«Les plus mauvais
lecteurs sont ceux qui procèdent comme les soldats pillards; ils s'emparent, ça
et là, de ce qu'ils peuvent utiliser, souillent et confondent le reste, et
couvrent le tout de leurs outrages.» ( Nietzsche).
Qui ne connaît
Sid Ahmed GHOZALI? Rien ni personne n'ignore, en effet, ce vieux routier de la politique
algérienne. Inutile donc de le présenter tant que son nom, ses actions passées,
son «look», son style vestimentaire que signale et accentue en particulier son
inévitable nÅ“ud papillon qui l'agrémente et lui donne des allures
aristocratiques par contraste avec la plupart de ses homologues au maintien
guindé, sont des images familières et récurrentes pour tout un chacun. Pourquoi
revenir donc sur cet homme politique déjà connu. Mais d'abord,
qu'est-ce qui motive, ici, le besoin d'en parler? C'est que Sid Ahmed Ghozali
nous y incite, malgré lui, et nous oblige à écrire ou à parler de lui, de ce qu'il
fait, de ce qu'il envisage de faire et sur la manière dont il envisage la
conduite des affaires politiques de l'Etat dont il était, confesse-t-il, l'un
des «harkis» (supplétif) sans le savoir ni le vouloir…
Ghozali et son
traitement des questions «chaudes» et passionnées
Monsieur Ghozali
sait, à sa manière, susciter des petits débats politiques, comme le démontre la
double petite tempête médiatique qu'il vient de soulever en accordant un
entretien au Quotidien d'Oran, évoquant deux questions extrêmement «chaudes»,
entachées de véhémentes passions: les harkis du système politique algérien et
la question iranienne. Par le choix de mots qui font image, et qui frappent
l'esprit par leur caractère audacieux (ou provocateur?), M. Ghozali en arrive à
faire naître des réactions d'incompréhension et d' étonnement chez les uns, des
indignations chez d'autres, et, enfin, des «saluts» d'approbation et
d'admiration chez certains. Comment cela est-il possible? La raison en est que
chacun des lecteurs accuse réception de son message selon sa «sensibilité»
idéologique propre, de son niveau intellectuel, et de sa compréhension plus ou
moins claire de la complexité du monde politique. Mais ces réactions
contrastées sont également liées à l'ambiguïté et à la préciosité même du
discours de M. Ghozali, discours à géométrie variable et qui comporte dans son
essence même un mélange de vérités incontestables, sur un plan, et des prises
de positions partisanes, sur un autre. C'est ce qui désarçonne justement le
lecteur. En soulevant les questions extrêmement sensibles, comme celle des
harkis et de l'Iran, deux questions situées à des niveaux diamétralement
opposés, M. Ghozali en est arrivé à provoquer donc un véritable charivari dans
la tête aussi bien de ceux qui l'aiment» que dans celle de ceux qui lui en
veulent pour des motifs avoués ou non.»
Les harkis du
«système»
Rappelons pour
mémoire que Sid Ahmed Ghozali a occupé très jeune de hautes charges au sein de
l'Etat algérien indépendant et figure parmi les premiers jeunes loups de la
technocratie algérienne : PDG de la Sonatarch à l'âge de 29 ans, de 1966 à
1979, puis plusieurs fois ministre sous le régime de Bendjedid, occupant
successivement les postes de ministre de l'Energie, des Finances, des Affaires
étrangères avant d'être propulsé chef du Gouvernement (1991-1992). Il sera par
la suite ambassadeur d'Algérie auprès de la Communauté européenne de Bruxelles,
puis ambassadeur à Paris. En tant que technocrate, diplomate et homme
politique, son curriculum vitae est donc bien rempli et ne souffre d'aucune
lacune, hormis une période de «traversée de désert» qui ne sera que de courte
durée. Vu sa participation et sa contribution à la gestion des Affaires de
l'Etat, peut-on dire que M. Ghozali n'a jamais fait partie du «système»?
L'intéressé lui-même répond par la négative aux questions du Quotidien d'Oran
lorsqu'il dit: « Je n'ai jamais fait partie du système (…) Il faut parler de
système dans le système et identifier celui et ceux qui prennent la décision.
Moi et d'autres, nous n'avons jamais pris la décision.
Quelque part, je le dis aujourd'hui, nous
avons été «les harkis du système». Nous l'avons servi. De bonne foi, car nous
nous croyions commis de l'Etat, d'un Etat. On n'a pas compris que nous n'étions
que ses instruments.»
