«L'incompréhension
le plus souvent ne vient pas d'un manque d'intelligence mais d'un manque de
sens».
Friedrich Von
Schlegel, philosophe allemand (1772-1829).
C'en est fini, le
monde entier a compris le sens de la leçon arabe. Une leçon dure à avaler mais
fort illustrative à plus d'un égard. Il n'y a plus de hiérarchies entre les
civilisations ni plus aucune démocratie parfaite, toutes les cultures sont tout
autant horizontales qu'universelles et les civilisations sont comme des vases
communicants, elles naissent, s'épanouissent, se renouvellent, s'échangent, meurent
et renaissent. Ainsi, le mythe de la fin de l'histoire, qu'a prédit il y a
quelque temps le penseur américain «Francis Fukuyama», est mis au rebut par ce
grand réveil arabe car l'épopée humaine n'est guère terminée au diapason du
capitalisme et du néolibéralisme occidental.
Au contraire, elle est toujours en marche
continuelle. On n'est plus, semble-t-il, dans cet effet de bizutage que miroite
cette théorie saugrenue et simpliste qui distingue entre peuples primitifs, peuples
débutants et peuples mûrs. L'enracinement de la culture de la révolte dans
l'aire arabo-musulmane semble s'inscrire non seulement
dans la durée mais aussi et surtout dans les esprits. Elle a, en quelque sorte,
classé les pays arabes en pole position de la locomotive civilisationnelle.
Avec peu d'imagination, beaucoup de spontanéité et un brin de simplicité, les
masses arabes ont réduit à sa plus insignifiante portion le palmarès des
dictateurs et se sont ancrées dans le substrat réel et authentique de la
modernité. Ce printemps des peuples a, en effet, balayé du revers de la main
les fausses idées, invalidé tous les stéréotypes dénigreurs et dévissé tous les
poncifs rétrogrades concernant l'incompatibilité de la mentalité arabe avec la
démocratie et par conséquent renversé les civilisations de clichés pour en
bâtir avec brio une nouvelle référence mondiale de liberté et de modernité.
On ne saurait
fuir en ce sens le constat de l'histoire: les Arabes sont sortis de leur
torpeur et ont rendu l'image totémique des oligarques, une simple pacotille de
passage. Autrement dit, les peuples arabes sont actuellement en phase de
«ghettoïsation» à la vitesse de météore à telle enseigne que la force
dissolvante et centrifuge des élites prédatrices est confinée dans sa tour
d'ivoire la plus dérisoire. C'est dire combien la sclérose politique des
nations arabes a, d'une manière ou d'une autre, été fortement allégée par cette
évolution en dents de scie mais relativement notable de la rue sans le
truchement des élites dirigeantes. Cela pourrait se résumer en un simple
croquis facile à déchiffrer: les masses populaires sont en fulgurante sustentation
et les élites politiques en durable hibernation. D'où surgissent à la fois
l'inquiétude et l'euphorie du fait qu'on est devant un scénario qui sort de
l'ordre du naturel et de l'ordinaire, du moins dans son versant le plus
contemporain, car même si les masses ont réussi jusqu'à l'heure présente à
tenir la barre du vaisseau de la révolte, on en serait moins certain de leur
capacité à assurer le train des phases de transition. Certes, la démagogie
totalitaire qui est venue d'en haut a favorisé par contrecoup une pédagogie
démocratique par le bas dans la mesure où la complète décérébration de la
société n'a pu être menée à terme par les stratégies inhibitrices des
dictatures. Celles-ci sont restées au stade primaire d'impulsions instinctives
et n'ont heureusement pas atteint la phase finale d'endoctrinement idéologique
au vitriol.
En revanche, la faible structuration des
sociétés arabes et leur impréparation psychologique au changement
contamineraient à moyen et long terme les chances de leur ascension sur les
sentes de la vraie démocratie. Cela dit, les Etats arabes instrumentalisés
pendant très longtemps en tant que machines de dépolitisation sociale ont
subitement été submergés par un effet boomerang de surpolitisation excessive et
sans commune mesure dans la marche de leurs sociétés moulées à outrance par le
sceau de la répression féroce. Ainsi, l'équilibre despotique semble être très
précaire en raison de cette culture conjuratoire et primesautière de la révolte.
