Algérie

Les bonnes feuilles



Demain, tu viendras avec nous, on verra ce que tu sais faire. Maintenant, laisse-nous.Hafnaoui fut reconduit à sa tente. Il ne pouvait deviner ce qui l'attendait le lendemain et pendant sa première nuit au repaire des bandits, il dormit peu. Il mangeait, de temps à autre, des bouts de galette et de viande séchée, puisant dans un sac qu'on lui avait apporté en début de soirée.
Il sortait aussi, par moment, pour s'asseoir au seuil de sa tente scrutant les hommes encore éveillés, réunis en petits groupes autour de feux de bois, discutant en grillant des morceaux de viande au bout d'un bâton ou d'un poignard. Parfois, ses yeux s'égaraient entre les parois des montagnes, puis, plus haut, dans le ciel sans nuages où les étoiles étaient particulièrement brillantes, cette nuit.
Le lendemain, le réveil fut agité. - Le jour était à peine levé lorsque les hommes se mirent en selle, prêts à prendre la route. Sabre à la taille, fusil en bandoulière, le regard aiguisé des grands jours, ils n'attendaient que le signal du départ.
Hafnaoui se réveilla en sursaut aux premiers hennissements des chevaux.
Il avait pris le soin de ne pas quitter ses bottes pour ne pas rester à la traîne pour sa première razzia avec la bande, et lorsque le nuage de poussière soulevé par les hommes d'Amer Ben Lahcen parvint à sa tente, il était déjà à son seuil, debout, le menton haut, mais sans excès, et les mains sur les hanches.
Un cavalier se détacha du groupe, traînant derrière lui le cheval de Hafnaoui qui adressa instinctivement un sourire à l'animal.
Il se saisit de la bride et, d'un bond, se mit en selle, puis regarda le bandit.
- Pour toi, pas d'armes aujourd'hui, annonça l'homme de Ben Lahcen, devinant les pensées de Dayem.
- Pas d'armes ! Mais comment pourrais-je?
- Pas d'armes, aujourd'hui.
Le bandit tourna bride, rejoignit au galop les autres.
Amer leva une main annonçant le départ. La troupe s'ébranla vers la sortie du repaire, bientôt suivie par Hafnaoui Dayem.
Les hommes chevauchèrent pendant deux heures avant de repérer au loin un petit groupe de cavaliers, cinq hommes à cheval et sans aucun chargement.
- Ces hommes n'ont pas l'air d'être de riches marchands, espérons qu'ils ne sont pas sortis les bourses vides, dit Saad.
- Et bien, allons leur demander gentiment, répliqua son chef avant de donner l'ordre aux hommes d'attaquer.
Les voyageurs furent rapidement encerclés par les bandits, hurlant et brandissant leurs armes en l'air. Hafnaoui, légèrement en retrait, étudiait attentivement les méthodes de la bande.
Dépossédés de leurs armes mais toujours à cheval, les cinq hommes regardèrent en direction du chef qui s'approchait au trot. Ses acolytes s'écartèrent à son passage.
- Donnez ce que vous avez, voyageurs, et prolongez votre vie, clama-t-il.
Cette sommation faite sur un ton solennel fut néanmoins accompagnée d'un sourire. Mais l'un des hommes encerclés adressa
un regard audacieux à Amer.
- Va au diable, chien galeux, cracha-t-il.
Amer le fixa, les sourcils bien hauts, puis la tête légèrement inclinée sur le côté. L'autre ne s'arrêta pas.
- Et si tu es un homme, je te défie au combat devant tes compagnons et les miens, lança-t-il fièrement.
Dayem était impressionné. Il regarda Amer guettant sa réaction. Le chef des bandits tira paresseusement un pistolet de sa ceinture, le pointa sur le cavalier qui venait de le provoquer en duel et fit feu. L'autre tomba de son cheval, l'épaule ensanglantée.
- Je suis un homme qui n'a aucune patience, cria-t-il, le canon de son arme pointé en l'air. Maintenant, vos bourses.
Il se tourna vers les membres de sa bande.
- Prenez tout ce que possèdent ces hommes, sauf lui, dit-il en désignant le blessé.
Il s'éloigna aussitôt sous le regard étonné des voyageurs.
Une heure plus tard, les bandits s'arrêtèrent à nouveau, cette fois, sur une colline. Leur chef, le regard interrogeant l'horizon, était contrarié.
- Pas de caravane aujourd'hui, dit-il.
- Attendons encore un peu, suggéra Saad.
- Cela ne servirait à rien? Les routes ne sont plus ce qu'elles étaient? Depuis qu'il y a ces révoltes. Maintenant il y a cet
homme à l'ouest qui attaque les soldats français. Ses hommes sont de plus en plus nombreux.
- Il s'appelle Bouamama.
- Oui, Bouamama?
Amer garda le silence un moment.
Bientôt, il n'y aura plus de caravanes? Et nous serons obligés de devenir des gens honnêtes, dit-il à voix haute.
Derrière lui, les hommes rirent. Saad sourit.
Son attention fut ensuite attirée par un troupeau de moutons qui évoluait en bas de la colline, longeant un cours d'eau. Trois cavaliers, fusils à l'épaule, gardaient le troupeau qui comptait au moins 250 têtes.
- Un méchoui pour le déjeuner, ce ne serait pas une mauvaise idée, pas vrai ' suggéra le chef de la bande.
Ses hommes approuvèrent bruyamment.
- Ils ne sont que trois et ils n'ont même pas de chien, remarqua l'un d'entre eux.
- S'ils n'ont pas de chien, je me porte volontaire, proposa Hafnaoui.
Amer qui avait presque oublié sa présence, se tourna lentement vers lui. Hafnaoui avança sa monture, emplit ses poumons d'air.
