contre des écrivains algériens. Il l'a fait contre Kateb Yacine et bien d'autres. Mais ce «pamphlet» - et c'est si malheureux de dire cela d'un écrit de Rachid Boudjedra ? n'a rien d'intéressant. Il n'y a aucune critique littéraire, il est plein de contradictions, notamment dans la partie réservée à Yasmina Khadra.
Lui-même tombe dans le travers qu'il dénonce puisque, considérant comme suspecte et comme preuve de corruption l'obtention d'un prix littéraire en France, il cite en modèle des auteurs français ayant parlé de l'histoire coloniale et obtenu le même prix. Il dénonce la falsification de l'histoire algérienne et remonte pour cela à la domination ottomane ? ce qui est courageux de sa part ? mais ignore les invasions arabes, nommées «al foutouhate», officiellement présentées comme un événement heureux dans l'histoire maghrébine.
L'éloge fait à Saïd Bouteflika, qualifié d'intellectuel, est là pour discréditer tout l'ouvrage et pour prouver que Kamel Daoud a raison de dire que l'éditeur manque de rigueur. C'est ce qu'illustre le dernier camouflet qu'est la décision de rééditer ce «pamphlet» en l'expurgeant de l'attaque diffamatoire contre le chroniqueur. Outre le fait de laisser passer des accusations graves et dangereuses, l'éditeur adhère ? puisqu'il le diffuse ? à un message politique (l'éloge du frère du chef de l'Etat) qu'il s'évertue à dénoncer par ailleurs.
En effet, comment peut-on s'inscrire dans la pensée de Frantz Fanon (encore une personnalité connue), dénoncer les «rentiers» qui empêchent l'émergence d'une Algérie démocratique et rendre un vibrant hommage à l'homme qui représente une décennie de règne où la corruption a atteint des sommets historiques ' Ce pamphlet et tout ce qui lui ressemble dans la vie algérienne illustre aussi notre conception primaire de la critique littéraire.
Il s'agit pour l'Algérien de détruire tout ce que fait un autre Algérien qui soit reconnu dans le monde. Boudjedra et d'autres aussi connus que lui pourraient dépenser leur énergie à parler des talents qu'ils estiment à la hauteur de leurs attentes. Ce serait une façon de les aider à se faire connaitre et donc à durer dans le temps, d'autant que l'écrasante majorité des journalistes algériens ne promeut que les «copains» quand ils ne se font pas sous-traitants de la critique française, puisque tout ce qui est médiatisé en France devient, pour cette seule raison, digne d'intérêt.
La littérature algérienne d'expression française, publiée ces dernières années, fait la part belle à l'exofiction. Pourquoi ' Effet de mode '
Il y a énormément d'espaces que la littérature algérienne doit explorer. Pour celui de l'exofiction, Salim Bachi s'y intéresse depuis le début de sa carrière et il le fait plutôt bien. Ce qui intéresse Salim Bachi de son propre aveu, c'est de se mettre à la place des personnalités qui ont fait l'histoire. On ne peut pas lui en vouloir pour cela. Mais ce qui est intéressant dans votre question est ce qu'elle pointe comme rupture dans l'histoire de la littérature francophone algérienne. Les auteurs des années 2000 ne se revendiquent plus des fondateurs Dib, Kateb, Mammeri ou de ce qui a été appelé la deuxième génération notamment Djaout. Quand ils le font, ils ne revendiquent qu'une filiation idéologique. Sans plus.
C'est peut-être là une raison qui motive les critiques acerbes de Rachid Boudjedra. Lui qui s'est évertué à tuer le «père» chercherait-il un fils spirituel ' La question mérite d'être formulée puisqu'il pose sa littérature, notamment le chef-d'?uvre qu'est La Répudiation, comme début et fin de l'audace littéraire en Algérie. Pour revenir à l'exofiction, c'est un phénomène dont l'essor actuel est digne d'une époque qui manque d'épopées. Il y a ceux qui rejoignent Daeshpour construire la leur, ceux qui construisent des empires commerciaux en partant de rien, ceux qui lisent les magazines people pour y trouver les gestes qu'ils désirent vivre et maintenant des écrivains qui s'inspirent des vies réelles qu'ils considèrent comme héroïques pour les ré-écrire et les proposer en modèles au public.
