Algérie

«Les abysses de la passion maudite»



«Les abysses de la passion maudite»
Deux jeunes Européens avaient été, ce jour-là, kidnappés par de tardifs convertis à la cause qui les présentèrent à un attroupement de curieux médusés, comme une précieuse prise de guerre. Ils furent encagés dans la remise d'une boulangerie, attenante à la maison coloniale. Rapidement informé de cet inattendu et encombrant développement, commis sous ses fenêtres, Maher entra dans une colère folle.Il piaffa, pesta, jura.? Un tel acte, expliqua-t-il, entre deux rugissements, compromet tous les efforts que le Nidham est en train de déployer pour promouvoir une image irréprochable, à quelques semaines de la fin de l'occupation. Il donna l'ordre de les relâcher, immédiatement, ce que les apprentis guerriers dirent avoir fait, une version non vérifiée car, selon plusieurs témoignages concordants, ils disparurent bel et bien. L'incident sembla avoir été clos, et «l'affaire due à l'inexpérience de jeunes écervelés» classée sans suite. (?)La vie fuyait, à vue d'?il, à la façon d'une eau coulant entre les doigts de mains incapables d'en freiner la course libre, bien obligées d'admettre la loi de l'irréversible. ? La vie n'est qu'une suite d'inattendus, disait Beylerbey, le cousin de Salah-Eddine, toujours accroché à son mythe du Pont Suspendu, rempli, à ras bord, de têtes coupées, la condition, sine qua non du salut collectif.Au moment où sonnait, impérieusement, l'heure du détachement, Stopha ajouta à la dernière valise de son dernier wagon l'image de Zouaki, assise au centre du patio vert d'eau, les jambes croisées comme deux frêles archets de violon, au niveau de ses chevilles fines et mobiles, en train d'épépiner une grenade vermeil, éthylique, l'air de ne pas y toucher, fredonnant le malouf des lendemains de fête, et au bas de l'escalier, celle de Sidou, les bras chargés d'une corbeille de muscat, fraîchement vendangé, et d'une grosse pastèque de Blandan, le visage rosi par une petite tension, heureux comme un enfant à qui on venait d'offrir la lune...Zouaki souriait tristement, les sangs rongés par le tourment !Dans cette maison aveugle, elle se sentait prisonnière des rets d'une araignée géante, cloîtrée entre les murs d'une prison d'où elle ne pouvait plus voir le Chettaba et la vallée du Hamma flamboyer à chaque coucher de soleil, ainsi qu'elle avait le privilège de le faire de la terrasse de Dar-Errih, l'arpent de terre guérisseur de ses anciens déracinements, l'es- pace béni où elle se déployait, sans entraves.Rose du matin, elle en était restée aux premiers spasmes de son éclosion et répétait, en boucle, l'ouverture de ses pétales à la respiration de l'air libre. ? Quelles souffrances secrètes, quelles blessures mal cicatrisées, continuait-elle à cacher derrière ce regard évanoui, fixant le vide, émigré involontaire au royaume des rêves éveillés ' (?)En ces années de désordre fou, El-Biar, l'élégant belvédère d'Alger, piqué de jardins orientaux bucoliques que les raïs turcs et les usuriers israélites avaient plantés au-dessus de nappes, abondamment, arrosées, s'étiolait, petit à petit. Il cédait ses territoires aux nouveaux riches qui achetaient, avec une surprenante facilité, tout ce qui se présentait à eux, commerces, maisons de maître et terrains à bâtir. Les pieds-noirs avaient quitté, depuis longtemps, cette première porte de la Mitidja qui ouvrait sur les orangeraies et les vignobles de la Trappe, l'ancien fief de Borgeaud, ceinturé par une mer d'un bleu scintillant.Et de cette population, qui comptait, parmi ses résidents, hommes d'affaires, peintres, comédiens et romanciers, il n'en subsistait que des ersatz indéracinables, définitivement confondus avec un morne paysage. Comme à la belle époque, Serra, le coiffeur espagnol, miné par une cirrhose du foie, refusait, obstinément, de baisser pavillon. Il s'asseyait, chaque