Le «système» et
l'Etat fiction
Faut-il le croire
ou le démentir quand il oppose «Etat» à «système»? Sur ce point précis, Ghozali
ne semble pas avoir tort s'il entend par cette dichotomie la distinction entre
l'Etat de droit, saisi dans ses dimensions constitutionnelle et juridique, et
l'Etat en tant qu'organe physique investi par un système de réseaux et de clans
qui le phagocytent et l'asservissent à leurs fins. Mais cette distinction entre
l'Etat-organe et l'Etat de droit, n'est pas une nouveauté et M. Ghozali n'a
fait que la redécouvrir après coup. Les politicologues et les théoriciens du
constitutionnalisme le savaient depuis belle lurette: Un Etat de droit est
l'antipode de tous les «systèmes» opaques (réseaux, clans, maffia,
franc-maçonnerie…) dont les règles de fonctionnement échappent à la clarté du
jour. S'ils peuvent être tolérés, et même associés dans certains cas à l'action
de l'Etat, tous ces «systèmes» sont cantonnés dans des limites à ne pas
franchir. Ils ne constituent pas des centres de décision, et n'empiètent pas
sur les prérogatives de l'Etat de droit, par définition régalien. Comment dès
lors qualifier notre Etat? Un Etat-organe physique composé de segments de
groupes et de forces «occultes» et coiffé d'un centre de direction et de décision
qui imprime ses marques et ses orientations essentielles à la vie de la Nation.
On a, semble-t-il, affaire ici non à un Etat de droit, mais à un Etat- fiction,
en trompe-l'Å“il.
Les hommes de la
périphérie du centre du «système»
Le noyau dur de ce
«système» de décision serait donc les Services, dont l'action échapperait au
contrôle de cet Etat composite, puisque formé d'une suite de «petits systèmes»
aux ramifications tentaculaires. Le centre du pouvoir réel relèverait des
Services, tandis que les politiques ne seraient rien que sa partie
périphérique, et dont la fonction aurait été quasi marginale. Autrement dit,
ceux qui menaient et qui mèneraient encore la danse et faisaient de la
politique ce n'étaient pas ceux que l'on croyait, les civils, mais bel et bien
les militaires dont les Services étaient (et ils le seraient encore) le cerveau
et le système nerveux central du pouvoir d'Etat. A lire et à entendre Sid Ahmed
Ghozali, tous les ministres et les hommes politiques qui se sont succédé à la
tête des gouvernements successifs, y compris lui-même, n'étaient rien de moins
que des «harkis», autrement dit des auxiliaires d'un système dont ils n'ont
découvert la présence envahissante que très tardivement, après qu'ils aient été
remerciés pour les services rendus. Il avait cru, lui et ses homologues, qu'ils
étaient au service d'un Etat alors qu'ils ne faisaient, au fond, que remplir
sans le savoir la fonction de simples exécutants dociles, mais «de bonne foi»
au service d'un «système» occulte, mais omniprésent et omniscient. C'est ce qui
le conduit à déclarer que « L'armée politique, ce sont les «Services». Et ce
n'est pas uniquement les «Services», mais toutes leurs ramifications (…) Ce
n'est pas propre à l'Algérie que les « Services» essayent d'avoir plus et
d'abuser (…) Sauf que la différence est que dans d'autres pays, il existe des
institutions qui ont des pouvoirs. Chez nous, il n'existe que les «Services»
et, en face, des institutions virtuelles.»1
Cela est d'autant
plus vrai que tout le monde le savait depuis si longtemps, y compris les
petites gens du peuple, qui se savent gouvernées depuis l'indépendance par un
régime militaire drapé sous l'uniforme civil. Mais cette «révélation» venant
d'un homme politique qui avait occupé des responsabilités de premier plan au
sein de ce régime «déguisé» en civil, est d'autant plus déroutante qu'elle
s'est produite très tardivement, à un moment où il a cessé d'être le «harki» du
système. N'aurait-il pas fallu le faire tôt, au moment où il était encore en
«service», ce qui aurait pu provoquer certainement un débat productif et
dessiller encore plus les yeux de tous, sur le caractère véritable de notre
régime policier ou militariste? Le faire maintenant, alors qu'on est «hors
service» et après que le parcours de la carrière politique ait pris quasiment
fin, n'a aucun sens et ne produit aucun effet salutaire sur l'amère et tragique
réalité des choses présentes.
