Le mouvement religieux et politique almohade, apparu au Maghreb vers 1120, se développe d'abord sous la forme d'une rébellion contre le pouvoir des Almoravides qui domine alors, depuis Marrakech, le Maroc actuel et l'Andalus. Il l'emporte sur ce dernier, se substitue à lui en 1147, puis établit un régime qui, sous la forme d'un vaste empire, s'étend pour plus d'un siècle à tout l'Occident musulman, Al-Andalus et Maghreb occidental. Ibn Tûmart, Abd al-Mu'min et son fils Yusûf Ier, Al-Mansûr, « le Victorieux », telles en sont les figures les plus célèbres, dont Pierre Guichard, auteur de l'ouvrage De la Conquête Arabe à la Reconquête : Grandeur et fragilité d'Al-Andalus (Grenade, 2002), nous brosse ici le portrait.
Ibn Tûmart, le fondateur
Le fondateur du mouvement est un prédicateur berbère du nom d'Ibn Tûmart, originaire de la région du Sûs, la plaine qui borde au sud le Haut Atlas marocain. Il est allé étudier le droit, la théologie, la philosophie dogmatique ou kalam à Cordoue et surtout en Orient, où il a mis au point une doctrine personnelle qui témoigne d'une réflexion à la fois syncrétique de divers courants juridico-religieux musulmans et d'une puissante originalité. De retour au Maghreb à un peu plus de trente ans, vers 1118, il se présente en muhtasib ou « censeur des mœurs », dont il critique la corruption avec violence. Il ne craint pas de s'opposer ouvertement non seulement aux fuqahâ', les très influents juristes officiels, mais au régime almoravide lui-même. Son activisme trouble fortement l'ordre public et, sérieusement menacé par les autorités, il se réfugie en 1120-1121 dans le Haut Atlas central, auprès des tribus montagnardes des Masmûda, apparentées au groupe auquel il appartenait lui-même, que leur situation géographique et leur esprit d'indépendance protégeaient de l'intervention du pouvoir central.
Il parvient à imposer ses idées à ces tribus frondeuses par une prédication enflammée qu'il développe en langue berbère et simplifie à l'usage des masses dans des sortes d'aide-mémoire ou guides spirituels, les murshida. Il se présente comme le mahdî dont une croyance diffuse dans l'islam annonce la venue à la fin des temps pour faire régner la véritable religion. Comme tel, il s'affirme le seul interprète, impeccable et infaillible, de la loi musulmane. Il use de procédés où la thaumaturgie et la mise en scène se mêlent à des moyens mnémotechniques pour ancrer dans les esprits les dogmes fondamentaux de l'almohadisme, et n'hésite pas à ordonner de vastes et sanglantes purges pour éliminer les oppositions.
Une doctrine, une organisation
Le mot « almohade » vient de l'arabe al-muwahhidûn, qui veut dire « les Unitaires », c'est-à-dire les partisans de l'unicité de Dieu, point central de la doctrine d'Ibn Tûmart, affirmé avec une grande intransigeance. Dans cet esprit, ce dernier s'oppose à l'idée admise jusque-là par l'orthodoxie musulmane telle qu'elle s'était définie à partir de la fin du IXe siècle sous l'influence du théologien Al-Ash'arî et de ses disciples, désireux de mettre un terme aux violentes controverses qui s'étaient déroulées dans le califat abbasside au sujet des attributs de Dieu ; celles-ci avaient été soulevées par la question fondamentale du Coran, parole même de Dieu, donc son principal attribut, dont on discutait du caractère créé ou incréé. Dans un cas on était amené à une relativisation d'une loi créée et donnée aux hommes à un moment donné du temps. Dans l'autre celle-ci était considérée comme éternelle et donc absolument transcendante. Conformément à la doctrine asharite, le régime almoravide, très soucieux d'orthodoxie, admettait, avec le caractère incréé du Coran, l'existence d'attributs « co-éternels » à Dieu et en quelque sorte distincts de lui, et rejetait les interprétations allégoriques des passages du Coran qui parlent par exemple de la main ou du visage de Dieu. Sans aller jusqu'à reposer le problème redoutable de la création du Coran, Ibn Tumart taxait pour cela les Almoravides d'un anthropomorphisme qu'il assimilait à une véritable idolâtrie, ce qui l'autorisait à prêcher contre eux la guerre sainte.