Le cinéma, qui a connu, depuis les années 2000, une large production de biopics à succès y est sans doute pour quelque chose. Il est des éditeurs et des écrivains ambitieux pour leur carrière qui sont à l'affût de tout ce qui peut leur attirer le grand public et imitent toutes les initiatives couronnées d'un succès. Il reste néanmoins curieux qu'Albert Camus soit la personnalité de référence pour les auteurs algériens, bien que les approches soient différentes, particulièrement d'un point de vue idéologique.
On peut avancer plusieurs réponses à cet intérêt. Outre la qualité de l'écrivain qui n'a pas volé sa renommée, il y a eu énormément de commandes passées par les milieux camusiens en France aux éditeurs et aux auteurs pour multiplier les créations littéraires et, ainsi, célébrer dignement le centenaire de la naissance de l'auteur français. Telle est la tradition en France, contrairement à l'Algérie où l'on a célébré le centenaire de la naissance de Mouloud Mammeri par un dépôt de fleurs sur sa tombe et un colloque international.
Toujours en ce qui concerne l'intérêt que portent les écrivains algériens à Albert Camus, on peut aussi avancer une explication politique et médiatique. Que ce soit en Algérie ou en France, il est «l'écrivain» qu'on s'arrache. Ici, il faut prouver qu'il est Algérien ; là, qu'il est un Français tolérant et amical à l'égard du peuple colonisé. Son pendant qui pourrait inspirer les auteurs algériens est censuré et oublié dans les deux pays : Jean El Mouhoub Amrouche, sans qui l'Algérie n'aurait probablement jamais acquis l'indépendance et qui est, à ce jour, le plus grand intellectuel que l'Algérie ait produit au XXe et XXIe siècle. La censure politique dont il est victime l'empêche de nourrir l'imaginaire collectif algérien.
Ces «recycleurs de personnages», comme on est tenté de les qualifier, ressuscitent des personnages de la période coloniale : Camus, Gide, Charlot... Sommes-nous condamnés à vivre éternellement cette période '
Il faut continuer à parler de la colonisation parce que cette période nous est encore peu accessible et nous vivons dans le trauma et les injustices qu'elle a laissés derrière elle. L'Algérie falsifie l'histoire et censure les personnages algériens, comme l'ENTV l'a fait avec le personnage d'Amirouche dans son adaptation de L'Opium et le Bâton. Quant aux personnages français, ils intéressent aujourd'hui le public français, comme le prouve l'attribution des prix littéraires de ces dernières années. Cette année encore, pas moins de deux romans consacrés à la période coloniale sont sélectionnés par des prix de renommée.
En France, on cherche à connaître l'histoire coloniale et particulièrement la guerre d'Algérie. Cette littérature offre une entrée sans risque, car pour reprendre une expression affectionnée par les journalistes français, elle est «dépassionnée», produite par des auteurs qui n'ont pas connu la colonisation et qui, pour la plupart, veulent que l'Algérie regarde devant elle et non plus derrière elle.
Les auteurs algériens, de la génération «52» ou ceux de la «deuxième génération», disparus, ou même leurs personnages, intéresseront-il un jour nos auteurs '
Pour moi, avant tous ces écrivains, c'est Jean El Mouhoub Amrouche qui doit nous intéresser. Quoi qu'il en soit, pour que ces auteurs intéressent, il faut que les Algériennes et les Algériens prennent leur indépendance culturelle. A ce jour, un créateur algérien n'est reconnu dans son pays que s'il l'est en France. Peu importe ce qu'il dit ou ce qu'il écrit, il sera qualifié d' « intellectuel » parce qu'il fait la une à Paris. A nos propres yeux, on est encore les «sauvages» que la France peut civiliser.
Barzakh vient de publier à l'occasion du SILA des romans de deux auteurs majeurs disparus, Assia Djebar et Nabile Farès. La critique, journalistique surtout, ne s'y est point intéressée. Pourquoi '
Bien que des ouvrages ayant été publiés en même temps aient déjà été médiatisés, le délai est encore très court pour juger de l'intérêt de la presse pour ces deux textes. Ce qui est pour l'heure certain est que La Soif commence a attiré l'attention de certains titres de presse. Le premier roman d'Assia Djebar a aussi été la quatrième meilleure vente des éditions Barzakh au SILA. Cela prouve que le public, même le plus jeune, continue de lire l'auteure de L'Amour, la fantasia. Nabile Farès est malheureusement si peu connu dans son pays natal qu'il n'attire que les spécialistes ou initiés. J'avoue avoir espéré que cette méconnaissance soit transcendée après l'émotion, les réactions et les hommages qui ont suivi son décès.