matin, tremblotant, sur une chaise pliante, à l'entrée du salon où il employait des apprentis, prenant plaisir à saluer ses connaissances d'avant le déluge, un sourire figé sur des lèvres enflées par le relief d'un dentier mal ajusté.Il baragouinait un français bancal que sa langue, bloquée par le squelette de l'appareil, rendait encore plus incompréhensible.Parfois, d'insubmersibles vestiges de pouvoir lui échappaient, lorsqu'il s'enhardissait, par mégarde, à faire des remarques à ses jeunes assistants qui ne se privaient pas, malgré leur position d'obligés, de le remettre à sa place, le rappelant, vertement, aux évidences du nouvel ordre d'après-guerre. (?)A gauche, les jardins exubérants, tout en arabesques ; à droite, l'antre de la puissance et de l'ordre bardé d'immenses portails cloutés de cuivre, sentant l'odeur du vieux bois de pin ; à l'intérieur, les couloirs recouverts d'enluminures anciennes, finement dorées ; au seuil, la garde d'honneur, enturbannée de blanc, le sabre au clair, figée au pied des limousines déposant, dans une noria feutrée, officiers de haut rang et responsables civils entourés de leur protection rapprochée, en costumes griffés et gilets pare-balles bien visibles.Nullement impressionné par ce faste étalé pour conditionner, Stopha n'en fit pas cas. Ce n'était pas cela qui allait l'obnubiler et le détourner de son objectif : participer à la conduite d'une mission dont le seul mobile était de sauver la vie des gens, en des circonstances troubles et pénibles. Il patienta, un moment, dans un bureau boisé, barré par un moucharabié, avant d'être reçu par Mohamed Rafik et Abdenasser, ses futurs collègues. Mohamed Rafik déclara, le premier :? Mustapha, le Raïs a consigné dans son programme de redressement national, l'approfondissement du processus pluraliste et ce qui va avec, c'est-à-dire la réforme de l'Etat dans tous ses compartiments. Son projet est de consacrer la victoire de la République sur l'intégrisme. J'ai noté que tu adhères à ses grandes lignes. Alors, retrousse-toi les manches, tu vas avoir du pain sur la planche.Ces propos confortèrent Stopha dans ce qu'il savait de cet officier supérieur dont le credo qui revenait, dans son discours, comme un leitmotiv, était de rapprocher les élites du pouvoir d'Etat. L'élection du Raïs par une population massivement mobilisée autour du rejet du terrorisme fut, pour lui, une excellente opportunité qui l'encouragea à persévérer dans cette voie et à chercher à agréger, autour des centres de décision, un nombre plus élevé d'universitaires. (?)Les jours noirs battaient en retraite et la mer rouvrait ses bras au sourire sonore des mouettes. Le soleil reprenait, allégrement, son ascension vers le zénith et les filles de l'été revenaient se tremper dans l'eau émeraude des plages débarrassées de leurs engins piégés...Au journal, Stopha retrouva ses marques et réapprit les gestes de la vie ordinaire, débarrassé de l'air vicié du Palais. Bien qu'il jugea n'avoir pas été si mauvais que cela, durant son «emprunt», il soupira d'aise. ? Je l'ai échappé belle ! confia-t-il à Adlane. Si j'avais continué à être mêlé aux combats de coqs du sérail, j'aurais été laminé par leur jeu de massacre.La brève proximité avec leur sphère m'a révélé que, dans la confusion générale de la guerre, certains d'entre eux, parmi les florentins les plus ambitieux, n'avaient qu'une obsession : instaurer la dictature. Abdenasser avait inventé une formule qui résumait, avec beaucoup de bon sens, leur boulimie de puissance : ? En géométrie, il ne peut passer, par un point donné, qu'une seule droite. En politique, il en va de même : il ne peut transiter par le sommet de l'Etat qu'une seule force. Il ne restait plus au Raïs, vulnérable, que de céder ce qu'il considérait, au final, n'être, plus, qu'une caricature de magistrature suprême... (?)




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