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Il pleut sur la ville. J'ai l'impression qu'il pleut toujours sur El-Kala et, chaque fois que j'entreprends un voyage vers cette contrée verdoyante et humide (pluviosité record d'Algérie), je m'attends toujours à y trouver un ciel bas et chargé de nuages, au-dessus d'une ville fouettée par les rafales de vent et les trombes d'eau… Pourtant, cette escale touristique qui déploie ses ailes sur des plages à la beauté sauvage vantée par tous les visiteurs, n'est connue que pour ses étés savoureux.
Et d'ailleurs, en y passant pour me rendre en Tunisie toute proche, je me trouve mille excuses pour ne pas m'y attarder : la saison chaude y est quelconque : plage, soleil, sable fin, hôtels, restos, campings, soirées musicales… Tout cela ne m'attire pas… Ma Calle à moi a les couleurs du vieux port en hiver, gris et romantique, lorsque les barques commencent à tanguer sous l'effet d'un vent de nord-ouest toujours rebelle. Eh oui ! C'est une particularité à relever : le port d'El-Kala est le seul du pays tourné vers le nord-ouest et il est arrivé que les embarcations ne résistent pas à la houle… C'est pourquoi les autorités ont pensé à édifier un nouveau port ayant une meilleure protection contre les colères méditerranéennes. Le chantier est confié à une entreprise italienne. Ma Calle à moi a les lumières fatiguées des petits soirs d'hiver lorsque, devant un pois chiche et une boisson qui remonte le moral, on se met à refaire le monde, entre copains, dans l'ambiance douillette de l'un de ces établissements collés au port, fréquentés par les marins-pêcheurs, les ouvriers des chantiers environnants, les cadres et les visiteurs. Que de fois n'y ai-je pas mis les pieds en parfait inconnu et que de fois, à peine assis, n'étais-je pas apostrophé par des consommateurs qui m'invitaient à partager leurs repas. Dans ces bistrots du port chantés par Jacques Brel, entre autres —, il y a quelque chose d'indéfinissable qui traîne comme un vieux poème en hommage à cette Méditerranée si omniprésente, comme un vol de mouettes au-dessus des chalutiers rentrant au port, comme un adieu répété chaque matin, au moment où le mari quitte le foyer conjugal et où l'épouse pleure en cachette, en priant Dieu de le faire revenir le soir… Ma Calle à moi est une douce chanson qui va au-delà du béton pour réveiller les mille et une bêtes qui dorment au plus profond de la forêt et caresser les mille et une plantes qui constituent un trésor unique en Méditerranée du Sud et que la majorité des Algériens ne connaissent pas ! Lundi 16 avril 2012… La route rectiligne s'enfonce au milieu des arbres et aucune habitation, aucune vie humaine, aucun bruit ne viennent perturber le silence imposant des bois. Nous sommes dans le parc national d'El-Kala. Ah ! Ce parc, divisé par l'autoroute Est-Ouest ! Voilà une grosse, grosse bêtise de M. Amar Ghoul qui a refusé de prendre en considération les doléances des défenseurs de la nature. Plusieurs propositions ont été faites pour détourner le tracé et éviter de porter atteinte au milieu naturel. Rien n'y fit ! M. Amar Ghoul ou ses supérieurs voulaient terminer le projet à temps ! Une déviation serait cause de retard ! Eh bien, vous avez un retard encore plus important avec ce tunnel qui pose problème du côté de Constantine et ces mille difficultés de la Cojaal… La nature s'est vengée ! Cette autoroute est une véritable catastrophe pour le parc d'El-Kala. Elle divise en deux la portion de terre qu'elle traverse, ce qui perturbe la vie des animaux terrestres qui se trouvent confrontés à un obstacle artificiel et ce ne sont pas les quelques tunnels édifiés sous le bitume qui vont régler le problème : les troupeaux ont leurs habitudes et ne vont pas s'amuser à chercher ces fameux souterrains ! En outre, la pollution sonore aggrave le problème, sans compter les déchets qui vont être jetés par les entreprises (très dangereux) ou les automobilistes de passage. Dans tous les pays du monde, on