Las, tout cela ne fut que « danse de salamandre ». Visiblement, l'émotion éteinte, on continue de l'ignorer. J'ai vite déchanté puisque même le public universitaire ne s'est pas intéressé, comme il se doit, à Maghreb, Etrangeté et Amazighité publié l'année dernière par Koukou Editions. Voilà un essai que les étudiants en littérature française et en littératures francophones devaient s'arracher pour enrichir leurs connaissances et leurs recherches, le seul ouvrage qui explique la perversion de la littérature française par la littérature coloniale et les réponses que celles-ci à suscitées chez les Algériens à travers la naissance de la littérature francophone. Ces étudiants et les écrivains algériens auraient pu faire connaissance de la meilleure façon qui soit avec la littérature de Jean Amrouche et comprendre en quoi L'Etranger de Camus relève de la littérature coloniale?
Malheureusement, ce livre est passé inaperçu dans le pays. Quant à L'Etrave, son roman posthume, et à La Soif, premier roman d'Assia Djebar réédité enfin par Barzakh, il n'y a à ce jour aucune médiatisation digne de l'intérêt de ces deux ouvrages. J'espère que il ne faudra pas attendre que quelque éditeur ou quelqu'auteur lance une polémique pour que les journaux algériens daignent réduire l'espace des pages «sport» et consacrer quelques lignes à ces romans, ainsi qu'à Boulevard de l'abîme de Nourredine Saadi paru chez le même éditeur.
Quant à la critique journalistique, elle est très pauvre en Algérie. Les rédactions ne recrutent que très rarement des journalistes pour la rubrique «Culture». Ce sont les journalistes politiques, économiques, sportifs qui parlent des livres qui les intéressent, c'est-à-dire, dans la majorité des cas, des livres de leurs amis, avec parfois la prouesse de louer un livre qu'ils n'ont pas lu. J'ai récemment lu une critique très positive d'un ouvrage collectif publié en Algérie. L'article occupait une demi-page sans un mot sur le contenu du livre. L'essentiel était d'inciter l'auteur à « récidiver »?
Vous avez connu Nabile Farès avec qui vous aviez collaboré sur ses derniers textes. Pourquoi ne rencontre-t-il pas son public naturel ' Cela est-il dû à l'absence de ses textes en librairie, à l'«hermétisme» de son ?uvre '
Il est vrai que Nabile Farès n'est pas très connu en Algérie, surtout avant son décès. Il avait rencontré en partie son public en France et aux Etats-Unis. Pour ce qui est de le rencontrer en Algérie, cela ne s'est pas fait et je doute que l'explication soit liée à ses choix d'écriture et à «l'hermétisme», dont certains esprits l'ont accusé. Bien que la trilogie de La Découverte du nouveau monde soit absente en Algérie, les éditions Achab ont publié Yahia pas de chance, Il était une fois l'Algérie et, en 2017 précisément, La Mort de Salah Bey qui sont, comme L'Etrave, des romans très accessibles. Mais cela n'a rien changé au désintérêt du lectorat algérien.
Comme je l'ai écrit dans mon dernier ouvrage (Mes poches vides, mon miroir brisé. Les tripes de la petite Zohra dans une bassine d'eau javellisée), les Algériens sont un « peuple prisonnier du symbolique ». Ce qui nous intéresse est de savoir qu'il y a des écrivains et de connaitre quelques noms. Pour ce qui est de les lire quand aucune injonction ne vient de Paris et qu'aucune polémique n'a suivi leurs publications, c'est une autre histoire. Pour preuve, quand un auteur algérien annonce sur les réseaux sociaux la publication d'un livre, le public lui répond généralement : «Bonne continuation».
Avant même d'avoir lu ce qui est publié, on lui dit qu'on attend son prochain livre qu'on ne lira pas non plus. Pour rappel, Tahar Djaout, sans doute l'un des écrivains les plus connus en Algérie depuis son assassinat, remarquait qu'il n'était pas lu par son «public naturel». Comme l'a si bien constaté Abdelkader Djeghloul dans un entretien que Mammeri lui a accordé, les institutions publiques et, peut-on ajouter, les nombreux médias qui les accompagnent aujourd'hui choisissent les auteurs que le lectorat peut lire. Et Nabile Farès ne fait partie ni de ceux-là, ni de ceux dont le Pré-Saint-Germain proclame le nom. Ce qui l'honore.


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