- Je peux nous ramener des moutons pour le méchoui, j'irai seul et sans utiliser d'arme? même pas un poignard.
En faisant cette proposition, il réussit à retenir l'attention de ses compagnons. Et si Amer avait l'air curieux, on pouvait déjà lire de la méfiance sur le visage de Saad. Comme les autres, il devait être étonné par l'audace du jeune homme, mais il se garda bien de le montrer.
- Sans arme, dis-tu ! s'exclama Amer.
- Sans arme, confirma Hafnaoui. Et je ne veux même pas que vous interveniez si les bergers me repèrent.
Les voix des cavaliers s'élevèrent à nouveau dans un bourdonnement amusé.
- Et combien de moutons comptes-tu nous ramener ' demanda un bandit. Le chef se tourna lentement vers lui avec le sourire puis regarda Dayem, attendant sa réponse.
- Et bien, un mouton pour deux hommes? Nous sommes 18, cela nous fait 9 moutons.
- Et comment vas-tu t'y prendre ' l'interrogea le chef de la bande.
- Vous le verrez d'ici? j'ai juste besoin de cordes, beaucoup de cordes.
D'un même geste de la main, Amer autorisa le jeune homme à passer à l'acte et ses acolytes à lui apporter les cordes.
Sans perdre de temps, Hafnaoui descendit de son cheval. Et pendant que les autres jetaient à ses pieds toutes les cordes qu'ils avaient, il se mit à enlever ses vêtements pour ne garder que son saroual et ses bottes, sous le regard à présent franchement intrigué de ses compagnons. Même Saad ne pouvait plus masquer sa surprise.
Dayem s'enroula, l'une après l'autre, les cordes autour des épaules et de la taille. Il tourna son regard en direction du troupeau qui s'éloignait lentement, plissa les yeux comme pour évaluer la distance à parcourir, puis, sans dire un mot, il courut. Les hommes suivirent du regard ce fou couvert de cordes, qui dévalait la colline. Un fou agile, cependant, qui savait, à chaque fois, où mettre les pieds. Il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour arriver au pied de la colline, mais, contre toute attente, il s'arrêta brusquement, puis s'engouffra dans un buisson.
De loin, on vit des rameaux et des arbrisseaux bouger et au bout d'un moment, l'un des arbrisseaux se détacha des autres, s'éloignant à toute vitesse.
Amer fronça les sourcils, mais finit par sourire en s'apercevant que Hafnaoui s'était confectionné un camouflage fait de branches et de feuilles qu'il avait enserrées autour de son front avec une corde. Le bandit traversa rapidement le cours d'eau, se dirigea à toute vitesse vers le troupeau. Il s'approcha, dos courbé, des derniers moutons, et au bout de quelques pas, bondit sur l'un d'eux, agrippa ses pattes et le fit tomber à terre. Il enroula une corde autour des pattes de l'animal pour l'empêcher de se redresser. Une fois la corde nouée, le voleur se leva, et, laissant sa prise sur place, marcha à pas feutrés derrière le troupeau.
Quelques instants plus tard, il sauta sur un autre mouton, l'attacha aussi solidement que le premier et le laissa derrière lui, immobilisé au sol. Il faisait en sorte que chacune des bêtes attachées, soit dissimulée derrière un roc ou un buisson. Il devait à chaque fois choisir la proie et l'abri.
Hafnaoui en était déjà à son quatrième mouton et, à la tête du troupeau, les bergers qui devisaient calmement ne pouvaient se douter qu'un arbrisseau les suivait au pas, immobilisant, l'un après l'autre, les derniers moutons du troupeau.
- Cet homme est le diable, murmura Amer Ben Lahcen.
Derrière lui, les hommes savouraient volontiers cette parenthèse offerte par Dayem. On riait, on jurait et on se défiait.
- Deux pièces d'or qu'il se fera repérer avant le neuvième mouton.
- Pari tenu.
Leur complice attacha son cinquième mouton, mais au sixième, il s'immobilisa. L'un des bergers venait d'arrêter son cheval. Comme s'il avait soupçonné quelque chose, le cavalier, un long fusil à l'épaule, avait laissé ses deux compagnons avancer, regardant vers l'arrière du troupeau.
- Les choses risquent de se compliquer pour notre ami, dit Amer à Saad.
Entendant cette phrase, un homme se saisit d'un fusil, prêt à le pointer sur le berger, mais le chef l'arrêta d'un geste de la main.
- On avait dit pas d'intervention.
La scène qui se déroulait en bas de la colline et sur laquelle les brigands avaient pleine vue, leur imposa un silence total.
D'un côté du tableau, on voyait le jeune voleur, sous son camouflage, allongé, le bras posé sur un mouton, une main enserrant sa corne, et, de l'autre, un cavalier armé regardant dans sa direction sans le voir. Hafnaoui, en sueur et haletant portant déjà de nombreuses écorchures sur le corps se savait seul.
Il espérait surtout que la vigilance du berger retombe avant que ne passe le dernier des moutons, car, à ce moment-là, l'homme à cheval aurait une meilleure vue et pourrait être alerté par une brassée de laine mal dissimulée.
Les grosses moustaches du chef des bandits se retroussèrent. A côté de lui, Saad était figé. Leurs acolytes, spectateurs muets, attendaient le dénouement de la scène.


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