Algérie

Les Capris de la guerre



Pendant que certains tentent de tirer la couverture exclusivement vers eux pour se maintenir vissés au piédestal de l'histoire confisquée, d'autres qui ont disparu pour la plupart, sont recouverts de la chape de l'oubli. Le souhait que l'on formule par devoir de mémoire, est de ne point gommer cette multitude d'anonymes, qui a été au centre des déchirures, sans jamais espérer quémander un quelconque avantage, autre que l'indépendance du pays. Disparus aujourd'hui sans avoir jamais demandé ou reçu la moindre des rétributions, leur descendance n'attend que leur reconnaissance par la simple symbolique. Pour ces modestes gens qui ont connu, sans jamais geindre, toutes les misères et les frayeurs, que seule une guerre peut véhiculer, leur seule consignation dans le registre de l'Histoire serait en elle-même l'hommage rendu. Ces enfants qui ont participé le plus souvent involontairement, à l'événement, sont pour certains qui ont survécu, adultes. Je relate, cinquante après, l'un de leurs faits dans toute son authenticité. C'est l'histoire du petit Amar et de son père : - Une ombre menaçante submergea le petit Amar. Les sabots frôlèrent sa tête, le souffle puissant et le hennissement d'une bête cabrée emportèrent au loin sa chéchia. En levant la tête, il n'en croyait pas ses yeux et évita de peu d'être écorché par le harnachement d'un cheval alezan, monté par un officier des spahis français. L'escadron de cavaliers, dont les chevaux ont été certainement dressés à se déplacer dans le plus grand silence, avait auparavant pris position sur toutes les collines environnantes et commencé les fouilles des maisons et jardins. Les recherches progressaient avec beaucoup de brutalité vers le centre. Les femmes, en haillons et dont les plus jeunes s'étaient barbouillées le visage de suie et saupoudrées les cheveux de terre pour paraître les plus rebutantes possible et écoeurer les velléités de viol des soldats, les enfants et les vieillards étaient conduits à coups de fouet et d'insultes vers une colline qui surplombe le hameau. Les hommes valides étaient ligotés et traînés par une corde commune accrochée au pommeau d'une selle vers un ravin, où quelques spécialistes de l'interrogatoire musclé avaient délimité l'arène et se préparaient au sale boulot. Les habitants du hameau de Aïn Aïcha étaient encerclés hermétiquement sans aucune possibilité de s'échapper, avec un groupe de moudjahidine parmi eux ! La vigie, chargée de surveiller les mouvements suspects et les signaler rapidement afin de ne pas être pris au dépourvu, s'était assoupie un petit moment; c'est ce qu'on apprendra plus tard. Les chiens, qui auraient pu avertir du danger avaient été éliminés, dès le début de la révolution, sur ordre de la résistance. La peur le paralysait. Il allait servir le café aux moudjahidine, il se retrouve nez à nez avec un officier ennemi ! Il lâcha le plateau avec la cafetière et les tasses se fracassèrent sur le sol. L'officier, intrigué par le comportement de l'enfant le regardait d'un air soupçonneux. Son père, qui, au même moment, sortait du gourbi situé plus bas dans lequel un groupe de moudjahidine achevait de soigner un des leurs et attendait le café, avait saisi la scène et mesuré ses conséquences tragiques. Alerté par la situation inconfortable dans laquelle allait s'empêtrer son fils, il reprit son sang-froid et accourut en criant très fort : «Je t'ai dit, espèce d'âne, de commencer à servir le café en voyant arriver MM. les officiers de l'armée française. «Dépêche-toi de ramener un autre café et ne le renverse pas cette fois-ci !» Arrivé à hauteur de l'officier, responsable de mon effroi, il se met dans un garde-à-vous impeccable et déclama : «Sergent B.K. 2ème Compagnie, 7ème Régiment de Tirailleurs Algériens à vos ordres mon lieutenant !» Ce dernier rendit le salut et posa l'inévitable question à cet indigène qui baragouine un français approximatif au lieu d'appeler l'un de ses traducteurs occupés pour le moment ailleurs : «Où sont les fellagas ! On m'a informé qu'ils passent souvent par ici !» Le vieux jura effrontément sur tous les saints connus et inconnus, qu'il n'a jamais vu ces bandits. D'ailleurs, si jamais il les voyait, il n'hésiterait pas un seul instant pour aller directement informer et demander secours à l'armée française. Parole d'ancien combattant ! Lui rétorquait-il. A-t-il été convaincu par cette profession de foi ? On ne sait cependant par quelle magie, il mit pied à terre et l'entraîna vers le