Algérie

Les bacheliers du cimetière des éléphants



L?année dernière, à la même époque, un vieux proviseur, qu?on surnommait affectueusement «l?ancien», est venu au cours de l?inévitable partie d?échecs quotidienne nous lancer un pari sur l?imminence d?une prodigieuse inflation des taux de réussite aux examens de la prochaine session.L?enjeu était une chakhchoukha qui rassemblerait tout le groupe de retraités chez le perdant. Nous avons pensé intérieurement que c?était peut-être les prémices de la divagation liée à son âge avancé et étions sûrs de gagner et de savourer surtout l?art culinaire dont sa tendre moitié détient jalousement le secret en infirmant sans beaucoup de précaution cette curieuse prophétie.Parfaitement instruits du délabrement de ce secteur, nous n?arrivions pas à nous expliquer pourquoi il soutenait, contre toute logique, que les résultats cette fois allaient doubler sinon tripler pour un examen dont le meilleur score obtenu jusque-là n?a jamais dépassé les vingt-cinq pour cent.Quel était donc le secret de son assurance pour avancer un pronostic pareil ? Avec son élégance coutumière et en grand chevalier, il nous laisse le choix des armes entre prendre en compte la moyenne nationale, celle de toute la wilaya ou mieux encore les résultats de tel lycée, surnommé ironiquement «le cimetière des éléphants» tant il illustrait l?ultime étape de l?héroïque odyssée des potaches carriéristes.Cet établissement n?a jamais pu se défaire de l?image peu flatteuse d?abriter année après année dans ses murs la plus importante concentration de cancres de la région qui s?y retrouvent comme attirés par un aimant. Coincés par la limite d?âge après tant de redoublements de classe, ils viennent de tous les horizons y achever péniblement le cycle secondaire et très souvent la scolarité avant d?atterrir dans les affaires d?un paternel généralement bien introduit dans la planète trabendo ou de rejoindre les cohortes de hittistes.Malgré toutes les tentatives de la tutelle de le soutirer à cette fâcheuse réputation, le signe indien le poursuit toujours à tel point que la seule fois où il a déploré la perte de cette confortable place de bon dernier au classement des institutions scolaires, on a frôlé l?émeute et le lynchage de l?affreux félon. C?était à cause d?un énergumène qui a osé le parjure de dévier de la ligne de conduite tacitement admise en décrochant, on ne sait par quelle alchimie, le bac. C?était un véritable sacrilège !Certains établissements ont le don de racoler ce genre d?élèves et de stimuler l?éclosion précoce de leurs capacités... extra-scolaires. Afin d?adoucir les rigueurs du «purgatoire», comme ils aiment qualifier la corvée des études, et meubler la monotonie de leur présence quelque peu contrainte par la naïveté des parents, ils développent un arsenal de coups tordus pour se payer la tête du corps professoral. Leur credo est de rendre la vie la plus infernale possible à tous les adultes qui s?aventurent dans leur espace.On devine aisément quelles qualifications exceptionnelles doit posséder le personnel pour pouvoir encadrer, mais avant tout résister à cette variante rémunérée des travaux forcés. Il ne peut être composé que de têtes brûlées, type garde-chiourme, ou des cas disciplinaires en période de résorption d?une faute professionnelle grave. De là à s?attendre à des résultats !«Le cimetière des éléphants» était nominé pour emporter l?exclusivité de collectionner à lui seul tous les fleurons de la médiocrité. Prétendre qu?avec les tocards qui le hantent on a des chances d?accompagner, un jour, les véritables pur-sang sur le podium des succès relève tout bonnement de l?utopie. Pourtant l?ancien, qui était loin d?être un rêveur, encore moins un plaisantin, semblait tellement confiant dans ses prévisions qu?il a fini par réellement exciter notre curiosité et mettre à rude épreuve notre impatience de découvrir les mécanismes de cette nouvelle méthode d?enseignement.Si au miracle personne ne croyait; quelles sont donc les étranges recettes psychopédagogiques qui permettraient l?atteinte de telles performances en si peu de temps et avec toujours les mêmes moyens et les mêmes acteurs ? Echec et mat ! Prononça son adversaire du jour en déplaçant son cheval dans la dissipation générale. La partie d?échec s?arrêta net et l?ancien rentra chez lui sans dire un mot. Il ne supportait pas de perdre devant le challenger d?aujourd?hui. Il laissa chacun de nous sur sa faim de percer le fameux mystère.Le groupe de retraités se reforma le lendemain fidèle à ses habitudes, mais l?ancien manquait et on sut qu?il était terrassé par une crise d?asthme due à toutes les poussières de craie qu?il a avalées durant son existence.On lui rendit visite et après l?expédition rapide des salamalecs d?usage, une seule question prenait presque corps simultanément sur toutes les lèvres: comment forcir le score des examens prochains ?Après un long silence et un profond soupir qui semblait paradoxalement dépité pour quelqu?un qui a consacré toute sa vie à vénérer et enseigner le savoir sous toutes ses formes, l?ancien commença son explication par le rappel des résultats de l?année précédente qui étaient carrément calamiteux et tournaient dans le meilleur des cas autour de vingt pour cent, mais ils avaient le mérite de refléter la réalité dans toute sa nudité. Quelles ont été les conséquences de cette catastrophe et surtout les décisions de la tutelle pour y remédier ? Y a-t-il eu une étude et une recherche approfondie des causes qui ont mené notre système scolaire vers ce marécage.Oui ou non, toujours est-il que la réaction épidermique consistant à proférer des menaces à l?encontre d?un corps enseignant meurtri déjà jusqu?