Il donne à sa communauté, rassemblée autour de la localité de Tinmal, qui devient une véritable ville, une organisation très complexe formée de conseils hiérarchisés et la lance dans des raids contre les plaines tenues par les Almoravides. Il échoue devant Marrakech en 1130 et meurt la même année, mais sous son successeur à la tête du mouvement, Abd al-Mu'min, sa propagande se répand dans les zones montagneuses ; l'almohadisme occupe bientôt une bonne partie du Maroc et finit par détruire le régime almoravide dont la capitale tombe en 1147.
Abd al-Mu'min, le premier souverain
Abd al-Mu'min, l'un des premiers fidèles d'Ibn Tûmart, n'appartenait pas aux tribus masmudiennes. Il est le premier d'une lignée de souverains autour desquels va s'organiser un régime dynastique qui s'éloigne progressivement des caractères les plus originaux qui marquaient la première communauté d'Ibn Tûmart avec le système des conseils, tout en en gardant certains aspects comme l'omniprésence d'agents propagandistes convaincus, que l'on pourrait comparer à des sortes de « commissaires politiques », ayant reçu une formation juridico-théologique de haut niveau, les huffâz et surtout les talâba. Le régime continue par ailleurs à s'appuyer sur la force militaire que représentent les tribus masmudiennes, dont les chefs, les shuyûkh, constituent une puissante aristocratie d'État.
Fidèles à la doctrine du mahdî Ibn Tûmart, ses successeurs ou khalîfa, les « califes » almohades, sont à même de fonder un régime politique totalement séparé de l'Orient – alors que les Almoravides avaient reconnu la souveraineté théorique du califat abbasside de Bagdad. La doctrine officielle frise l'hétérodoxie en reconnaissant l'infaillibilité et l'impeccabilité de son fondateur qui, s'il n'est pas tout à fait au niveau du prophète Mahomet, est élevé au-dessus des croyants par sa qualité de seul interprète de la loi que celui-ci avait transmise aux hommes et tire de cette affirmation une légitimité propre qui lui donne une grande cohérence et une grande force. Aucun autre régime politico-religieux de l'Occident musulman – en dehors du califat omeyyade de Cordoue avec lequel les Almohades se reconnaissent des affinités – n'a bénéficié d'un tel avantage idéologico-politique et n'a atteint cette puissance.
Abd al-Mu'min étend son pouvoir, en grande partie par la force de ses armées, à l'Andalus occidental et central, à Séville et Cordoue, et au Maghreb central et oriental. En 1152 a lieu l'occupation de Bougie et du petit État des Hammadides, dans l'actuelle Algérie orientale. En 1153 les forces almohades remportent près de Sétif une grande victoire sur les tribus arabes du Maghreb central et oriental qui s'étaient insurgées contre son autorité. Une partie de ces tribus seront déplacées vers le Maroc pour mieux les contrôler et les utiliser contre les chrétiens en Espagne, ce qui aura de graves conséquences. En 1160 enfin, une grande expédition almohade occupe la Tunisie actuelle, l'Ifrîqiya, et chasse les Normands de Sicile des positions qu'ils avaient occupées sur ses côtes, principalement à Mahdiya.
Yusûf Ier, un calife intellectuel
En 1163, Abû Ya'qûb Yusûf succède à son père sous le nom de Yusûf Ier. Il a passé sept ans à Séville où il a reçu une grande partie de sa formation intellectuelle, auprès des meilleurs savants d'Al-Andalus. Il y résidera fréquemment et y engagera un programme de grands travaux avec la création d'un nouveau centre : édification d'une vaste mosquée, ultérieurement transformée en cathédrale, mais dont on conserve jusqu'à aujourd'hui le minaret ou Giralda, création d'une vaste zone de palais et de jardins et construction de nouveaux souks. Souverain très cultivé, ouvert à la réflexion scientifique, partisan d'une doctrine quelque peu en rupture avec l'islam orthodoxe, Ibn Tûmart accorde sa protection à de grands intellectuels qui, bien qu'ils soient de bons musulmans, formés aux disciplines classiques d'un malikisme andalou traditionnellement très conservateur, n'hésitent pas à promouvoir un courant de pensée inspiré des « sciences des Anciens », c'est-à-dire de la philosophie aristotélicienne. Peut-être désireux de favoriser la création d'un droit unitaire proprement almohade, Ibn Tûmart condamnait d'autre part la diversité, classique dans l'islam, des écoles juridiques.
