Depuis longtemps
déjà, chaque matin, à sept heures moins le quart, les jours fériés exceptés, la
sonnerie de mon téléphone portable me rappelle brutalement la corvée
obligatoire que je dois exécuter au cours de la journée.
Je force alors
mon corps à quitter le lit. Poussivement, les membres courbaturés, je me
prépare pour aller au travail. Lorsque je suis prêt, lorsque j'ai pris mon
indispensable bol de café noir, je m'extrais de la maison et je me dirige vers
l'école. Pesamment, j'arrache mes pieds au sol comme si le chemin qui y mène
est couvert de boue poisseuse. Le cartable que je tiens à la main est un sac
rempli de pierres, qui me déboîte les os. Quand j'arrive, je franchis la porte
d'entrée péniblement, las, désenchanté, angoissé. Les mains impitoyables et
dégoûtantes de la nécessité m'entraînent vers la classe. Depuis la discussion
que j'ai eue avec mon ami Hafid, je sais ce qui m'attend. Des corps abrutis par
des flammes diaboliques. Qui peuplent et massacrent mes nuits. Pas un débris de
joie ne palpite dans ma viande d'enseignant. Au fil des jours, mon corps a été
vidé de l'enthousiasme qui l'embrasait au début de ma carrière, qui hâtait mes
pas dans la rue. J'étais impatient d'arriver, aiguillonné par le devoir sacré
de transmettre le savoir aux enfants de mon peuple. Je les prenais pour des
anges ! Je me sentais différent des autres. J'étais un homme investi d'une
mission. Ma chair dégageait comme un parfum de sainteté qui m'enivrait. Mais
ces instants de bonheur intense ne sont plus qu'un souvenir rouillant dans la
décharge de ma mémoire. Rien ne me distingue des autres travailleurs, aucun
signe ne me caractérise, je ressemble à tout le monde, je fais partie du
troupeau, et une indifférence visqueuse mêlée à de la crainte m'enveloppe et
m'emplis maintenant, quand je prends le chemin de l'école.
C'est maman qui
la seule a flairé sur mon corps les odeurs aigres du dégoût et de la
souffrance. Quand il s'agit de moi, ma mère possède des yeux perçants qui me
fascinent. Parfois, sans jeter un seul regard dans ma direction, elle devine
que je ne me sens pas bien. Une nuit, j'ai rêvé qu'elle était une énorme limace
jaunâtre, doté d'une tête hérissée d'une multitude d'antennes longues et vertes
zonzonnant comme des moustiques. Secrétant en abondance une bave mousseuse,
l'animal rampait autour de mon corps en faisant un bruit de succion. Puis,
subitement, une bouche saliveuse s'est ouverte dans sa chair molle et humide,
et s'est mise à m'aspirer. Je me suis réveillé en sursaut, le cÅ“ur affolé. Maman
était à mon chevet, en train de tripoter son dentier...
Maman m'a donc
appelé dans sa chambre, m'a demandé de fermer la porte, m'a fait asseoir en
face d'elle, a pris ma main droite dans les paumes teintes au henné des
siennes, m'a regardé longuement de ses yeux marron clair, puis m'a dit d'une
voix grave : " Qu'est ce qui te tourmente ainsi, mon fils ? Pourquoi cette
mine pâle et molle ? Es-tu malade ? Quelque chose est en train de te dévorer de
l'intérieur ! As-tu rêvé que ton père va bientôt rendre l'âme ? Ne crains rien,
ne t'affole pas ! Cet homme aussi maigre qu'un roseau, qui halète et soupire
sans arrêt, ne mourra que lorsqu'il aura enterré tous ses amis et toute sa
famille ! Il me survivra pendant des années !... C'est d'ailleurs cela son désir.
Mais il le regrettera. Mon absence empoisonnera sa vie... Mais ce n'est pas
pour parler de ton père que nous sommes ici. C'est toi mon petit qui m'inquiète
! Es-tu malade ? Que veux-tu cacher à ta maman ? Dis-moi mon fils ! quelle est
cette bête mystérieuse qui ronge ta tranquillité ? Je suis ta mère ! Je dois
tout savoir ! Vide ton cÅ“ur dans le giron de ta mère."
Alors, j'ai décidé de parler. Il était de mon
devoir de parler. Je ne pouvais plus continuer d'enfermer en mes profondeurs le
secret. Comment aurais-je pu mentir à maman ? En exceptant certains faits
banals que j'emprisonne hermétiquement au fond de moi, je lui ai toujours tout
révélé.
J'ai dit : " Voici toute la vérité
maman. Nos écoles sont aujourd'hui remplies à craquer de bourricots. Des millions
d'élèves avec dans la tête, non pas une cervelle, mais un morceau de graisse
épaisse et gluante. Je passe mon temps à répéter mes leçons comme un perroquet.