Les déboires qui
naissent des occasions manquées
Que M. Ghozali
reconnaisse explicitement, qu'il se soit trompé en se croyant être au service
d'un Etat, et non d'un «système» informel, aux ramifications étendues,
n'explique pas les raisons de sa prise de conscience lente et très tardive de
la nature du système. Comment un homme politique qui a été longtemps au service
du système a-t-il pu rester jusqu'au bout maintenu dans l'ignorance de ce qui
se tramait dans les coulisses du pouvoir?
A défaut d'avoir
pu prendre, lui et ses homologues, les grandes décisions qui engageaient le
destin du pays, ils devaient pour le moins savoir d'où leur venaient les
«ordres» qu'ils devaient exécuter, et cette circonstance seule devait suffire à
leur faire sentir qu'ils n'étaient de facto et de jure rien de moins, les
auxiliaires dociles, malléables et serviables à merci d'un Etat noyauté par les
Services.
Il y a quelque
temps, déjà, Belaid Abdesselam, «le père» de la défunte «industrie
industrialisante», avait, lui aussi, stigmatisé les intrusions des Services
dans les affaires politiques et civiles de la Nation en exprimant le vœu de les
voir se retirer complètement de la scène politique en laissant les coudées
franches aux civils pour conduire les affaires de l'Etat. Là encore, et à
l'instar de M. Ghozali, Abdesselam ne s'est ravisé de la pesante tutelle des
Services sur l'Etat, qu'une fois évincé du pouvoir, oubliant qu'il ne devait,
lui et quantité d'autres responsables politiques du temps de Boumediene, de
Chadli et même de Liamine Zéroual, leur foudroyante ascension au sommet de
l'Etat, que grâce aux Services que maintenant ils vilipendent comme par dépit!
Je ne doute pas
cependant, de la bonne foi de M. Ghozali lorsqu'il affirme qu'il croyait servir
l'Etat. Versé assez jeune dans les structures du jeune Etat indépendant dont il
s'était imprégné du discours «révolutionnaire», socialiste et volontariste,
traits de culture idéologique qui ont achevé de modeler sa représentation de la
politique, M. Ghozali avait été, comme tous les responsables de sa génération,
fortement ancré dans la conviction qu'il était un des hauts cadres de la nation
investi d'une mission quasi sacrée: mettre son savoir-faire au service de la
construction de l'Etat et du»décollage économique» du pays. Néanmoins, cette
conviction ne le dédouane pas pour autant de ses péchés politiques «véniels».
Conviction,
certes sincère, mais qui ne devait pas, cependant, quand il était au service du
«système» le dispenser de réfléchir, en homme politique et citoyen, sur la
nature et le rôle de l'Etat- nation. Pourtant, il n'en avait rien été.
Il s'est contenté
comme tous ses pairs de se faire mécaniquement les serviteurs d'un
«Etat-système» sans se poser le moins du monde la question de savoir si le
principe de légitimité sur lequel celui-ci prétendait se fonder, en
l'occurrence le principe de légitimité révolutionnaire, était ou non conforme à
l'Etat de droit qui, seul, pouvait et peut trouver son incarnation véritable
dans l'équilibre des trois pouvoirs : judiciaire, législatif et exécutif.
Dire avec un
certain regret ou amertume qu'on était les «harkis» du système sans le vouloir
ni le savoir, après avoir effectué un interminable cursus en son sein, c'est
essayer en vain, non seulement de se disculper, mais de s'évertuer également à
se dégager de toute responsabilité politique passée en transférant l'échec
patent de la construction de l'Etat de droit sur les seuls Services secrets ou
presque.
En effet, tous
nos hommes politiques «déchus», congédiés plus ou moins poliment ou «réformés»,
telles de vieilles machines usées jusqu'à la corde, finissent tous par tourner
à l'aigre et ne trouvent rien de mieux pour se consoler de leurs propres
échecs, et occasions manquées que de rabâcher «des histoires» dont la véracité
ne résiste guère à l'épreuve des faits historiques….Et l'une des occasions que
ces hommes ont manquée, c'est de n'avoir pas essayé ou voulu réformer l'Etat ou
le système de l'intérieur. Ils auraient pu le faire s'ils avaient la volonté,
l'audace et l'imagination féconde. Ils se complaisaient bien dans leurs
statuts, fonctions ainsi que dans les missions qui leur étaient confiées par
les»Services du système» dont ils auraient été «les harkis» patentés, mais sans
le savoir… et ils le faisaient pourtant et exactement à la manière des harkis
de la colonisation qui se seraient engagés, eux aussi, sans savoir qu'ils
allaient asservir ou tuer leurs frères de «race» et de religion pour contenter
ou plaire aux bourreaux du peuple algérien!