nord de la chaumière, au centre d'une large excavation, peu profonde creusée sur le flanc d'un petit monticule, d'où les vieilles du hameau extrayaient l'argile pour la fabrication des ustensiles de cuisine. Elle servait aussi de plate-forme de battage pour les moissons. Les garnements du hameau l'utilisaient comme terrain de jeu de chara (1). C'est aussi l'agora pour les adultes où, par beau temps, les sages du hameau venaient débattre des problèmes de la tribu ou jouaient au sig (2). Elle se transformait quelquefois en piste de danse, pour les nombreuses fêtes qu'on organisait sous n'importe quel prétexte. C'était la place centrale ! Le lieutenant rameuta sa troupe, quelques militaires les rejoignirent et tout le monde prit place sur les pierres disposées en cercle et la discussion s'engagea. Il fut question de Monte Cassino, d'Alsace et d'autres batailles ainsi que l'évocation des noms des grands officiers sous les ordres desquels le père a servi la patrie. Il n'est pas insensé d'espérer retrouver parmi eux, quelque ascendant au moins à l'un d'eux et ainsi amadouer leur ardeur guerrière ! La maman avait tout de suite compris et finissait de préparer un autre café dans un nuage de fumée, qui assombrissait l'intérieur du logis et rendait l'air irrespirable. Amar, comme convenu antérieurement, avait couru jusqu'à la petite valise en carton où étaient soigneusement rangés les papiers personnels, les effets de toilettes et les médailles militaires arrachées de haute lutte, sur les champs de bataille du Moyen-Orient et d'Europe, qu'il ramena et que son père exposa ostensiblement avec une profusion de détails, devant la curiosité détachée des sous-officiers. Le père le regarda profondément dans les yeux et lui dit: «Dépêche-toi de conduire les chèvres chez le pâtre et ramène le café !» Il allait lui répondre que les bêtes étaient déjà au pâturage puis se ravisa tellement l'ordre lui paraissait anachronique et comprit qu'il s'agissait plutôt de trouver une solution pour sortir le groupe de moudjahidine de l'encerclement. Implicitement, il se sont partagé les rôles; le père devait attirer et occuper le maximum de soldats au nord de l'habitation avec ses histoires guerrières et l'exposition de ses médailles, le fils, quant à lui, devait conduire les moudjahidine hors de portée de vue. C'est-à-dire les soustraire à l'encerclement. A côté du gourbi où ces derniers étaient déjà en position de combat, le doigt sur la gâchette, il y avait une seguia qui descendait vers le sud jusqu'à l'oued. Elle traverse un champ de figuiers rabougris et de cactus, mais n'était pas assez profonde pour dissimuler le corps d'un homme, même allongé. Amar entendit, à son grand désarroi, l'adjudant, dont la réputation de cruauté et de haine avait déjà précédé dans les hameaux environnants, vociférer. Il insultait et rudoyait avec violence tout ce qui passait devant lui, il se dirigeait dangereusement vers le gourbi-refuge. Il était presque sur le seuil, Amar paralysé par la peur allait mettre ses mains sur les yeux, pour ne pas voir le début du déluge, quand le miracle se produisit, le lieutenant le héla avec une pointe d'agressivité et lui intima l'ordre de le rejoindre tout de suite ! Ce qu'il fit manifestement à contrecoeur, comme s'il avait pressenti qu'on venait de lui arracher des mains quelque proie. Le danger n'était pas totalement écarté pour autant et il devenait donc impérieux de détourner par un quelconque subterfuge, l'attention des soldats qui étaient en garde aux alentours du gourbi, pendant que les moudjahidine se défilaient en rampant dans la seguia. On jouait à tout va ! Amar se rappela qu'il y avait des chevreaux dans l'enclos. Et s'il les sortait et les lâchait dans la nature en les orientant du côté opposé à l'escapade pour faire diversion ? Il joua le tout pour le tout et tentait l'expérience tout en priant Dieu, de faire comprendre la manoeuvre aux fuyards. Les bêtes s'égaillèrent dans une totale confusion, il se mit à courir et à crier pour les pousser vers la direction opposée à la seguia. Quelques soldats apitoyés par sa balourdise, l'aidèrent à récupérer après une véritable chasse à courre, les chevreaux. Il jeta un coup d'oeil furtif vers le point le plus éloigné de la seguia, là où elle atteint l'oued. Il vit la dernière silhouette disparaître, à son grand soulagement, derrière le bosquet de lauriers roses. On l'aida même à ramener les chevreaux récalcitrants à la bergerie. Sa mère qui avait suivi toute la scène, grâce aux trous