On assiste, avec grand étonnement, à un rebond original et originel de la
conscience populaire au moment où les oligarchies gérontocratiques ont commencé
à jeter leurs filets un peu partout dans les pays arabes sur des masses
déculturées, déresponsabilisées et clochardisées des suites des politiques
économiques néolibérales sauvages et appauvrissantes. Mais comment cette
cassure épistémologique entre élites et masses à nulle autre pareille dans
l'histoire humaine a-t-elle eu lieu? En d'autres termes, cette forme extatique
et paroxystique de défection des élites a-t-elle réellement agi comme solvant
idoine du souffle insurrectionnel ou, au contraire, comme simple ralentisseur
du changement pacifique des systèmes de gouvernance? Les réponses à ces
questions paraissent a priori précoces, dans la mesure où il n'y a plus
d'expérience historique comparable à ce tsunami insurrectionnel arabe. On est, s'il
l'on ose dire, dans une période de «dérèglement du monde», pour reprendre les
termes pleins de lucidité de l'écrivain libanais Amin Malouf puisque l'Occident,
cette fois-ci, n'est plus le moteur de l'Histoire qu'il était auparavant. A
preuve, il a agi tout naturellement en tant qu'élément périphérique par rapport
au théâtre des événements. Le déplacement des équilibres stratégiques du monde
en des espaces synonymes de désolation sociale et politique a fragilisé les
pays occidentaux dans leur rôle de titulaires de la conscience morale de
l'humanité. La mise à nu des liens étroits de certains dirigeants européens
avec les dictateurs déchus a jeté l'opprobre et le
discrédit sur le leadership démocratique et moral de l'Occident sur le monde
arabe. C'est pourquoi ce maelström révolutionnaire sans précédent devrait être
diagnostiqué sous le rapport idyllique et fort ambigu de la rue avec la révolte
et la vérité. Deux variables dépendantes l'une de l'autre. Le phénomène
d'accélération de la roue de l'Histoire a posé des balises et des limites à
«l'ensauvagement du monde», pour emprunter l'excellente expression de Thérèse Delpech, qu'ont fomenté les despotismes.
On pourrait tout simplement dire que cette
stratégie de contournement a été favorisée par une autodynamique du changement
qui a donné naissance à une autodynamique d'émancipation et de discipline. Une
exception somme toute rarissime dans l'histoire humaine.
D'où, l'on
pourrait en déduire que les règles labyrinthiques mises sur pied par les
oligarques arabes, leurs cléptocraties sans bornes, leurs
conservatismes pathologiques, leurs dogmes ingrats ont buté sur le déferlement
par monts et par vaux des vagues de révoltes. Le printemps arabe, selon
l'écrivain espagnol Juan Goytisolo, «est l'événement le plus important arrivé
dans les pays arabes depuis Ibn Khaldoun et sa
réflexion mélancolique sur leur décadence». En vérité, c'est un phénomène
radicalement nouveau où l'on voit les bas-fonds de la société agir seuls sans
préparation de terrain ni défrichement des obstacles. La rue arabe a, pourrait-on
dire, eu le vent en poupe puisqu'elle s'est acheminée vers une sorte de
thérapie collective s'apparentant à la méthode
de «sophrologie»
propre à la psychologie sociale. L'étincelle tunisienne a ouvert le bal à une
nouvelle conception populaire du pouvoir qui a mené tout droit à l'embrasement
général de toutes les contrées arabes, et les rares pays qui ne sont pas
directement touchés par l'orage de la révolte n'en sont pas moins réticents
pour autant, et restent toujours dans l'expectative.
Néanmoins, l'idée a germé de s'interroger avec
inquiétude et empressement sur ce délitement préoccupant des élites arabes, leur
incapacité à être des aiguilleuses, des éveilleuses
et des incitatrices au renouveau social et à la conscience citoyenne jusqu'au
point de relever avec amertume leur ineptie, leur impéritie et leur valse-hésitation
à enfourcher le cheval du changement. Pire, elles n'ont, dans la plupart des
cas, que des lointains rapports avec la réalité.