Quand l'armée et
ses services sont mis sur la sellette…
Contrairement à
ce que je lis, et entends ici et là, l'armée et ses Services spéciaux, n'ont
jamais été ni les seuls responsables de la faillite politique et de
l'affaiblissement de l'Etat, ni les détenteurs sans partage du pouvoir. Le
croire et le faire accréditer revient à lui imputer de manière infondée tous
les échecs politiques et la gestion imbécile de l'économie nationale depuis
l'indépendance par des équipes gouvernementales qui, bien qu'elles fussent en
partie cooptées par l'armée, n'en avaient pas moins de grandes marges de
liberté d'agir dans le sens de la transformation positive des structures
mentales et politiques du pays. Or, cette liberté d'action qui leur avait été
laissée ou «octroyée», n'a pas été exploitée à bon escient, et l'on s'était
contenté de la gestion purement technique, bureaucratique et administrative au
détriment de la réflexion politique devant porter sur ce que devrait être la
philosophie de l'Etat, philosophie laissée à la discrétion des seuls militaires
et d'un parti FLN complètement sclérosé.
En se défaussant de la politique comme art de
gouvernement, de l'esprit critique, de l'autonomie de la pensée et, en se
laissant gagnés par l'euphorie de la carrière et du prestige, les membres
successifs de ces équipes gouvernementales ont contraint l'armée et ses
services à faire, tout à la fois, le politique et le sécuritaire à leur place.
On pourrait arguer que l'armée a toujours été «une dictature», que ses Services
sont terrifiants, qu'ils inspirent une peur Panique, ce qui expliquerait la
démission ou la défaite de la pensée des hommes politiques, cause essentielle
des crises endémiques de l'Etat.
C'est une
explication trop facile que seuls les paresseux ou les «excités» idéologiques
peuvent défendre et faire leur.
Certes l'armée a
ses défauts, et même parfois ses excès, mais qui se ressentent tous de
l'environnement politique et social du pays, de son histoire, de ses mœurs et
de ses traditions de lutte, toutes marquées ou presque au coin de l'irrationnel
et des véhémentes passions idéologiques.
Mais ces
«défauts» auraient pu être corrigés si nous avions eu une classe politique
éclairée, compétente et porteuse de vrais projets de société. Car l'armée dont
les membres constitutifs sont des Algériens comme tous les autres, nourris aux
mêmes sources culturelles, n'est pas un corps étranger qui serait imperméable à
l'écoute et aux propositions de changement et de refonte de l'ordre politique.
Or, cette armée
ne pouvait pas et ne peut pas faire grand-chose lorsque les hommes politiques
qu'elle a en face d'elle se montrent frileux, lâches et pusillanimes. C'est parce que ces hommes des gouvernements civils s'avèrent
timorés et incapables d'élaboration politique et doctrinale et n'ayant de
l'Etat qu'une vision purement instrumentale, que l'armée s'est contrainte de
manière plus ou moins discrète à faire de la politique à leur place.
Une «classe
politique» à réinventer…
A supposer même
qu'ils fussent cooptés ou triés sur le volet par les Services, grâce au fameux
«rapport d'habilitation», rien en effet, ne pouvait empêcher ces politiques
d'acquérir l'autonomie de la pensée et de l'action salvatrice. Nous pensons que
l'armée n'aurait pas vu d'un mauvais Å“il cette autonomie si elle était conforme
aux réquisits de l'Etat, et si elle pouvait persuader l'armée des bienfaits qui
pourraient en résulter pour le pays.
