Algérie

Les chansons de La Casbah (1re partie)



La traduction des Chansons de La Casbah, par Ahmed Amine Dellaï, entre dans le processus de la traduction littéraire de poèmes écrits en langue dialectale maghrébine à forte connotation marocaine, voire adaptés à l?arabe parlé algérien toutes les fois qu?ils sont mis en musique et chantés par les cheikhs du chaâbi, tels que Mrizek, El Anka ou Guerrouabi. La traduction a été aisément effectuée de la langue maternelle A de Dellaï vers la langue étrangère B. Son intérêt est en fait didactique, car elle mobilise autant que le poème originel un lecteur bien précis. Elle vient, parfois, à la rescousse de ce dernier pour combler les lacunes en langue A. Elle le vise, car elle aime le chaâbi, mais son niveau linguistique en arabe dialectal limite quelque peu la compréhension du sens. Ainsi, elle tend sans cesse une passerelle à un public mélomane afin qu?il puisse interpréter intégralement le sens de chaque qacida. Elle invite le lecteur/auditeur à une réflexion sur des poèmes chantés en arabe dialectal si riche et si varié ; elle permet de découvrir des sens cachés et éventuellement « pour permettre au lecteur de mieux comprendre la structure... » (voir A. A. Dellaï, Chansons de La Casbah, p. 15). Cependant, elle n?est pas le principal objectif du traducteur, qui, en fait, l?a mise en quatrième position après la présentation, la bibliographique et le corpus arabe. Le procédé de traduction prend corps avec le choix de 16 qacidas qui ont été intégralement traduites en français. Le recueil se termine avec 11 qacidas en annexe ; considérées par le traducteur comme les joyaux du chaâbi ; elles n?ont pas été traduites, mais suivies de notes en français. Le recueil est très sélectif ; il semble avoir été élaboré selon le penchant du traducteur qui laisse transparaître une grande culture du chaâbi et une grande érudition. Ainsi, le corpus choisi est constitué de poèmes du XVIe et XVIIe siècles ; ils ont été écrits par des poètes, dont la langue dialectale riche, précise, truculente et sensuelle leur a permis de décrire un monde ferme d?artistes, de femmes chanteuses et danseuses, de poètes, de musiciens vivant dans une société conservatrice où la poésie et la musique restent taboues. L?origine des poèmes, marocaine ou algérienne, a été signalée par le traducteur avec toutes les variantes ajoutées, mais elle sera vite oubliée, dès qu?ils seront chantés, quoique certains mots, certaines expressions signent d?un cachet indélébile un poème algérien et le distinguent d?un poème marocain. Le texte du corpus est un tissu de non-dits qui donnent la priorité à l?implicite, donc à une certaine ambiguïté qui rend le texte poétique chanté sensuel, charmeur, soutenu, avec la voix complice, chaude et virile de Guerrouabi interprétant la qacida d?Al Harraz. Le traducteur tout comme le chanteur sont des interprètes de sens ; l?un par un nouveau texte écrit, l?autre par sa voix accompagnée de musique ; ils incitent l?auditeur à activer le poème d?origine ; reste à savoir si le public ciblé perçoit ce qu?attend de lui le poète et le chanteur en même temps, surtout si ce public ne maîtrise pas parfaitement la langue arabe parlée de surcroît marocaine. En tant que traducteur, A. A. Dellaï a choisi un corpus de poèmes, dont il a pu assumer la traduction grâce à ses connaissances linguistiques et une grande correction lexicale et grammaticale, il a, en outre, pris en considération le degré de spécialisation du lecteur/auditeur dans la poésie du melhoun et de la musique chaâbi. Il sait pertinemment que sa traduction ne pourra pas être mise en musique ni être chantée ; toutefois, il semble vouloir partager avec le lecteur/auditeur, toutes les émotions que suscitera le poème originel. L?atout majeur du traducteur dans cette entreprise d?une traduction de la poésie est qu?il est un parfait bilingue, voire trilingue, puisque à chaque occasion qui se présente, il donne en notes l?origine berbère d?un mot, ou comment il a été transformé d?une langue à l?autre. Bilingue d?une espèce rare, chercheur méticuleux, il éclaire le sens des mots arabes dans un excellent français en laissant transparaître quelquefois certaines limites, qu?il cite en notes (Chansons de La Casbah - p. 32 : « Adidi : je crois que ce terme se réfère plus au vers à soie - douda/didane - qu?