d'observation pratiqués discrètement dans les murs de torchis, que seules les campagnardes savaient positionner aux points stratégiques, le happa à la porte, le serra un moment en silence contre elle et le regarda longuement, pendant que les soldats mettaient sens dessus dessous l'intérieur de l'habitation, en éparpillant sans ménagement les maigres objets qui s'y trouvaient. Ses yeux innocents s'embuèrent, des larmes ruisselaient à cet instant, sur ses joues craquelées par le froid et la misère. Il ne sait si ces larmes exprimaient la délivrance de savoir que les djounoud étaient saufs ou la peur toujours présente pour le sort des siens, ou tout simplement à cause de l'âcre fumée qui remplissait le gourbi. On cuisinait au feu de bois vert. Le plateau de café bien serré entre les mains, il se dirigea vers le lieutenant et son groupe devant lesquels il le déposa. Servant le café, il jeta un coup d'oeil complice à son père, qui avait deviné qu'il y avait un espoir de salut pour cette fois-ci. En prenant sa tasse de café, le lieutenant le regarda et lui dit : «Est-ce que tu vas à l'école... ? Quel âge a-t-il ? - Onze ans ? M'sieur, et je vais à l'école Chalon de Bou-Saâda», lui répondit-il. Visiblement surpris, l'officier se détendit en demandant à l'enfant de s'approcher. Il tendait une barre de chocolat prise de sa boîte à ration. Pendant ce temps, l'adjudant fulminait de rage. Cette petite chose ajoutait au bonheur de l'enfant, une jubilation particulière. Dieu dans son immense mansuétude, venait de lui permettre de soustraire les siens au funeste destin auxquels ils auraient été voués, si son instinct de conservation ne l'avait pas inspiré, ce jour-là ! Après avoir longuement discuté, le lieutenant manifestait un intérêt pour les capacités intellectuelles de l'enfant, lui conseillait de poursuivre sa scolarité dans l'école pour enfants de troupe, pour embrasser une carrière militaire. Il l'invitait à ce titre de passer dès le lendemain au cantonnement, pour prendre des denrées alimentaires et des couvertures. La fouille du hameau s'étant avérée infructueuse, l'officier donnait l'ordre de rassembler la population pour un petit discours. Pendant ce temps, le médecin militaire examinerait les enfants et les femmes. Après quoi, on relâchait tout le monde. L'encerclement levé, les spahis prirent la direction de leur campement. A part quelques taloches servies aux moins chanceux, personne n'a été, à proprement parler, torturé ce jour-là. Amar et son père tiraient ce jour-là une légitime fierté de leur comportement salvateur. Montés sur leur cheval blanc, ils prenaient, dès le lendemain, le chemin du cantonnement de spahis, situé à une demi-douzaine de kilomètres au piémont de Djebel Messaâd. Aménagé près d'une ancienne maison forestière, le casernement s'activait à l'entretien des lieux et des armes. Les senteurs de la cuisine parvenaient au nez de Amar qui avait faim. Le hennissement et l'odeur de purin emplissaient l'air du campement. On les conduisit jusqu'à une petite bâtisse, qui servait de bureau et de chambre à coucher pour le lieutenant. Il souriait en les accueillant. On parla de tout, de Saint-Cyr, de Saumur, de ses enfants restés en France et qui lui manquent beaucoup et, bien sûr, de la guerre et des souffrances des deux côtés. Amar était éberlué de savoir que les militaires pouvaient avoir des enfants ! L'hôte offrait le café et partageait avec ses invités d'un jour, le déjeuner. A la fin du repas, un Arabe, apparemment sous-officier, à l'accent prononcé de l'Ouest, nommé Kada, les conduisait à la cambuse pour leur donner les denrées alimentaires et les couvertures promises. Chemin faisant, ils étaient rejoints par un caporal, arabe lui aussi. Il abordait le père en lui lançant : «Hier, pendant que ton fils nous embarquait dans la course poursuite après les chevreaux, j'ai vu avec Kada quelques chèvres prendre la seguia. Nous en avons compté huit; il y avait même deux chèvres qui traînaient une des leurs. On pourrait t'aider, on aimerait bien la soigner !» Le père accusa le coup, sans broncher ! Estomaqué par l'allusion à peine voilée, il ne fit aucune réflexion, le terrain pouvait être miné. On se séparait dans un silence pesant. Arrivés à la sortie, Amar et son père retrouvaient le lieutenant avec la photo de ses enfants dans la main, une fille et un garçon. Beaux, tout comme les petits roumis, ils s'appelaient Jocelyne et Daniel. Ce dernier était en CM1 comme Amar. Le lieutenant remettait en guise de présent, à Amar, un