Algérie

LECTURES : "LES NOCES DE RETOUR" DE YOUCEF TOUNSI



LECTURES :



mardi 11 juin 2013


"Les noces du retour"
recueil de nouvelles
de Youcef Tounsi

Alger mai 2013 - APIC éditions
Avant lire de Jacques Frédéric Temple
illustration de Denis Martinez


Un tableau composite, c’est ce que nous offre la lecture de ces dix nouvelles. Des tranches de vie, sans autre lien entre elles que la diversité d’une société, elles forment pourtant un tout.

Les personnages ne sont pas des héros, mais des hommes ou des femmes de tous les jours qui mènent en Algérie, ou pour certains en terre étrangère, une vie quotidienne et banale, c’est-à-dire de labeur, de souffrances, de peur, de nostalgie.
Quelquefois, une lueur d’humour éclaire la grisaille, et des émotions inattendues dissipent le mal-vivre.

Qu’ils soient dans un ascenseur en panne, dans la traversée en train de la Mitidja, dans le parc d’une ville languedocienne, sur une plage algérienne, les personnages, dont certains sont visiblement inspirés de l’auteur lui-même, ou de ses propres expériences, vivent leur quotidien, dans leurs métiers ou leurs professions, confrontés aux diverses circonstances qui ont affecté leur patrie : la guerre, l’indépendance, les tragédies, l’exil ou les désillusions du retour.

Mais, au-delà de ce contexte proprement algérien, ces nouvelles disent quelque chose de la complexité de la condition humaine et des fièvres qui naissent des péripéties de la vie.

Bonnes feuilles

LES NOCES DU RETOUR

extraits

Je ne reviendrai pas comme je suis parti,
Ne reviendrai pas même furtivement.
Mahmoud Darwish

I/

Le chaud soleil de mai commençait à projeter son ombre sur la vaste plaine. Quelque part, au fond de la cuvette où s’écoulaient gravement les eaux du Chelif, le quartier de l’école s’éveillait d’une nuit de cauchemar. Même le vent peinait à se frayer un chemin à travers ses impénétrables brise-vent délimitant les vergers d’orangers. Au-delà, émergeaient dans la fragilité du jour, les scintillements des feuilles argentées des oliviers qui grimpaient doucement sur les flancs vallonnés du Dahra.

Les pleurs avaient cessé à l’aube dans la maison de Âmmi Braham. Les amis et les voisins s’y étaient rassem­blés la veille, dès la tombée du jour pendant que la rumeur s’amplifiait dans ce que l’on appelait encore le village.
C’était toujours ainsi que l’on désignait la place centrale de cette désormais grande ville-carrefour née sans doute à l’époque romaine comme en attestent les vestiges d’Op­pidum Novum, sans doute fondée par l’Empereur Claude et où séjourna au moins une partie de la douzième légion romaine. Cette implantation antique était située à l’entrée de la ville actuelle, là où s’étrangle la riche vallée.
Au fil des ans, elle était devenue une halte bienfaisante, longtemps dénommée Duperré, du nom de ce maréchal de la grande coloniale française, sur le chemin qui se perdait en direc­tion des terres de l’ouest réputées plus sèches.

Avec quelques amis, j’arrivais d’Alger en voiture un peu avant la tombée de la nuit. La dernière fois que je m’étais arrêté à « La Source des lauriers » remontait au printemps de 1974.
J’étais allé me recueillir sur la tombe d’un ami décédé à l’âge de vingt-six ans, trois terribles années plus tôt, alors qu’il entamait une période de vie clandestine en sa qualité de dirigeant syndical universitaire. Benreqaâ avait échappé de justesse à un traquenard tendu par la police, à lui et à quatre autres de ses camarades apparentés au syndicat estudiantin. Il dut à son instinct de fils de paysan la force de se planquer presque une nuit entière sous un véhicule stationné dans la rue voisine. Les policiers l’avaient coursé le long du boulevard puis l’avaient perdu de vue au dernier moment, au coin de l’artère sans penser à cette cachette.
Il mourut trois mois plus tard des suites d’une complication pulmonaire contractée lors de cette fameuse nuit pluvieuse.

Sa tombe que je ne connaissais pas encore se trouvait au centre du cimetière, en contrebas de la ville, et bénéficiait déjà de l’ombre gratifiante du jeune olivier planté à côté. Un membre de sa famille vivant à proximité de la vieille école m’y avait conduit avant de s’éloigner pour me permettre de me recueillir tranquillement.

La ville immense qui nous est apparue au bout de cette longue et droite allée bordée de platanes était méconnaissable. Une bretelle située à l’entrée est, s’arc-boutant à la colline, permettait de contourner la grande agglomération qui avait remplacé le village d’antan. Cela avait l’allure d’un amoncellement d’immeubles de tailles et de standing différents, la plupart aligné le long de cette avenue-route nationale à double voie relayée à l’arrière par un amas compact de petites maisons où l’on avait du mal à distinguer les articulations urbanistiques.
Toutes les collines entourant l’ancienne ville avaient été conquises définitivement par des constructions réalisées dans la hâte et l’urgence nées de l’exode rural conséquent du terrorisme sévissant dans les hauteurs.

Notre chauffeur dut bifurquer à un carrefour de cet im­mense boulevard commercial où se côtoyaient allègrement les fast-food, les dépôts de matériaux de constructions, les magasins de reventes d’appareils téléphoniques et les innombrables concessionnaires de pièces détachées répartis entre les véhicules de transport, les voitures particulières et les pièces et engins agricole.
Pas de vitrine en dehors de celles des deux ou trois cafés avec terrasses et brochettes dégageant une fumée poisseuse de grillades bien grasses ! Que d’énormes rideaux métalliques trônant sur des cen­taines de mètres de part et d’autre de la voie de circulation, véritable frontière entre le haut et le bas de la ville.
Revenus vers le village, nous étions stupéfaits par la circulation chaotique où se mêlaient sans distinction lourds camions, véhicules privés, bus et minibus de transport collectif. Un capharnaüm triste et bruyant étouffait le vieux centre de la ville.

