Publié le 20.06.2024 dans le Quotidien l’Expression Nedjma de Kateb Yacine est un roman problématique, emblématique et parabolique. Un texte qui jouit d'une complexité structurale et d'une philosophie contextuelle. Ce roman a été publié en 1956, écrit probablement en 1954. Il fête ses 70 ans. Il est toujours d'actualité littéraire. Aux yeux des lecteurs et des chercheurs littéraires en Algérie et ailleurs, il se renouvelle de génération en génération. Nedjma est enseigné au lycée, en extraits, et à l'université en texte intégral, sujet d'un millier de thèses de doctorat et magister, de milliers d'articles journalistiques, traduit dans plusieurs langues. Il est le roman le plus cité dans le monde littéraire nord-africain, voire méditerranéen. Mais face à cette avalanche d'intérêts exprimés, souvent dans des discours enthousiastes, envers ce texte mythique et mystique, est-ce qu'on a réellement lu et saisi le sens ou les sens portés par ce roman énigmatique et pluriel? Personnellement, avec toute transparence intellectuelle, j'ai lu ce roman; la première fois, c'était au lycée, puis à l'université où je l'ai lu au moins trois fois. Et je vous avoue que je n'ai pas réussi à le décoder. Des questions restent en suspens, coincées dans la gorge de ma curiosité intellectuelle. Des choses m'échappent du point de vue de la forme et du contenu. Longtemps, les chercheurs et les journalistes ont essayé d'analyser, de décortiquer, le personnage central Nedjma, héroïne du roman. Avec une facilité politique et une légèreté idéologique, ils ont imaginé Nedjma la jeune femme comme étant l'équivalent de l'Algérie! Je trouve que ce parallèle ou cette comparaison est simpliste, intellectuellement misérabiliste. Rien n'est clair dans le roman, mais tout est possible. Dans sa première écriture, Nedjma était un texte plus volumineux et plus labyrinthique. Une fois le manuscrit arrivé à la maison d'édition, vu sa complexité, et afin d'aider le lecteur à pénétrer dans les faits du roman, l'éditeur a demandé au jeune écrivain de simplifier le texte, de le réorganiser! Kateb Yacine, et sur le conseil de son éditeur, a retravaillé le roman. Il a enlevé beaucoup de passages qui ont fait, ultérieurement, un deuxième roman indépendant intitulé Le Polygone étoilé. Aujourd'hui, nous sommes en train de lire Nedjma revu et simplifié! Est-ce que le phénomène de la compréhension d'un texte littéraire est la cause de sa réussite ou non? Est-ce que l'incompréhension est une chose approuvée dans un roman? Ce qui est compris dans un texte narratif ou poétique n'est pas une preuve de réussite. Le roman est un ensemble de questions qui surgissent dans et après la lecture. Le roman est un dérangement positif. Les grands textes littéraires sont ceux qui déstabilisent le lecteur. Ils le remettent en question. Le roman Nedjma a été écrit durant la première ou la deuxième année de la Guerre de libération, publié aux éditions Seuil en 1956, sous le poids d'une époque historique marquée par la violence, le sang, et les armes. L'Algérie était en pleine Guerre de libération, et cela signifie que Nedjma appartient à ce que beaucoup de critiques littéraires qualifient de «littérature d'urgence». La littérature d'urgence est celle qui est née dans un tournant historique, Guerre de libération ou guerre civile, où l'écrivain interpelle en direct ce qui se passe autour de lui, dans sa société en pleine mutation. Si la littérature d'urgence, d'après les dires des critiques littéraires, est condamnée à mourir, à disparaître avec la disparition de la cause historique qui a été le moteur de sa naissance, le roman Nedjma, bien au contraire, a survécu et il est toujours en bonne santé! Il a démenti les critiques. Souvent les critiques littéraires, académiques ou généralistes, ont établi une proximité directe entre le personnage romanesque Nedjma d'un côté et la cousine de l'écrivain de l'autre, et cela me paraît réducteur, raccourci et vide. C'est une interprétation romantique comme pour célébrer l'image du premier amour qui hante l'imaginaire tribal, souvent lié à la cousine. Certes, chaque écrivain a un déclic psychologique ou sociologique, identitaire ou même linguistique qui le pousse à entamer l'aventure de l'écriture d'un texte. Mais la vision philosophique des grands textes littéraires, tel Nedjma de Kateb Yacine, ne s'arrête pas, ne se limite pas au champ de ce déclic individuel et personnel. Elle va au-delà de cet égoïsme intellectuel ou de cette jubilation temporaire. Lorsqu'il est question de littérature algérienne ou maghrébine de langue française, Nedjma de Kateb Yacine reste le roman le plus cité sur les langues des Algériens. Mais en raison de sa complexité littéraire en termes de structure, de contenu et du contexte, il reste le roman le moins lu dans cette même littérature! Le paradoxe! Amin Zaoui
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Posté Le : 22/06/2024
Posté par : rachids