paquet où il y avait quelques friandises et des fournitures scolaires, rangées dans un joli cartable en cuir. Sur le chemin du retour, le père ne desserrait pas une seule fois les mâchoires. Il avait l'esprit assurément préoccupé. Sitôt arrivés au gourbi, il ne descendit même pas de cheval, il prit un morceau de galette et un peu d'eau et continua son chemin. On ne le revit que deux jours plus tard, il était bien fatigué mais paraissait moins bouleversé. Il remettait à son fils, un petit paquet enveloppé dans un morceau de toile chèche vert : c'était un joli dictionnaire, le premier qu'il a eu entre les mains. Il comprenait que son père est repassé par le cantonnement des spahis. Quelque temps plus tard, juste après le coucher du soleil, un groupe de moudjahidine arrive au gourbi. Amar s'affairait à servir le dîner que sa mère, avec des moyens rudimentaires et l'aide de sa voisine, avait déjà préparé. Il faisait très sombre et la lumière blafarde de la lampe de pétrole n'éclairait pas suffisamment pour bien distinguer les visages. Après le repas, comme toujours, Amar aimait plaisanter avec les moudjahidine, qui passaient régulièrement chez eux et dont certains l'appelait familièrement «Bézouiche». Il était fasciné par les armes, d'ailleurs il pouvait vous citer avec maints détails, tous les modèles qui ont servi pendant la guerre d'Indépendance. Alors qu'il ramassait les cuillères à la fin du repas, un moudjahid le prit par le bras, le fit asseoir près de lui et lui demandait : «Alors tu as rattrapé tes chevreaux ? Ils ont dû grandir depuis ce temps où tu courrais après ?» Il écarquillait les yeux dans la pénombre, aidé par l'accent de l'interlocuteur, il reconnaissait avec stupeur... Kada le spahi ! Il apprenait ce jour-là, que Kada et quelques-uns de ses compagnons avaient déserté, avec armes et bagages, l'armée française. Ils rejoignaient ainsi leurs frères de combat ! Du fond de sa vareuse, Kada tirait quelques bonbons qu'il remettait à Amar, avant de disparaître dans la nuit. Ce fut un moment poignant. L'objectif de ce départ, avant lequel chaque moudjahid vérifie et lubrifie son arme, était facile à deviner. Une attaque est prévue pour cette nuit ! Quelques heures plus tard, le ciel s'embrasait au-dessus du cantonnement des spahis. De temps en temps, une fusée éclairante inondait le paysage de lumière et faisait «le jour». Des rafales d'armes automatiques et des détonations durèrent une bonne partie de la nuit. Vers l'aube, le calme retombait sur la steppe; c'était fini ! Au petit matin, on apercevait encore des volutes de fumée. Un avion d'observation survolait longuement les lieux, suivi par des hélicoptères et d'un long convoi motorisé. On apprenait, plus tard, que le cantonnement avait subi une sévère attaque. Il déplorait beaucoup de pertes humaines et matérielles. Paradoxalement, le petit Amar s'est retrouvé partagé entre deux sentiments contradictoires, la fierté d'apprendre la destruction d'un camp ennemi et peut-être l'élimination des monstres tels que le fameux adjudant, et l'espoir que ce lieutenant, dont le comportement humain était empreint de grandeur d'âme et de noblesse, était sauf. Il nourrissait l'espoir que lui et ses semblables soient épargnés et qu'ils aillent retrouver leurs enfants. Amar ne saura jamais ce qu'il était advenu du sympathique lieutenant, pour lequel il garde un indescriptible sentiment d'amitié, mais qu'il n'osait pas se l'avouer. Personne n'avait échappé aux souffrances. Même le père, qui avait côtoyé sur les différents fronts de guerre, plusieurs genres de personnes, disait, en l'évoquant, que les Français de souche évitaient souvent de faire du mal pour le mal. Le cantonnement de spahis de Maghnia (Djebel Messaâd) fut démantelé et abandonné à jamais. Sa position géographique rendait sa défense aléatoire et personne n'y remettait les pieds jusqu'à l'Indépendance. Quant à Kada, on le revoyait encore deux ou trois fois, toujours plaisantin et boute-en-train de son groupe. Amar apprenait plus tard que Kada était tombé au champ d'honneur à la bataille de Méharga. Les matinées de cet automne de l'année 1956 devenaient de plus en plus fraîches. Elles annonçaient l'approche de la rentrée scolaire. Le tout jeune Amar, que les derniers événements avaient armé de quelques expériences, avaient gagné en maturité pour affronter la redoutable année du CM2. C'est-à-dire celle de l'examen de 6ème ! * Cadre supérieur, chef d'entreprise à la retraite


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