« Laisse-moi te
dire la vérité Nadjet : même un marteau- piqueur acharné n'arriverait pas à
seulement érafler ta stupidité ! Le pauvre ouvrier qui tiendrait l'engin dans
ses mains perdrait immanquablement toutes ses dents et rentrerait chez lui, la
viande et les nerfs vibrant à exploser, frémissant terriblement du désir de
tuer ! Je ne sais pas ce qui retient ma main, mais je t'assure que je brûle
d'envie de te donner une gifle qui te ferait loucher jusqu'à la tombe ! Que tu
sois gonflée de naïveté, ça je le sais depuis longtemps déjà. Mais que ta
bouche soit capable d'accoucher sans le moindre gémissement d'une sottise aussi
grosse que celle que tu viens de me servir, ça je l'ignorais ma sÅ“ur ! Ainsi
donc, après avoir longuement et soigneusement pressuré ta cervelle de moineau,
tu en as tiré cette idée géniale d'aller pourrir. Tes grimaces ne me feront pas
taire ! Tu t'attendais à quoi ? Que je lance des youyous d'émerveillement
devant l'ânerie que tu as pondue il y a un instant dans mon salon ? »
Imane s'interrompt un instant pour reprendre
haleine. Ses yeux scintillent de colère, ses propos sont durs et énergiques,
mais elle ne donne pas l'impression d'avoir été secouée, ou plus exactement
choquée, par les paroles de son amie Nadjet, qui ont provoqué chez elle ce flot
de reproches animés. C'est peut-être parce que la chose qu'elle a nommée «la
sottise » ne lui est pas étrangère, qu'elle en entend souvent parler autour
d'elle, qu'elle y pense parfois elle aussi...
Profitant de ce
silence, les bruits du dehors envahissent le salon. Les deux amies entendent
alors les vagissements d'un bébé et les cris de colère de sa mère qui n'arrive
pas à le faire taire. Nadjet tend ses lèvres vers la tasse qu'elle a dans la
main et aspire une gorgée du café à la cannelle que lui a servi tout à l'heure
son amie qui reprend la parole : «Tout en moi est en train de trembler ! J'ai
envie de te donner une fessée dont tu te souviendras jusqu'à ce que tu sois
enfouie sous terre ! Comme lorsque nous étions encore des adolescentes...
Souviens-toi Nadjet ! Quand tu m'exaspérais, je te sautais dessus, je
t'aplatissais contre le sol, et je te cinglais les fesses avec ma main.
Parfois, je te mordais. J'aimais te mordre ! Tu riais nerveusement ! Tout en se
tortillant comme un serpent, tu poussais de petits cris qui enrageaient mes
mains et mes dents ! Je redoublais de férocité. Rappelle-toi, c'était souvent
au cours de l'après-midi, surtout en été, quand les autres sombraient dans la
pâte moelleuse de la sieste. Dans la pénombre humide de la chambre, par les
échancrures de ta robe légère, ta chair lançait des éclairs qui éblouissaient
mes yeux, me donnaient le vertige. Puis, brusquement, nous nous laissions
tomber l'une à côté de l'autre, haletantes, des frissons douloureux agitant
notre chair, languissantes. Tu murmurais : «Tu m'as fait mal. J'ai mal. Je sens
ma chair couverte de blessures béantes d'où coule à flot du sang frémissant qui
m'inonde. Tu m'as fait mal. Qui calmera ma douleur maintenant ? Qui ? Qui ? »
Je murmurais : «Ce ne sont pas des blessures, ce sont des bouquets de
coquelicots qui s'épanouissent en abondance sur ta chair. Je vais dénuder ton
dos et souffler doucement sur ces fleurs pour apaiser ta douleur. Pendant ce
temps, décris-moi le prince que tu attends.» Tu murmurais : «Je le veux fort et
impitoyable ! Mes cris de souffrance ne devront pas l'apitoyer, que je
pousserai chaque fois qu'il se mettra à arracher les plantes vénéneuses qui me
tourmentent et m'enragent ! Et lorsqu'il aura fini de déraciner ces herbes
dangereuses, avant qu'elles ne repoussent, il recouvrira mes blessures apaisées
de roses blanches.» Je murmurais : «Mais que feras-tu pour attiser ses braises
? » Tu murmurais : «Je lui danserai. Je lui danserai. Je serai plus souple
qu'un serpent. » Alors, je te provoquais : «Mais si ton prince est une limace
qui baigne dans sa bave ? » Tu te levais et tu me répondais, tes yeux criblant
mon visage de braises incandescentes: «Je l'écraserai. » Puis un rire étrange
jaillissait de ta gorge... Un rire où mes oreilles discernaient comme une
supplication, une prière... peut-être aussi une menace... »
Submergée par ce
souvenir, la voix cassée par l'émotion, Imane s'arrête de parler. Les
vagissements du bébé et les cris de colère de sa maman s'engouffrent à nouveau
dans le salon. On entend la mère hurler d'une voix aiguë : « Ferme ta bouche !