L'armée ni n'est un «monstre» ni n'est un
bloc inorganique insensible aux conseils et aux idées contradictoires. Au
contraire, par sa raison d'être même, elle ne saurait être autrement que
réceptive à tous les échos de la société politique. Mais cette «classe
politique» qui reste à réinventer s'était révélée et se révèle encore pas tout
à fait à la hauteur de ses missions pour inspirer confiance et crédibilité
totale à une armée en manque d'hommes civils capables de l'éclairer et de la
décharger de certains de ses fardeaux multiples…
Ce n'est point mon intention de faire ici de
la flagornerie que de dire la vérité en brisant bien des tabous! Je m'inscris
en porte-à- faux contre ceux qui prétendent que tout ce qui va mal en Algérie,
depuis l'indépendance du pays, était lié à l'armée, qui serait la grande
tireuse de ficelles de tous les clans, les coteries et les chapelles associés à
la gestion politique du pays C'est oublier que l'armée n'aurait pu jamais
survivre et se maintenir durant près d'un demi-siècle à la tête du pays si elle
ne bénéficiait pas d'appuis aussi bien actifs que passifs d'une foule d'acteurs
politique, économique et sociale. Ces appuis lui provenaient du fait que toutes
les oppositions, depuis l'extrême- gauche en passant par les communistes vieux
style, les néo-démocrates de tous acabits, jusqu'aux arabo- islamistes de
différentes étiquettes, n'ont pu présenter une alternative crédible au pouvoir
de l'armée qui, en dépit de certains de ses bévues et dérives attestées,
demeure l'unique force structurée et cohérente de la société. Et c'est là que
je souscris entièrement au propos de Belaïd Abdesselam lorsqu'il déclare que: «
…dans le contexte où nous sommes, la seule structure plus ou moins solide dans
le pays, c'est l'armée. Elle est ce qu'elle est. Vous pouvez dire tout ce que
vous voulez sur son compte, c'est la seule structure qui tienne et qui fait
face aux tempêtes. Si vous voyez la société civile, la société politique, elles
sont déliquescentes. Cela dit, il faut qu'un jour ou l'autre l'armée passe la
main. Mais entre les mains de qui cela va-t-il tomber? Vous me demandez de
répondre à une question à laquelle je n'ai pas de réponse. Je ne peux
qu'émettre un vÅ“u: c'est que cette classe politique engendrera un jour des
hommes capables de prendre en main le destin de l'Algérie. »(2) Rien de plus
sensé, rien de plus juste en effet que cette analyse-là. Mais le vÅ“u exprimé
par ce vieux routier de la politique de voir un jour l'armée passer «la main» à
une classe politique douée de compétences et pétrie du sens de l'Etat ne sera
pas exaucé de si tôt, tant nos hommes du gouvernement se reproduisent à
l'identique : opportunistes, politiquement incultes et soumis; tares qui leur
sont caractéristiques, et que rien ne masque à l'Å“il de l'observateur tant soit
peu averti: ni leurs discours pompeux ni leur ignorance arrogante, ni leurs
costumes d'apparats, ni leur pose affectée…L'un des drames de l'Algérie, c'est
qu'elle renferme plus de prétendants intéressés, avides de pouvoir ( la fameuse
«chaise» ou koursi à prendre et à conserver) que de candidats effectivement mus
par la volonté de consolider l'Etat de droit et de l'élever au rang de la
«Noblesse».
Une conception
pauvre et carriériste de l'Etat
Les hommes de nos
gouvernements successifs n'ont jamais constitué une «classe politique» au sens
noble de ce mot, c'est-à-dire une classe cultivée, imprégnée de hautes valeurs
politique, éthique et morale, mais seulement un ensemble d'individus
composites, dépourvus de culture politique et philosophique et pour qui l'Etat
n'est pas un idéal ou un objectif en soi et pour soi, mais seulement le moyen
par lequel on réalise «une carrière». Le système de désignation et de
cooptation des «élites politiques», tel qu'il s'est institué et perduré dans
notre pays, est l'une causes essentielles de la déliquescence de l'Etat, dont
les signes avant-coureurs se manifestent à travers mille indices. Il est trop
facile donc d'endosser tous les maux dont souffre le pays depuis près de trois
décennies à l'armée, alors que les politiques-en supposant qu'ils fussent tous
placés par elle à la tête des différents compartiments de l'Etat-, n'ont pas su
exploiter les opportunités qui leur ont été offertes pour aider à la refonte de
l'Etat. Si l'armée et ses Services auxquels beaucoup prêtent souvent à tort une
forme monstrueuse et une attitude intransigeante, avaient eu face à eux des hommes
politiques même cooptés, mais intelligents, perspicaces, audacieux et honnêtes,
ils auraient pu assouplir leur position et se laisser convaincre de la
nécessité de la réforme de l'Etat et du besoin de goûter eux-mêmes aux charmes
de la démocratie. Or, l'armée n'avait eu jusqu'ici et n'a en face d'elle encore
qu'une classe politique informe, composée d'individus opportunistes,
intéressés, timorés et ternes, qui ne peuvent guère l'aider à faire ni sa
propre refonte interne ni celle de la société politique et civile. Ainsi nos
ministres actuels et nos députés, sans compter les membres de l'opposition,
nous offrent-ils déjà au quotidien le triste spectacle d'actes et de discours
où l'éloge du Prince et la glorification des prétendues réalisations sociales
et économiques l'emportent sur la vérité, la relativité des choses, le sens de
la nuance, de la mesure et de la responsabilité….