protège les parcs et on respecte les décrets présidentiels antérieurs. Ici, on n'en fait qu'à sa tête ! Bon, laissons ces problèmes à la conscience de ceux qui courent derrière le pouvoir au lieu d'aller se reposer et poursuivons cette descente vers le cœur de la ville, descente ponctuée par une très belle vue sur les plages dominées par la tour couleur de sable de l'hôtel Mordjane, actuellement en réfection. Et il était temps ! Nous voilà sur la place centrale : le vieux resto de Baghdadi, qui connut ses heures de gloire dans les années soixante-dix, a été transformé en n'importe quoi… Pourtant, la ville, tant de fois dénoncée pour sa saleté et sa laideur, conséquences d'un laisser-aller sans pareil, a, semble-t-il, décidé de s'offrir un toilettage, ô combien salutaire ! Je m'en vais à la recherche de mon ami Boudjema Meziane. J'aurais tant voulu voir mon autre compère, Rafik Baba Ahmed, l'encyclopédie vivante de l'histoire et de la géographie d'El-Kala avec un penchant pour les questions écologiques. Hélas, son téléphone ne répondait pas ce jour-là… Boudjema Meziane est un ami de longue date. On était ensemble au lycée et nous avons crapahuté jusqu'au bac philo. On avait comme professeur de philosophie un personnage hors du commun, M. Minne. Aux élèves qui lui demandaient quels livres acheter pour suivre le programme, il eut cette réponse qui résonne encore dans mes oreilles : «Quels livres ' La philosophie, c'est la vie et la vie n'a pas besoin de livres : elle est là, quotidiennement !» Et il mettait aussitôt en pratique cette conception révolutionnaire qui aurait hérissé les cheveux de n'importe quel «douktour» : un mot écrit à la hâte par un élève perturbateur sur le tableau noir et c'est parti pour un cours de philosophie sur cette incartade ! Une ouverture sur le journal francophone de l'Est algérien An Nasr et c'est l'occasion de disserter sur tel ou tel sujet. Une réflexion ou une bourde de Meziane, Kacha, Chaâbane ou Farah et nous voilà au milieu d'une belle démonstration de philosophie. A Montaigne qui disait : «Que philosopher, c'est apprendre à mourir», Minne semblait répondre : «Que philosopher, c'est apprendre à vivre…» Les souvenirs du lycée reviennent forcément dans nos discussions qui ont pour cadre le petit appartement de la sœur de Meziane, dans une cité populaire dite «Cité du FLN», allusion certainement au vieux FLN de la guerre, sinon… C'est cet appartement que mon ami appelle «la chaumière», en souvenir de la baraque qu'il occupait avec ses parents du temps du regroupement colonial dans un hameau appelé «El Frine» et qui deviendra, grâce à la Révolution agraire, une belle et verdoyante cité ayant toutes les commodités de la vie moderne. Hélas, après Boumediène, le village a été ouvert aux quatre vents de la médiocrité et du rafistolage : c'est une plaie saignante de béton mal fini et de rues boueuses en hiver et poussiéreuses en été… Boudjema s'est installé en France en 1976 et après avoir enseigné là-bas, il se consacre à l'écriture. Il en est au sixième tome de sa véritable «encyclopédie humaine» : «L'Esprit de la chaumière» (*). Il avait pratiquement coupé les liens avec son pays d'origine mais, à l'occasion des funérailles d'un proche parent dont la mort le marquera profondément —, il décide de faire le va-et-vient, dans un incessant voyage au cœur du passé, son passé de jeune élève issu de milieux défavorisés et écrasés par le système colonial, et son présent aussi : il décortique les positions françaises vis-à-vis des questions de l'immigration mais aussi des relations avec le monde arabe ; comme il promène un regard sans complaisance sur cette Algérie qu'il redécouvre tellement éloignée des rêves que nous bâtissions au cœur du lycée Saint-Augustin…
M. F.
(*) : «Retour au Lac Tonga, l'esprit de la chaumière» : www.edilivre.com.
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Posté Le : 19/04/2012
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Maâmar FARAH
Source : www.lesoirdalgerie.com