Les artistes, les écrivains et l’argent A bien voir dans l’Histoire, surtout dans sa station contemporaine, le rapport des artistes et des hommes de lettres à l’argent n’a pas été toujours d’une même nature ni participé d’un même cours. L’image du «génie» tombé dans la déchéance matérielle se dissipe peu à peu dans la mémoire et dans la fantasmagorie. Chez les jeunes d’aujourd’hui, quand on évoque la littérature ou l’art c’est plutôt de l’inverse qu’il s’agit, l’imaginaire s’alignant sur la logique régnante, à juste titre ou non. Pour eux, on ne fait plus rien pour rien; et faire de l’art ou de la littérature, c’est pour gagner de l’argent. Van Gogh, Modigliani, Rembrandt en fin de vie, sombrant dans la misère ou dans la solitude miséreuse, ou encore Baudelaire, Flaubert, Mozart, endettés jusqu’au cou, ce n’est pas dans les livres, ni même dans les journaux et encore moins à la télévision qu’on révèlera l’existence de nombre de leurs semblables en situation matérielle, artistes ou écrivains dans notre pays.Car ceux-là sont trop proches dans le temps, et le vacarme du monde de l’urgence enterre leurs cris ou efface leurs ombres. Ils sont anonymes, jusqu’à nouvel ordre, ou à jamais, qu’ils continuent de créer et de rêver d’une certaine reconnaissance ou qu’ils soient déjà en rupture de banc avec la création par dépit. C’est rappeler l’évidence que de dire que les artistes et les hommes de lettres ont besoin de moyens matériels non seulement pour réaliser leurs œuvres mais aussi, tout simplement, pour vivre. Telle ou telle mesure des pouvoirs publics susceptibles d’alléger l’acte de création du fardeau matériel serait certes toujours la bienvenue mais elle resterait vaine dès lors que rien n’est fait pour que certaines habitudes sociales favorables à l’art et à la littérature soient initiées, ou développées quand les germes en sont déjà semés. Il n’y a pas de vie pour l’art sans une vie libre, ouverte et équilibrée de la société. Autrement dit, une société morte, bloquée, acculée à toutes les autocensures, c’est-à-dire qui n’a plus ce qui lui permet d’apprécier ou de consommer une œuvre authentique, sur les plans à la fois culturel, sensible, imaginaire, intellectuel et matériel, une société pareille n’est pas en posture de «nourrir» son artiste. Dans ce cas, deux terres lancent leur chants de sirène ou leur appel d’abîme au créateur: la solitude ou l’exil. A moins (pour lui) de composer: négocier l’octroi de subvention, de travail alimentaire, d’édition humanitaire, de vente de soutien de ses œuvres; mais n’est-ce pas là, d’une certaine manière, quel que soit son désespoir ou son réalisme, s’accepter en marchandise pas de bon choix destinée aux esprits nécessiteux. A moins aussi de répondre à des commandes occultes ou bassement utilitaires de tableaux, de film ou autres produits culturels. A moins aussi d’écrire pour un lectorat qui paie. Mais attention, là il faut être présent au bon moment et ne pas oublier d’épicer son œuvre d’ingrédients exotiques et flatter l’ego de son lecteur pressenti. Bref, il est difficile pour un artiste ou écrivain de vivre de son art ou par les ressources y afférant sans se compromettre quelque part, un tant soit peu. Ne pas en être conscient c’est être sourd à l’annonce d’une «amputation» ou d’un bâillonnement qui commenceront par un manque de sou. Marquez a accepté le prix Nobel qu’il conteste actuellement; Kateb Yacine, le Prix des Gens de Lettres, lui qui regardait avec un œil méfiant les prix; Youssef Chahine «adoucit le ton» sur certaines choses et reçoit des distinctions; et des écrivains de talents écrivent sur les seuls sujets qui intéressent leurs éditeurs ou un lectorat pressenti. Dans l’histoire cependant, des artistes et des hommes de lettres, préparés à la question, ont, par des truchements intelligents, voire opportunistes, de façon moins ambiguë au vu de leurs principes déclarés, su tirer des profits matériels parfois considérables de leurs œuvres, sans que celle-ci y eût perdu son âme. C’est qu’ils ont pu intégrer la complexité qui lie leur art et leur notoriété aux acquéreurs potentiels de produits culturels et aux différents pouvoirs. Pour ne citer que le domaine de la peinture, Pablo Picasso, Salvador Dali, Chagall et actuellement Fernando Botero ont su bien vendre leurs œuvres, en gardant dans des conjonctures parfois difficiles leur authenticité. Ils auront, dit-on, connu l’aisance financière de leur vivant. Mais qui encore, une fois arrivé au pinacle refuserait cet argent que tant de spiritualité accumulée, ou une certaine fierté rendrait futile? Tolstoï libère ses cerfs et tourne le dos à la richesse; Gibran, malgré les entrées considérables réalisées par le succès du Prophète, préfère finir sa vie dans son studio, Sartre décline le prix Nobel et continue à vivre simplement, Julien Gracq refuse le Goncourt et restera jusqu’à sa retraite professeur de lycée de géographie, écrivant toujours dans son style précieux. Aujourd’hui l’auteur de Da Vinci Code et l’auteur de l’Alchimiste et de Mektub, qui semblent tous deux avoir trouvé le filon, nous écriront encore des livres qui se vendront à des millions d’exemplaires et ils gagneront des millions d’euros. Mais est-ce cela la littérature?
Posté Le : 18/12/2006
Posté par : sofiane
Source : www.voix-oranie.com