En vain. Ils ne comprennent rien. Ils sont bouchés. Aucune des explications que
je donne généreusement ne parvient à pénétrer dans leur crâne de bêton. Ce sont
des idiots ! Tu me connais maman. C'est toi qui m'as mis au monde et m'as
élevé. Quand il s'agit d'expliquer une leçon, je me donne à fond, je me
pressure, je déploie toutes les connaissances que je stocke en moi ; je répète,
je répète, je répète, ne visant qu'un seul but, celui d'instruire et de
cultiver les enfants assis en face de moi. Je répands sans compter la lumière
que Dieu Tout-Puissant a déposé en moi. Je puise dans mon cerveau à pleines
mains, et offre à mes élèves toute la science que j'y ai accumulée au fil du
temps. Mais ce sont des idiots, maman ! Des abrutis ! Des ânes ! Des mulets !
On dirait qu'ils sont venus au monde, le sang grouillant de bestioles qui
secrètent en eux une substance jaunâtre qui en fait des imbéciles ! Ils ne
savent faire qu'une chose : s'amuser. Ils bougent tout le temps. Ils bougent
sans répit. Débordant d'une énergie malsaine et louche, ils s'agitent ; ils
gigotent ; ils se moquent ; ils sautillent ; ils chuchotent ; ils grimacent ;
ils s'interpellent ; ils s'insultent ; ils frémissent ; ils frissonnent ; bref,
ce ne sont pas des êtres humains, maman, mais des singes dérangés ! Je suis sûr
que même enchaînés solidement à leurs chaises, ils trouveraient le moyen de se
tortiller, ces garnements endiablés ! La lumière de la science n'a aucun effet
sur ces animaux ! Bien sûr, j'ai essayé de les redresser par des leçons de
morale. Régulièrement, persuadé qu'ils ont beaucoup plus besoin de sermons que
de connaissances, je laisse tomber le cours et leur démontre qu'un homme
dépourvu de science est condamné à vivre dans les grottes humides et sombres de
l'ignorance, poussant des grognements et couverts de poils. Mais je n'ai obtenu
aucun résultat. C'est que j'ai besoin de beaucoup plus de temps. C'est pour
cette raison que j'ai demandé au directeur de me permettre de retenir mes
élèves pendant une heure ou deux après la fin des cours. Mais il n'a pas
accepté, invoquant le règlement. Mais peut-être sont-ils inaccessibles aussi à
la morale ? Ce sont des idiots, maman ! Non, ce n'est certainement pas avec des
paroles qu'on pourra les débarrasser de cette bêtise qui coule à flot de leur
citrouille ! C'est avec le fouet ! Il faut sévir ! Il faut cingler ! Il faut
cogner ! Mais je suis en train de radoter. Le fouet ne sert à rien avec cette
graine de crétins ! Je l'ai découvert sur mes propres enfants ! Voilà toute
l'histoire, maman ! Voilà ce qui tourmente et torture ton fils ! "
En m'écoutant, me
palpant les mains comme elle a l'habitude de le faire, maman hochait la tête
gravement, s'emplissant peu à peu de la vérité qui pourrit les os et les nerfs
de son fils. Nous étions assis sur des matelas étendus sur une natte en
plastique. Je me souviens qu'au moment précis où j'ai cessé de parler, criées
dans la rue par des gamins, des grossièretés ont envahi la chambre comme une
meute de singes obscènes et vicieux. Nos rues pullulent de voyous à la bouche
puante.
Faisant semblant de n'avoir rien entendu,
tâtant mes doigts comme le ferait un médecin, maman m'a dit : " Je sais
maintenant ce qui te suce la moelle des os et te torture, mon enfant ! Un
savant face à des singes ! Les femmes d'aujourd'hui expulsent de leur ventre
des charretées entières de sots épais et nerveux. Regarde ta femme ! Elle ne
sait rien faire ! Je passe mon temps à lui indiquer ce qu'elle doit faire et
comment elle doit le faire ! Comment veux-tu qu'une créature pareille donne
naissance à des bambins intelligents ? Je suis sûr qu'elle est maintenant en train
de se ronger les ongles pour savoir pourquoi nous nous sommes enfermés ! Elle
sillonne le couloir, les oreilles à l'affût. C'est tout ce qu'elles savent
faire : espionner et accoucher de poupées idiotes qui n'arrêtent pas de se
regarder dans un miroir ! Dieu fasse que je n'assiste jamais à la confusion qui
régnera sur le pays dans les années à venir ! Les signes sont là déjà !
Personne ne pourra faire la différence entre un garçon et une fille ! Notre
communauté grouillera d'ânes maquillés qui ne chercheront qu'à chanter et
danser ! C'est un châtiment de Dieu ! Maintenant, ouvre bien tes oreilles ! À
partir d'aujourd'hui, tu ne songeras qu'à ta santé ! Ne t'acharne pas à vouloir
arracher ces bourricots au fumier de l'ignorance ! C'est inutile ! Je ne veux
pas que tu claques un jour sur l'estrade ! Je ne veux pas qu'ils te tuent !