à l?os par ses conditions professionnelles et sociales et exacerbé par un déversement perpétuel de critiques acerbes liées à son éprouvante mission était complètement contre-productive, voire dangereuse.La subjectivité avec laquelle ce problème a été abordé va conduire nécessairement les prévenus à envisager un plan de bataille du même cru et à adapter la réponse au challenge. Une menace ne reste jamais sans effet dans un sens ou dans un autre et il fallait donc s?attendre à des répliques.Puisque les centres de décision ont eu la faiblesse de dévoiler que leur souci majeur réside dans l?importance de la quantité; la solution pour échapper à l?épée de Damoclès ainsi suspendue sur la tête apparaît d?elle-même: il s?agit donc tout simplement de remplir son rapport de statistiques flatteuses pour plaire à sa hiérarchie qui, elle, à son tour le cisèle encore davantage avant de le fourguer à l?étage d?en dessus et ainsi vogue la galère. Chacun trouve son compte.Maintenant pour identifier les déterminants avec lesquels va se construire cet échafaudage, il faut voir l?organisation des examens, notamment dans son volet surveillance, à travers la grille des comportements prévisibles d?une certaine frange d?enseignants que toute la société a depuis longtemps déjà voués aux gémonies et l?exigence d?un taux de réussite à atteindre préalablement et administrativement arrêté. Un terreau propice à toutes les cultures !La notice du mode d?emploi se suggère à mots couverts dans des coins discrets ou des salons feutrés, jamais par écrit pour ne pas laisser de trace. Il est laissé à chacun le soin de peaufiner les meilleurs moyens de contourner les éventuels obstacles à surmonter. Quand on ose prendre la honteuse responsabilité de sacrifier la morale sur l?autel de la bêtise humaine, le reste devient un jeu d?enfant !Après quelques semaines d?attente pendant laquelle on passa en revue toutes les hypothèses, même les moins avouables, qui pourraient se présenter, les résultats de l?examen n?ont pas manqué de nous surprendre et eurent l?effet d?une foudre sur le groupe. Le perdant était plus consterné par la scandaleuse dégradation dans laquelle a sombré l?éducation nationale que par le fait de se résigner à opérer des coupes sombres dans son pauvre budget pour faire face aux dépenses nécessaires à un repas qui a toutes les chances de se dérouler dans une ambiance funèbre.Miracle des avertissements distribués généreusement l?année dernière: même avec un taux de cinquante pour cent, jamais atteint auparavant, certains n?ont éprouvé aucun scrupule à faire la fine bouche devant ces résultats qu?ils trouvent, malgré tout, hypocritement dérisoires !«Le cimetière des éléphants» s?est offert le luxe de s?inviter et avec quel panache dans le gotha des grands. Il a eu l?insigne honneur de voir, en plus d?un taux moyen de quatre-vingt pour cent, deux classes d?une certaine filière réussir à cent pour cent. Un seul élève a raté son examen parce qu?il était ce jour-là à l?hôpital à la suite d?un accident survenu la veille !On ne savait quoi dire ni quoi penser, lorsque l?ancien, après avoir constaté douloureusement la confirmation de ses prévisions, ne put s?épargner d?appeler les choses par leur nom: la gangrène de la fraude qu?on croyait circonscrite au trucage des élections a bel et bien envahi le système scolaire et faussé tout ce que toutes les générations ont sacralisé: les examens !Ec?uré jusqu?à la nausée, il nous adressa l?étrange demande de se tenir prêt à assurer la surveillance d?une classe d?examen au cas où quelqu?un relèverait le défi !Il nous apprit alors qu?il avait formulé une énigmatique proposition à l?autorité compétente dans ce genre d?affaires. L?idée de base était de lui lancer le pari qu?une bonne partie des nouveaux lauréats sont incapables de recopier simplement et sans faute les sujets qui leur ont permis de réussir à condition cependant de garantir les véritables conditions d?examen. Nous fûmes alors convaincus que la sénilité le fait radoter et que le crépuscule n?est plus très loin !Par respect pour les nobles valeurs de leur sacerdoce, quel est l?enseignant digne de ce qualificatif que n?a pas affecté cette pitoyable mascarade comme une grave atteinte à son amour-propre et quel est celui qui ne se sent pas redevable de redresser la situation et redonner au seul mérite ses lettres de noblesse. C?est l?avenir de nos enfants, donc du pays qui est en jeu !


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