A l'autre bout du
spectre des pouvoirs politiques corrompus,
apparaissent les contre-élites formatées et
idéologisées au service du prince, qui traînent à la périphérie des centres de
décisions mais participent veulement à en pérenniser
la prédation outrancière. Cette image d'exploitation des élites par les
pouvoirs politiques a, par exemple, fait les choux gras de la dictature du Moubarek en Égypte ou au moment du match de football ayant
opposé les deux équipes égyptienne et algérienne pour le compte des
éliminatoires de la Coupe
du Monde en 2009 et même au moment où la place «Al-Tahrir»
a été envahie par des cohortes de «Baltaguiya» aux
ordres de la nomenclature sous les encouragements des pseudo élites cognitivisées pour mater des manifestants venus de toutes
parts revendiquer leur droit à la libre parole et au départ du despote. L'institutionnalisation
du mensonge et le détournement des causes nationales sur des questions
périphériques sans lien direct avec les préoccupations des citoyens ont, de
tout temps, été le propre et la raison de vivre des régimes despotiques. Il est
impensable de croire que les dirigeants arabes aient cet imaginaire de lucidité
et de perspicacité qui anime les grands chefs éclairés et consciencieux. Ben
Ali et Moubarek n'ont décidé à se faire leurs malles
que sous la pression des masses et la bénédiction du rouleau compresseur de
l'Occident. Celui-ci ne s'en est rendu à l'évidence qu'à la dernière minute. Il
a compris, en fin de compte, que la crédibilité des dictateurs est
définitivement enterrée et que sans réformes salutaires dans les autres régimes,
le risque d'aggravation de la situation au niveau régional serait certain et la
révolution va s'y répandre de long en large comme une traînée de poudre. Dans
cet esprit, les élites politiques s'agitent frénétiquement, sans connaissance
véritable des mobiles de soulèvements populaires, elles étaient appelées à s'y
mettre précipitamment, et sans retenue, faute de perspicacité et de gradualisme
dans la gestion des crises. On a l'impression, en ce sens, que les sociétés
politiques dans les pays dictatoriaux en général et arabes en particulier
veillent au grain, de peur de se faire devancer par les couches sociales
subalternes bien qu'elles n'aient jamais essayé d'enrayer les sédiments
d'archaïsme et d'arriérisme, créer les couches
moyennes et intermédiaires pour garder l'équilibre social, effacer la culture
d'assistanat propre plus particulièrement aux pays rentiers et rectifier le tir
par des réformes réelles et substantielles avant qu'elles soient venues de
l'Occident. Autrement dit, les systèmes politiques en leur ensemble sont
devenus, paraît-il, antinomiques de la société civile au lieu d'être leur
corollaire et leur adjuvant indispensable. La culture participative qui devrait
naturellement primer sur la
Rhapsodie de l'émeute a enregistré ses plus bas records dans
toute l'étendue arabo-musulmane. On ne saurait
établir un diagnostic final dans un espace ankylosé et rétréci par les
contingences régionales.
La monarchie marocaine et le régime algérien, pour
n'en citer que deux spécimens de ce cas de figure, n'ont à titre d'exemple
ébauché un processus de réformes politiques et sociales que lorsqu'ils ont
senti que les intérêts des élites gouvernantes sont en jeu. C'est dire que les
sphères dirigeantes manquent de perspectives, de vision d'avenir et surtout de
prospection sociale. La rue arabe n'a pas réfuté son destin mais elle se l'est approprié, elle s'est affirmée, elle s'affirme et ne fait
que s'affirmer tout au long de cette aspiration pour la démocratie. Les
pouvoirs concentrés dans l'escarcelle des potentats et les pires chimères qui
nourrissent le subconscient et l'imaginaire des vieilles élites nationalistes
ont, pour le moins que l'on puisse dire, freiné l'émergence de véritables
alternatives citoyennes. Néanmoins, les forces vives et les énergies motrices
des sociétés arabes ont fait émerger du néant historique le «Background» civilisationnel enfoui dans leurs tréfonds. La rue a fait
siennes ces vocations «liberté-philes» et a refusé
d'être ainsi en queue de peloton mondial en matière de démocratie. On voit bien
ce mouvement giratoire de la révolte qui a pris son départ de la Tunisie pour sauter
directement sur l'Égypte et revenir par la suite en Libye afin de se répandre
en Syrie, Yémen, Bahreïn, Jordanie et même l'Iran. C'est ce que l'on appelle «
la contagion positive».