Le grand cadi de Cordoue et médecin personnel du calife Ibn Rushd (mort en 1198) est le plus remarquable représentant de cet épanouissement de la pensée sous les Almohades. Cette tendance rationalisante contraste avec l'évolution de l'islam oriental alors fortement influencé par le grand penseur et mystique Al-Ghazâlî (mort en 1111), qui s'était éloigné de la tradition philosophique héritée des Grecs telle que l'avaient représentée de grands savants musulmans comme Al-Fârabî (mort en 950) et Avicenne (mort en 1037). Ibn Rushd s'oppose explicitement au Tahâfut al-Falâsifa, la « Critique des philosophes », de ce dernier dans son Tahâfut al-tahâfut, ou « Destruction de la destruction ». Très liée à la conjoncture almohade et en contradiction avec le conservatisme de la majorité des juristes et théologiens andalous, cette pensée aura peu d'écho dans l'islam. L'Occident musulman du bas Moyen Âge se ralliera aux tendances venues d'Orient hostiles à la philosophie aristotélicienne. Mais l'œuvre d'Ibn Rushd, plus connu en Europe sous le nom d'Averroès, sera traduite en latin au XIIIe siècle et aura une immense influence sur la pensée occidentale.
Dans le domaine politico-militaire, le bilan du règne du second calife almohade, qui est plus un intellectuel qu'un homme de décision, est plus contrasté que dans le domaine culturel. Si les Almohades parviennent à étendre leur autorité à la totalité d'Al-Andalus, à l'est duquel l'émirat anti-almohade d'Ibn Mardanîsh, dont la capitale était Murcie, était parvenu à résister jusqu'en 1172, il lutte avec difficulté contre les chrétiens, surtout à l'ouest où se manifeste le danger du jeune dynamisme portugais : le premier souverain, Alphonse Henri, proclamé roi en 1139, a pris Lisbonne en 1147. Le pouvoir almohade peine à protéger sa frontière occidentale contre des raids terrestres qui enlèvent plusieurs villes à l'islam. Sur mer, il semble réussir d'abord, en construisant une flotte atlantique importante, à tenir en échec l'offensive portugaise ; mais en 1184 le calife lance, avec une armée considérable qu'il commande lui-même, une grande offensive à la fois terrestre et navale contre Santarem et la frontière du Tage, qui échoue lamentablement. Gravement blessé lors de la retraite assez désordonnée qu'il n'a pu empêcher, Abû Yûsuf Ier meurt en revenant à Séville.
Al-Mansûr, « le Victorieux »
Son fils et successeur, Abû Yûsuf Ya'qub, également un homme de grande culture, doit lutter sur deux fronts. Au Maghreb, l'année même de son avènement, se produit un soulèvement important, déclenché par le débarquement de forces almoravides venues des Baléares où s'étaient réfugiés les derniers représentants de ce régime, les Banû Ghâniya, qui y avaient organisé un petit émirat indépendant. S'appuyant sur les tribus arabes mal soumises et sur les nombreux mécontents qu'avait suscités en Ifrîqiya la domination assez dure des Almohades, qui avaient traité la région comme un pays conquis, ces Banû Ghâniya vont entretenir pendant des décennies une situation de dissidence ; celle-ci sera plus ou moins étendue selon les succès militaires remportés par les gouverneurs installés désormais à Tunis, qui parviennent à certains moments à refouler les rebelles aux marges du désert, mais restera sans cesse renaissante et toujours dangereuse. L'Espagne est au contraire le théâtre de succès éclatants. La situation est rétablie face aux Portugais ; le calife lui-même, avec une armée considérable et bien tenue en main, remporte en 1195 près de Calatrava, un peu au sud de Tolède, la très grande victoire d'Alarcos sur le roi Alphonse VIII de Castille. Des places frontières passées aux mains des chrétiens, comme Calatrava, sont reprises et réorganisées ; l'archéologie y témoigne de l'importance de l'occupation almohade, de même que dans d'autres places exposées sur la ligne du Guadiana comme Badajoz, dont le système fortifié est intégralement reconstruit. Des raids sont même lancés très avant en pays chrétien, au nord de Tolède, où les armées musulmanes ne s'étaient plus aventurées depuis plus d'un quart de siècle, mais sans résultats territoriaux.
À ces succès, le plus prestigieux des souverains almohades doit le surnom mérité d'Al-Mansûr, « le Victorieux ». Il avait ambitionné de construire une ville nouvelle, Rabat, point de départ des expéditions victorieuses vers l'Espagne, dont la mosquée aurait dû être la plus vaste de tout le monde musulman. On n'en conserve que le plan – visible sur la vaste esplanade où a été construit à l'époque contemporaine le tombeau du roi Mohammed V – et le minaret inachevé, la fameuse « Tour Hassan », la plus parfaite expression du style décoratif spécifique de l'art officiel almohade. Dans l'ordre intellectuel, cependant, le règne d'Al-Mansûr marque une certaine réaction traditionaliste par rapport à l'époque précédente. Elle est moins le fait du calife lui-même que de la pression qu'exercent les hommes de droit et de religion, principalement andalous, peu favorables à une doctrine almohade proche de l'hétérodoxie, et opposés aux innovations intellectuelles qui avaient pu se développer à l'abri du pouvoir. À la fin du règne, ils obtiennent la condamnation d'un certain nombre de docteurs qui pratiquaient les sciences des Anciens, c'est-à-dire étaient ouverts à la philosophie aristotélicienne. Le plus illustre est Averroès, disgracié durant quelques mois peu avant son décès en 1199.