Tu veux me démolir le cerveau ? Je n'en peux plus ! J'en ai marre de tes
piailleries ! Ferme ta gueule ! Un jour, je t'étranglerai et je me reposerai
pour de bon ! » Mais le nourrisson continue de vagir de plus belle, ignorant
les menaces de sa mère.
Hochant la tête tristement, Imane dit d'une
voix grave : «C'est toujours comme ça, le jour comme la nuit, ce petit paquet
de viande ne cesse pas de couiner. La pauvre femme va finir un jour par perdre
la tête. Parfois, elle me fait peur ! Elle en a six qu'elle n'arrête pas
d'appeler ou d'engueuler. Comme nous toutes ! Il m'arrive quelques fois de
penser que nous enfantons notre propre malheur ! Pourquoi tous ces garnements
endiablés?»
Elle s'interrompt un instant, puis revient au
fil de ses souvenirs : «Parfois mon frère cadet Mounir nous rejoignait dans la
chambre et nous dessinait avec son crayon magique. Il avait des mains divines.
En quelques coups de crayon, il nous couchait sur ses feuilles, exagérant nos
formes, particulièrement les miennes. En ce qui te concerne, il n'était pas
loin de la vérité, tu avais un beau corps bien potelé ! Malicieux comme un
singe, il nous gratifiait de hanches et de poitrines généreuses, moulées dans
des robes vaporeuses. Il possède un petit carton rempli de ces dessins qu'il
faisait de nous à l'époque. Dieu seul sait comment il a réussi à les protéger
contre les mains dévastarices qui rôdent dans la maison de nos parents. Il me
les a montrés l'autre jour. Il y en a un qui te plairait certainement. Je
l'avais complètement oublié. Souviens-toi Nadjet ! Il m'a dessinée avec des
cheveux défaits et ondulés, deux longues dents de vampire et des lèvres
épaisses. Mes mains étreignent ton corps, je te regarde avec avidité et tu
m'offres la chair de ton cou, ta tête rejetée en arrière, tes cheveux déployés
vers le sol, tes yeux remplis de supplications. Il avait des mains divines.
Mais lui aussi a été détruit. Il ne dessine plus depuis longtemps déjà.
Dis-moi Nadjet ma sœur, que Dieu te garde
pour moi, que reste-t-il de nos rêves de ce temps-là ? Pourquoi avons-nous
quitté notre chambre ? Nous aurions dû nous emmurer dans sa douce pénombre...
Mais pourquoi suis-je en train de te parler du passé ? Ce temps a-t-il
réellement existé ? Je n'en suis pas sûre ! Tout a été saccagé ! Tout a été
saccagé !... Nous avions la tête remplie de roses et de canaris. Le mariage a
tout dévasté ! Notre vie ressemble maintenant à une terre rocailleuse couverte
de buissons épineux et grouillante de serpents. Nos corps sont morts. Partout
autour de moi, je ne vois que des visages au teint frelaté par les vapeurs
toxiques que dégagent leurs profondeurs. Des plaintes ! Des plaintes visqueuses
dégoulinant de toutes les bouches ! Des tas de linge sale et puant à décrasser
! De la vaisselle huileuse et poisseuse à frotter ! Des gamins criards à
surveiller et à nourrir ! Des repas à préparer ! Un appartement à nettoyer dans
un bâtiment planté dans la saleté et la poussière ! Des mensonges ! Des
mensonges ! Que reste-t-il de nos rêves, Nadjet ma soeur ?