à la couleur pourpre ou amarante proprement dit ». Si la recherche du sens des mots s?arrêtait à ce niveau lors de la traduction, A. A. Dellaï n?aurait utilisé que la traduction par correspondance ou linguistique ; mais là n?est pas le cas ; notre impression est que tout concourt à faire de sa traduction non pas un nouveau texte poétiquement supérieur à l?originel, mais plutôt il cherche à interpréter le sens de la qacida à partir des compléments cognitifs qui renforcent sa culture ; D?ailleurs, il l?avoue clairement en disant : « Quant à la traduction, elle n?a pas pour vocation, ici à notre sens, de produire une nouveau texte poétique, en langue française à côté d?un texte arabe. Tout est d?abord dans le texte arabe lui-même. La traduction ne vient que pour soutenir la compréhension du texte originel et non pas le remplacer... » (v. chansons p. 18). En effet, tout est dans le texte, tels événements, fait historiques, comportements collectifs, gastronomie, ustensiles, tissus et vêtements, couleurs, parfums, fleurs... L?action du traducteur ici est de décrypter des textes grâce à son bagage cognitif en établissant des équivalences, afin de transmettre le sens de chaque qacida.Il est certes vrai que le titre du recueil Chansons de La Casbah, sous-titré non pas par la couverture en arabe par Al Qacid a chaâbi, mais en deuxième page, est un choix délibéré de A. A. Dellaï. Ce choix perspicace permettrait d?attirer les mélomanes et amoureux du chi?ir al melhoun et du chaâbi ; de distinguer avec subtilité entre poèmes dits/écrits, issus du vaste patrimoine maghrébin et entre chansons qui donnent à ces textes un cachet algérien, spécifique à La Casbah. Le titre est un écart poétique très suggestif qui pourrait avoir un objectif commercial, celui d?attirer les lecteurs nostalgiques ; d?autant plus que la couverture du recueil renforce cette impression. A première vue, apparaît un angle de patio (wast eddar) où évoluent des femmes replètes, aux formes proéminentes donnant l?image de Maghrébines non conventionnelles : elles dansent, se prélassent, discutent décontractées en face d?un orchestre de musiciens assis en tailleur, un peu en retrait, actionnant leurs instruments. Ce tableau renforce le message qui contient le titre ; il montre clairement le clivage entre les couches de la société maghrébin, voire algéroise. La femme honorable apparaît entièrement voilée, accompagnée d?un garde, debout derrière l?orchestre. Le titre aurait pu être un écart sémantique, si le recueil avait été intitulé - poèmes de La Casbah - qacidate El Qaçabah, il aurait été alors une déviance inadmissible, par contre, la chanson chaâbi s?est appropriée le poème maghrébin afin de lui donner le cachet de La Casbah : quelle Casbah ? Celle de Tunis, d?Alger ou des zniket de Fès El Bali ? D?ailleurs, la traduction du titre Chansons de La Casbah gomme le nom Casbah pour bien souligner que la chanson est populaire, el qacid a chaâbi. L?attitude du poète qui compose son poème est différente de celle du traducteur ; le poète vise un lecteur/auditeur modèle ; il n?adresse pas son poème à un « public populaire », ce qui aurait fait passer son poème d?un texte fermé à un texte ouvert, avec interprétation entre les lignes. Il cible plutôt un lecteur modèle en travaillant sous texte, le truffant de difficultés linguistiques, de références soufies, c?est le poème qui choisit son lecteur parmi les lettrés, « s?il ne l?atteint pas, il dévie et devient illisible » (Umberto Eco, Lector in Fabula, Milan 79 - Paris 85, p. 76). Ainsi, le traducteur est un lecteur privilégié, il affronte le texte poétique non pas comme un amateur, mais muni de son bagage cognitif, il connaît la langue des deux grands piliers du melhoun : Sidi Lakhdar Benkhlouf et Sidi Abdelaziz El Maghraoui (voir chansons p. 12), tous deux sont issus de la vallée du Chellif et des Monts du Dahra ; ce qui explique que le traducteur arrive à décrypter cette langue parlée au Maghreb et qui se réfère constamment au berbère, en adaptant des mots ou en les déformant pour les arabiser, et aboutir à une langue représentant la culture (A suivre)


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