La formule
diversement interprétée de «la bonne gouvernance» est définitivement devenue
une devise consensuelle dans toute l'aire arabo-musulmane,
même si l'esquisse de vie démocratique en Tunisie libérée des griffes de son
despote n'a pas eu en temps réels, les résultats escomptés. Tout au plus, les
foudres du sanguinaire Kadhafi ne sont, malheureusement, guère près de
s'éteindre et ont découragé les autres peuples voisins à suivre le prototype du
«Jasmin», bien qu'ailleurs, Bachar Al-Assad et Ali Abdallah Salah, soutenus par la Russie, continuent de
braver en toute impunité les puissances occidentales. Celles-ci n'ont pas
vraiment de quoi s'inquiéter vu que, d'une part, la Syrie n'est théoriquement
pas en mesure d'incarner le pouvoir de nuisance du régime de l'ex-dictateur
irakien déchu Saddam et plus que tout autre chose, elle a retiré ses forces du
Liban au lendemain de l'assassinat de Rafik Hariri en
2005 et plus ou moins effacé son soutien indéfectible au Hezbollah chiite. Donc,
elle n'est plus une menace réelle pour Israël à moyen et long terme. D'autre
part, elle est dépourvue de ressources énergétiques à même d'attiser les convoitises
de l'Oncle Sam et des Européens. Les récentes
déclarations de la secrétaire d'Etat américaine Hillary Clinton et du Premier
ministre français François Fillon, qui ont jeté un pavé dans la mare en
considérant le pouvoir de Damas illégitime et Al-Assad
non indispensable pour l'une et fustigeant la passivité et la lenteur de l'O.N.U pour l'autre, sont dénuées de toute symbolique
politique, étant donné qu'elles ne sont qu'une réaction contre le saccage de
leurs ambassades à la capitale syrienne et non pas une véritable position
politique. Les puissances occidentales ne sont pas disposées à s'enliser dans
un autre bourbier régional alors que les Français se plaignent déjà des 200
millions d'euros gâchés dans la tourmente libyenne et les Grecs et Italiens sombrent dans la crise économique!! Par ailleurs, il est
vrai que la foi névrotique et inaltérable en le changement chez les masses
arabes a créé en retour une crainte révérencielle chez les élites dirigeantes. On
est beaucoup plus proche de l'image de «L'homme révolté» qu'a décrite
l'écrivain Albert Camus, que de ce terrible stéréotype de la mentalité arabe néopatriarcale dont le penseur Hicham
Charabi a étayé les tenants et les aboutissants dans
ses différents ouvrages dans la mesure où la rue s'est rebellé contre tout ce
qui représente l'ancien système, ses repères symboliques, ses idéologies
régressives, et surtout l'idée de soumission au chef de la tribu, à l'autorité
étouffante de la société ou de l'État. D'aucuns font le parallèle entre les
événements de Mai 68 en France et le printemps arabe alors qu'en réalité, les
deux moments historiques sont dissemblables en bien des points et à bien des
égards. S'il l'on a assisté à la remise en cause des valeurs sociales en France
soixante-huitarde et à la fuite du dictateur «Ceausescu» en Roumanie au
lendemain de la chute de l'U.R.S.S sous la
bénédiction du bloc capitaliste de l'Ouest, le printemps arabe, quant à lui, est
intervenu sur la scène politique mondiale sans idéologie ni théorisations
préalables, sans «think-tank» encadrices,
ni idoles inspiratrices, ni encore moins chefs charismatiques et, plus que tout
autre chose et c'est important de le mettre en évidence, sans le soutien des
puissances occidentales. En ce sens, l'ivresse des glorioles du trône qui a
cloisonné les coeurs et les sens a été rattrapée par la boulimie des bas-fonds
de la société avides de vérité et de lumières.
C'est pourquoi
l'on est en droit d'affirmer hinc et nunc que le printemps des peuples arabes est une crise de
sensibilité sans précédent qui a débouché sur un virage historique majeur qui
dépasse de loin la
Révolution française de 1789 ou celle américaine de 1776. On
se gardera de conclure cependant si les insoupçonnables capacités
d'improvisation de la rue arabe pourraient dans le proche et lointain avenir
donner lieu à une véritable métamorphose sociétale dans les moeurs et les
habitudes démocratiques puisque le monde arabe, et c'est presque une évidence
indépassable, est un patchwork syncrétique qu'il est difficile de cerner en une
culture globale, cohérente et synthétique. C'est pourquoi il serait judicieux
de dire, en dernière demeure, que l'incompréhension de cet Orient compliqué par
un Occident condescendant et ambigu a généré, de part et d'autre, une sorte de
frustration de découverte des ressorts de la révolte. L'écot de la modernité a
été chèrement payé et versé par des masses aussi bien en déréliction
qu'assoiffées de liberté et qui, le comble, se situent en dehors des calculs
vraiment étroits des élites dirigeantes. L'Occident est le grand perdant de cet
avatar historique car il s'est soudainement découvert sous les décombres de ses
incohérences et juché sur les cadavres de ses mensonges. Lui qui a, depuis
belle lurette, sous-estimé la capacité transformatrice de la société arabe et
son pouvoir de changement des données. C'est en cela même et pour cette seule
raison que les attentes pressantes de citoyens arabes se sont transformées en
un bain de jouvence rafraîchissant pour un espace meurtri par des tyrannies
aussi odieuses que sanguinaires.
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Posté Le : 21/07/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Kamal GUERROUA
Source : www.lequotidien-oran.com