Quand la
faiblesse de l'esprit se conjugue au sentiment de la dette comme fardeau…
Lorsque les
hommes politiques se sentent, à tort ou à raison, redevables de leurs postes à
l'armée, et qu'ils ont une grande dette à s'acquitter envers elle, dès lors
même que celle-ci ne leur réclame rien en retour, ils ne peuvent absolument pas
réfléchir en hommes libres, ni prendre la moindre initiative qui puisse être
qualifiée d'audacieuse. Ces hommes sont, indépendamment de l'armée et de ses
éventuelles interférences, complètement hétéronomes, et l'hétéronomie de la
volonté s'oppose par définition à l'autonomie de l'esprit. Dès lors, on ne peut
pas encore reprocher à l'armée d'en être responsable, puisque cette mentalité
de la soumission, de la peur immotivée, de l'inhibition intellectuelle et de
l'apathie se trouve au cÅ“ur même du dispositif psychique et psychologique de
cette «classe politique» -si tant qu'elle n'ait jamais existé- L'opportunisme
et la quête assoiffée du pouvoir qu'elle affiche au grand jour sont la
conséquence directe de cette démission politique, et de cette défaite de la
pensée.
La faillite de notre industrie
industrialisante, par exemple, n'était pas le fait de l'armée et de ses
Services, mais bien le fait de l'équipe de technocrates cornaquée naguère par
Belaïd Abdesselam, et les équipes gouvernementales qui lui ont succédé depuis
plus de deux décennies en arrière, se sont montrées à peine plus brillantes, à
peine plus efficaces en termes de gestion saine des affaires de l'Etat. En
dépit de son caractère autoritaire et «jacobin» et de la redoutable réputation
de ses services secrets, qui donnent par ailleurs des frissons de peur
rétrospective, «l'armée politique» dont parle M. Ghozali avait eu certes, et
depuis toujours cet Å“il de l'Argus qui lui permettait et lui permet encore de
balayer d'un seul regard le moindre des activités de la vie sociale et
politique, mais elle n'a jamais cependant, empêché ces hommes politiques d'être
eux-mêmes, d'avoir leurs marques propres, en devenant relativement autonomes et
indépendants par rapport aux Services dont les interférences dans les affaires
civiles et politiques sont inévitables, et comme le dit M. Ghozali lui-même :
«Ce n'est pas propre à l'Algérie que les « Services» essayent d'avoir plus et
d'abuser» de leurs pouvoirs.
C'est reconnaître donc que dans les pays,
même les plus démocratiques du monde, les Services ne sont pas seulement
omniprésents et omnipotents, mais ils s'immiscent aussi dans toutes les
affaires de la société civile et politique. Mais il est vrai qu' à la
différence de notre pays, c'est que ces Services ont, en face d'eux, non
seulement des institutions solidement établies sur des vieux socles
institutionnels qui limitent leurs pouvoirs envahissants, mais aussi et surtout
ils ont affaire à une classe politique dont les membres sont habités d'un
esprit critique, libre et autonome, et qui savent par leur intelligence
politique et par leur sens profond de l'Etat qui imprègne leur imaginaire, à se
faire entendre par les Services qui reconnaissent et acceptent eux-mêmes, à
leur tour, le fait de n'être que l'instrument d'une politique, des politiques.
Or, en Algérie, c'est l'inverse qui se produit. Ce sont les Services qui
assument presque seuls les deux insupportables besognes : la politique et
l'espionnage. Ils le font presque à leur corps défendant, faute d'une classe
politique éclairée, audacieuse, critique et imaginative. C'est ce défaut qui
pousse l'armée à être tout à la fois au four et au moulin…..
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Posté Le : 11/11/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Ahmed ROUADJIA
Source : www.lequotidien-oran.com