Dans la maison de Âmmi Braham et, suivant la tradition du quartier, dans une salle classe de l’école mitoyenne, la veillée du mort s’était déroulée sans le corps. Selon la fa­mille, celui-ci arriverait de l’aéroport de Chlef – on disait El Asnam depuis quelque temps - vers la fin de la matinée du lendemain.
De nombreux amis du défunt accourus dès l’annonce par téléphone et messagerie internet, se regrou­paient pour de longs conciliabules pour organiser les funé­railles avec la famille du défunt.

Parmi les hommes, plusieurs personnes n’avaient jamais connu le fils de Braham, cet homme, bientôt septuagénaire, silencieux comme à son habitude. La dernière fois que l’on avait entendu sa voix forte se répandre au-dessus des manifestants remontait à plus de dix années.
Tahar, son fils, avait été arrêté et torturé sauvagement à l’instar de dizaines de ses camarades et des centaines de jeunes ayant osé crier leur dégoût de l’injustice et de l’arbitraire lors de ces fameuses journées d’octobre 1988.
Tahar n’était pas des manifestants. On l’avait cueilli chez lui au réveil, peut-être pour justifier d’une certaine façon les événements qui allaient embraser le pays pendant plusieurs jours.

Après minuit, les villageois s’étaient retirés dans la vieille école. On les suivit spontanément.
Certains comp­taient ainsi échapper aux rituels lassants et tristes des lec­teurs du Saint Coran qui avait insisté pour participer à la veillée. On ne voulait pas d’eux mais le père laissa faire, craignant de nouvelles frictions avec une composante de la population largement contaminée par les braillements de ces nouveaux apôtres et illuminés pourfendeurs de laïcs et autres mécréants.
Dans cette famille de Âmmi Braham on était plutôt communistes de père en fils et beaucoup de leurs proches l’étaient également. Mais ça, c’était une vieille histoire qui remontait à Âmmi Ahmed, à l’instituteur et au crieur surnommé par les anciens « Chaâb », le peuple, tous trois vétérans du PCA.

« Je ne sais pas mais j’ai vaguement l’impression d’avoir déjà vécu cet événement. », dit discrètement un vieux à son ami.

L’homme emmitouflé dans son épaisse kachabia marron grommela quelque chose d’indistinct et continua à somno­ler dans son coin. L’autre, se tournant vers lui, le regarda fixement puis ajouta :
« Tu dois certainement penser à la même chose que moi !
– Oui, non ! Toutes les veillées de mort se ressemblent, n’est-ce pas ?
– Quelquefois, reprit le premier. Moi, je pense à tous ces enfants qui quittent la vie avant leurs dignes parents. Il y a comme une malédiction qui s’abat sur le pays depuis notre glorieuse indépendance. Mourir les armes à la main pour la liberté de son pays, c’était quand même autre chose.
Maintenant, ces jeunes sont décimés par la peur qu’ils inspirent à leurs propres gouvernants. »

L’autre réfléchissait et l’on sentait déjà qu’il hésitait à prononcer le nom de celui à qui il avait lui-même pensé dès les toutes premières secondes où on lui annonça le décès du fils de Braham El F’hal, l’audacieux comme on l’appelait ici depuis son acte de bravoure lors d’une embuscade tendue à l’ennemi pendant la guerre de libération. Braham s’était jeté sous le seul blindé qui escortait les troupes coloniales avant de grimper jusqu’à la tourelle et d’y projeter une grenade offensive à 45 morceaux.
« Je pensais à Benreqaâ, le jeune fils de Âmmi Ahmed. »

Son ami acquiesça en hochant la tête tristement. Ils s’étaient compris. Cette génération, porteuse du flambeau de ses aînés disparaissait précocement, semant le désarroi parmi les militants ou sympathisants de la cause de la paysannerie pauvre.

Je revenais d’une ville moyenne de province du fin fond de Belgique où l’exil m’avait grand ouvert ses bras féroces. J’avais tenu à être présent à l’enterrement de Bettahar dès que m’était parvenu la triste nouvelle de sa brusque disparition.
Il m’était singulièrement douloureux de me retrouver avec d’autres amis rescapés de ces temps odieux où nous visitions à une fréquence quasi régulière les cimetières pour y enterrer le mercredi l’ami assassiné le mardi précédent, et le vendredi celui tombé le jeudi.
Ce rituel macabre s’était répété des mois durant et qui, bien entendu, s’était prolongé quelques mois sinon des années après mon départ du pays, sur conseil de beaucoup de mes proches et amis chers.

Pour conjurer ma propre peur, je m’étais juré de ne plus participer à ces cérémonies funèbres sauf quand il s’agissait d’un ami très proche. En dépit de toutes ces précautions, les conséquences du stress me poursuivirent pendant les premiers mois d’exil.
J’étais encore en France quand il fal­lut se recueillir à la mémoire d’autres amis contre qui le sort s’était acharné. De nouveau l’infernal processus m’in­terpella lors du décès d’un ami à Marseille puis de deux autres, et même trois, à quelque mois de distance, les fois suivantes à Paris.
Ils étaient tous en bonne santé appa­rente, la quarantaine, ou un peu plus, et la maladie perni­cieuse les avait emportés brutalement.
Je savais qu’au pays la ravageuse poursuivait sa sordide extermination, mais j’en étais loin désormais (...).



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