De nouveau, Imane se tait, la voix brisée par
le parfum poignant de la nostalgie. Indifférent aux cris de rage de sa maman,
le bébé hurle toujours. Quelques minutes s'écoulent puis on entend la femme
appeler sa fille et la gronder : «Viens ici et occupe-toi de ton frère ! Tu
n'es plus une gamine maintenant ! Tu veux que je te torde le cou ? Chienne ! »
La petite fille rouspète : «J'ai envie de jouer avec mes copines. Je ne sais pas
le faire taire ! » Alors un cri perçant se fait entendre : «Occupe-toi de ce
diable et boucle-la ! Saleté ! Tu veux peut-être que je te brise la nuque ? »
Après avoir vidé
son cÅ“ur à son amie au début de la visite, Nadjet n'a pas prononcé un mot. Elle
avait ressenti un besoin tyrannique de se confier, et après avoir crevé et
pressuré l'abcès qui enfiévrait sa chair, en écoutant ensuite Imane évoquer
leurs souvenirs, elle se sent mieux maintenant. Il y avait très longtemps
qu'elle n'était pas venue chez son amie. Adolescentes, comme toutes les jeunes
filles de leur âge, elles étaient embrasées par le désir de se marier, ignorant
ou ne voulant pas voir le désenchantement qui les guettait au bout de ces
rêves. Pourtant, elles l'avaient souvent remarqué, elles en parlaient entre
elles, jamais elles n'avaient rencontré une femme heureuse, dans les sens bien
sûr qu'elles mettaient dans ce mot. C'était souvent un pullulement de gamins
grossiers et pleurards, un empilement inextricable et fracassant de vaisselle
graisseuse, un amas de linge gorgé de saletés, un mari qui explose sans crier
gare, un foyer étouffant envahi de poussière, d'ordres, de cris et de disputes.
Un monde sombre et triste, accablant, lourd, zébré de haine, gluant, malsain,
dangereux, impur, mensonger, hypocrite, trompeur, masqué, laid, dissonant,
incongru, brouillé, confus, tortueux...
Nadjet sursaute, arrachée à ses pensées par
la voix de son amie : «Je comprends que tu sois dégoutée de la vie ! C'est la
même chose pour moi aussi ! Nous rêvions à autre chose que cette épouvantable
et suffocante grisaille ! On dirait que nous sommes maudites ! Ou peut-être
sommes-nous minées par une maladie noire qui a frelaté notre sang ! Ce pays est
beau ! Mais nous sommes laides ! Cependant, en dépit de tout ça, jamais je ne
me suiciderai ! Car au fond de moi frissonnent encore quelques braises de nos
anciennes espérances ! Et je sais que tu es comme moi ! Tu me racontes que tu
as décidé de te tuer ! Je ne veux pas le croire ! Sinon, tu n'es pas mon amie,
cette gazelle pleine de vie, ce corps potelé que j'aimais mordre jusqu'au sang,
qui savait si bien danser, qui est encore gonflé de promesses ! Il faut
survivre ! Il nous faut survivre !... Mais j'entends sonner le téléphone...
Excuse-moi, je vais voir qui appelle... »
Imane quitte le salon hâtivement. Nadjet
l'entend décrocher le téléphone et répondre. Quelques minutes s'écoulent. Le
bébé de la voisine n'a pas cessé de pleurer. Imane revient et regagne sa place
en face de son amie. Son visage est souriant et ses yeux ont des lueurs gaies.
Elle prend le visage de Nadjet entre ses petites mains, la regarde longuement,
lui arrange une mèche qui lui tombe sur l'Å“il gauche, et s'exclame : «Tu sais
qui vient de m'appeler ? C'est Mounir mon frère ! Ne dis pas un mot ! Tu vas
rester ici jusqu'à ce qu'il vienne ! Je lui ai demandé de chercher son petit
carton de dessins, son crayon et de venir nous rejoindre ! Il a été ravi de
savoir que tu désirais revoir les dessins qu'il a faits de nous il y a vingt
ans ! Nous lui demanderons de nous dessiner ! Maintenant, lève-toi, nous allons
nous changer ! Nous nous habillerons comme des jeunes filles ! Il fait beau
aujourd'hui et j'ai envie de vivre ! Toi et moi, comme lorsque nous étions
encore des adolescentes, nous trouverons comment éloigner de nos corps les
mains laides et froides de la mort ! Nous repeuplerons notre tête de roses et
de
canaris... »
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Posté Le : 20/05/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Boudaoud Mohamed
Source : www.lequotidien-oran.com