"
Lorsque je suis
sorti de la chambre de ma mère, je suis allé dans la cuisine pour boire un
verre d'eau. Il faisait chaud et j'avais terriblement soif. Ma femme était en train
de préparer le dîner. Visiblement, elle grillait du désir de savoir de quoi
nous avons parlé, moi et maman. Son visage ruisselait de questions inquiètes et
douloureuses. Cependant, elle ne m'a rien demandé, souffrant en silence. Pris
de pitié, je l'ai débarrassée du clou rouillé que la curiosité avait planté
profondément dans sa chair, en lui rapportant une partie de l'entretien que
j'avais eu avec ma mère. Alors, j'ai vu son visage s'épanouir. Ses yeux se sont
mis à jeter des éclairs comme un feu d'artifice. Une joie indicible a inondé
son corps. Elle était heureuse comme quelqu'un qui s'aperçoit que l'effroyable
drame qu'il vient de vivre n'est qu'un cauchemar. Mon épouse est une femme qui
flaire partout des génies malfaisants qui complotent contre elle et ses
enfants. Emue, elle m'a dit : " Nous avons six enfants ! C'est à nos
gosses que tu dois penser sans cesse, pas aux garnements des autres ! Ces
voyous sont capables d'envoyer un homme au cimetière, tellement ils sont bêtes
! Que deviendrais-je alors avec six enfants à nourrir ? Une mendiante !
N'oublie pas que nous n'avons personne en dehors de toi ! Tu veux que je te
dise : garde ta science pour toi ! Laisse les patauger dans leur ignorance !
Pourquoi désires-tu qu'ils soient tous comme toi ? Qui t'a mis ce rêve dans la
tête ? Veux-tu un café ? Je viens de le préparer. "
En dehors de
maman, de mon épouse et de quelques collègues, je me souviens que j'ai abordé
le sujet avec mon ami Hafid. C'est un enseignant universitaire de sociologie.
J'avais ressenti le besoin d'en discuter avec un homme instruit. Dieu l'a doté
d'une tête farcie de connaissances. Pourtant jamais je ne l'ai vu avec un livre
dans la main. C'est une créature fascinante. Aucun phénomène n'échappe à son
intelligence. Comme la grotte d'Ali Baba, il regorge de trésors.
Nous étions dans un café. M'observant
par-dessus ses lunettes, il m'a écouté attentivement, me questionnant de temps
à autre. Quand j'ai fini de parler, il m'a dit : " C'est la même
catastrophe à l'université, mon frère ! Cette noble institution grouille aussi
de bourricots ! Mais ce qui te semble incompréhensible, ce phénomène qui
tourmente ton esprit, est pour moi clair comme le jour. Tu es maintenant un
très bon observateur, mais il te manque encore ce don de lier les choses entre
elles. C'est ça le rôle du chercheur. Mettre à jour les liens qui relient un
fait à un autre fait. Car tout est lié ! Mais ces fils sont invisibles pour un
Å“il qui ne possède pas ce don de percer le voile trompeur qui les cache. La
réalité qui s'offre à nos sens est souvent fausse. Elle adore nous induire en
erreur. Comme Satan ! Evidemment, il y a des faits très simples et qui ne
méritent pas l'attention d'un scientifique. Prenons un exemple. Voici un homme
qui urine contre un mur en plein jour ! A-t-on besoin d'être un savant pour
comprendre qu'il s'agit d'un individu mal élevé, d'un sauvage ! Prenons un
deuxième exemple pour voir mieux. Une adolescente se promène dans la rue,
habillée indiscrètement, impudiquement. Des hommes l'enlèvent et la violent. La
pauvre est déchiquetée par ces êtres humains qui ont été métamorphosés en bêtes
sauvages. Ici, comme dans l'exemple précédent, le lien est net. Si cette fille
s'était habillée convenablement, elle n'aurait pas été violée. Mais revenons à notre
problème. La bêtise que tu as constaté est une conséquence de la lubricité qui
est en train d'envahir le pays. Comme une herbe sauvage, la chair pousse en
abondance partout, étouffant la raison. Elle s'affiche sans aucune retenue !
Gonflée de désirs ardents, elle s'étale et se tortille dans la rue, troublante
et menaçante ! Pleine de remous qui ravagent les esprits ! Comme les chattes et
les chiennes, les femmes n'ont plus aucune pudeur ! Même au sein de
l'université, on assiste de plus en plus à cette chaleur malsaine ! L'autre
fois, en plein cours, j'ai pris un étudiant et une étudiante en flagrant délit
de débauche ! Ils se caressaient sous la table. Je les surveillais depuis
longtemps. Alors, j'ai posé le morceau de craie que j'avais à la main et j'ai
dit : " Monsieur et mademoiselle, j'ai le sentiment que vous confondez cet
amphithéâtre avec un lieu que je ne nommerai pas par pudeur. Il est clair que
je ne peux pas continuer ce cours ! Mais dans l'avenir, je ne veux plus vous
voir ici ! Il y a suffisamment de coins dans cette université pour vous adonner
à vos penchants. " Et je suis sorti. Ils ne sont pas revenus. C'est comme
ça que je me comporte avec ces boucs et ces chèvres en chaleur ! Oui, mon
frère, la chair est en train d'abrutir les gens ! C'est elle la cause de
l'imbécillité qui imprègne tout le pays ! Pauvre Algérie ! "
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Posté Le : 27/05/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Boudaoud Mohamed
Source : www.lequotidien-oran.com