Les derniers califes almohades
Le successeur du troisième souverain almohade mort la même année, son fils Al-Nâsir, est un jeune homme introverti de dix-sept ans, qui ne semble pas avoir eu une forte personnalité ; mais l'appareil étatique et les shuyûkh semblent devoir assurer la continuité politico-idéologique. Sur la lancée des succès du règne précédent, les Baléares sont occupées en 1202-1203, ce qui affaiblit la révolte des Banû Ghâniya au Maghreb. Une grande expédition militaire est lancée contre les royaumes chrétiens, qui de leur côté avaient préparé une croisade unissant tous les princes ibériques. La rencontre du 16 juillet 1212 à Las Navas de Tolosa est un désastre pour une armée aussi importante que celle d'Alarcos, mais dont le commandement est indécis, et qui, bien qu'elle ait honorablement combattu, est au total plus disparate et moins motivée que celle des rois d'Aragon et de Castille. Les résultats négatifs de la défaite, atténués par la mort de ces deux derniers souverains respectivement en 1213 et 1214, n'apparurent que progressivement. Les luttes de clans et de personnes dans les sphères du pouvoir, l'opposition latente entre la dynastie, souvent divisée, et l'aristocratie des shuyûkh, l'apparition de dissidences tribales au Maghreb où à l'agitation des Arabes se joint celle, plus directement et politiquement dangereuse, des Berbères zénètes Banû Marîn aux actuels confins algéro-marocains, les ambitions des membres de la proliférante famille almohade placés au gouvernement des grandes villes de province, créent après la mort d'Al-Nâsir en 1213, sous son fils Yûsuf II (1213-1224) et les successeurs de ce dernier, une situation de crise, latente puis ouverte, qui ne cesse de s'aggraver.
En 1228, éclate à Murcie une violente révolte anti-almohade qui s'étend rapidement à tout l'Andalus, alors même qu'un prince almohade, gouverneur de Séville, vient de se révolter contre son parent, éphémère calife à Marrakech, et va le chasser du pouvoir pour prendre sa place sous le nom de règne d'Al-Ma'mûn (1227-1232). Le régime almohade, chassé de la péninsule, se trouve réduit au Maghreb, puis même à sa seule partie occidentale : Al-Ma'mûn, sans doute pour se concilier l'opinion et en lutte contre les shuyûkh, mais peut-être aussi sincèrement convaincu du caractère erroné d'une doctrine à laquelle déjà Al-Mansûr n'aurait plus vraiment cru, décide en effet de répudier le dogme almohade pour revenir à l'orthodoxie. Le gouverneur de Tunis, membre de la plus puissante famille de l'ancienne aristocratie almohade, fait alors sécession au nom de la fidélité à l'almohadisme et fonde la dynastie indépendante des Hafsides, qui régnera sur la Tunisie et l'Algérie orientale de 1229 à 1574. Au nord du Maroc, les Berbères Banû Marîn ou Mérinides s'emparent de Meknès en 1244 et de Fès, qui devient leur capitale, en 1248. Le califat almohade très affaibli qui se maintient à Marrakech lutte encore contre eux pendant une vingtaine d'années, puis disparaît en 1269 lors de la prise de la capitale du sud par les Mérinides. Dans l'actuelle Algérie occidentale, autour de Tlemcen, s'est constitué un troisième pouvoir successeur des Almohades, celui des Abdelwadides, dynastie berbère zénète comme les Mérinides, issue des derniers gouverneurs de la ville à la fin du régime almohade. Ces trois émirats et celui qui se dégage alors à Grenade de l'effondrement de la plus grande partie de l'Andalus devant la pression des chrétiens, celui des Nasrides, rétablissent l'orthodoxie dont s'étaient écartés les Almohades, mais restent fidèles à certaines des traditions instaurées sous leur règne, en particulier dans le domaine artistique.
Posté Le : 16/04/2021
Posté par : patrimoinealgerie
Ecrit par : Pierre Guichard Professeur à l’université Lumière Lyon II
Source : clio.fr