Un proverbe malien dit que le chemin le plus court pour aller d’un point à un autre n’est pas la ligne droite, c’est le rêve. Il n’est point de meilleur raccourci populaire pour évoquer le dernier roman de Mohamed Abdallah qui sait si bien marier ses visions oniriques sur l’espèce humaine à son érudition historique.
Encore une fois, avec ce quatrième roman ce jeune auteur à la verve prodigue et savante nous embarque pour « défricher les chemins qui nous mèneront vers notre affranchissement ». Serait-ce là une réflexion philosophique qui prendrait à témoin le vent qui balaie tout sur son passage et dont nous ne percevons depuis nos sociétés que quelques bribes ?...
En romancier averti, Mohamed Abdallah déroule une histoire riche de rencontres singulières sur fond d’Histoire collective, miroir de l’histoire intime des individus, son thème de prédilection, sa part du lion qui interpelle les normes formelles de toute société conformiste par certaines remises en contexte.
Au départ, parmi les familiers d’un espace symbole « La Mauresque » dans un quartier d’Oran, Anir, jeune garçon passionné de lecture et attentif à ses nouveaux camarades de collège et ses voisins artisans, semble glisser vers un avenir brillant tout tracé. Rapidement, la réalité de la guerre s’impose et le contexte de l’enfant croise celui des résistants contre « l’oppression coloniale (qui) n’est pas inscrite dans le marbre » et l’engagement pour la liberté du « Père Clément ». Ce sera ensuite le personnage de « Larbi », sans doute une allusion à Larbi Ben M’hidi, l’un des membres fondateurs du FLN et héros national, auquel l’auteur rend hommage en citant des écrits sur la nécessité de la révolution. Chaque personnage s’interroge sur son action et contribution personnelle, en dépit de toute « aversion pour le conflit… la violence » comme Norredine, Aomar confronté « au monde si profondément aliénant des colons », ou encore l’oncle Saïd revenu au pays et motivé par « le destin de son peuple » sur le point de mettre en application la révolution apprise dans les ouvrages européens. Lorsque le destin oppressant mobilise les consciences, quelle place reste-t-il à l’éducation et aux aspirations de chacun. Entre la prétendue lâcheté de la sagesse et la bravade tapageuse, la frontière est souvent mince, mais les arguments nombreux. L’auteur sait défier les codes et les lois du qu’en-dira-t-on, une sorte de bilinguisme de la pensée commune, bien pensante par des échanges fournis entre les protagonistes.
L’auteur très inspiré tisse sa toile hybride d’un passé commun forgé de légendes comme, par exemple, celle du marin « fougueux et fier » Raïs Hamidou, de mémoires intimes assez philosophiques, d’imaginaire, d’esquisses poétiques, de constats convenus et d’interrogations morales, de bribes d’échanges saisies au vol, autant de pistes supplémentaires malicieuses sorties du chapeau de conteur qui nous mène où bon lui semble, d’ajouts qui surenchérissent les scènes de références érudites, ou plus simplement, une sorte de dépoussiérage opérée par la magie de l’écriture sur la réalité vécue par chacun. La dernière option étant la plus probable, à lire de près certains commentaires caustiques soulignés parfois par des morceaux musicaux.
Ainsi des pages comme sorties de carnets personnels signés de deux initiales équivoques (A.M), une prose poétique, des notes d’une facture historique, se mêlent au fil du récit avec naturel, comme si le Hasard, sous le souffle téméraire et invincible du « vent », se mêlait de ce qui le regarde aussi !...
Des phrases résonnent, une fois la dernière page tournée, comme celle-ci : « Seul un souffle transcendantal, une croyance presque illuminée… conférerait aux Algériens l’énergie et le courage… ». Entremêlement de formules chevaleresques et de jeux de piste, de sources et de témoignages qui tentent de perdre le lecteur pour mieux le retrouver au détour de questions plus graves et qui, à l’arrivée, enrichissent et éclairent les perspectives du récit.
Ce rythme twist and roll en rebondissements incessants, ou twist and drôle, phonétique du rire-politesse du désespoir, ouvre des champs du possible pour enclencher une réflexion plus philosophique et morale sur l’indéterminisme de tout Engagement.
Mohamed Abdallah livre ici une fresque dans lequel des personnages fictifs ou/et réels s’interrogent sur le devenir d’un pays arrivé à un point de non retour, dans le passé, acculé par les effets intolérables de la colonisation. Les prises de conscience se mobilisent avec courage et détermination en dépit de toute entrave morale. Certaines sont inspirées par les figures emblématiques, comme autant d’hommages rendus à leur mémoire et à celle de ceux privés de liberté, si nombreux, qui se sont dressés contre l’injustice. A travers chaque personnage, l’auteur interroge la portée de l’éducation et de l’acte créateur face aux impératifs et conséquences de l’action. Il analyse et dissèque les éléments communs ou contradictoires aux discours du moment et à l’action directe. Les deux se rejoignent dans une logique du refus de se soumettre, en dépit des ambiguïtés éthiques de chacun.
Une partie du champ d’investigations sur les mémoires de cette guerre passe aussi par l’omniprésence du livre, des livres et même de chefs-d’œuvre, aux titres référentiels égrainés. Ainsi dès les premières pages, cette succession de phrases : « Anir se mit à lire. A lire ? Plutôt à respirer, à ressentir, à vivre. » donne le ton, la note, le souffle. Depuis le prisme de moments-clefs de la révolution algérienne qui ont modifié à jamais les destins de chacun, l’auteur interroge aussi sur une des questions essentielles de la Littérature, soit : « Pourquoi écrire ? ». Question qui apporte une dimension universelle à l’entrelacs d’histoires de ses personnages qui sont autant de pistes de réflexion. L’intérêt multiple du roman est de montrer avec lucidité et brio la responsabilité de chacun, quels que soient son parcours, ses convictions, face à son époque et surtout la mise à nu de l’expérience humaine dans ce qu’elle a de plus ordinaire et de plus extrême. Les personnages, même les plus contradictoires, en deviennent attachants, car « humain(s), trop humain(s)».
Dans cette impasse des artisans de la Mauresque où le rythme des chants et des derboukas s’emballe parfois, la métaphore du « vent » qui confère son titre et traverse ces histoires intranquilles d’un temps non révolu, peut-être rappel du chef-d’œuvre cinématographique « Vent des Aurès », décrypte les éventuels discours surfaits et marque le roman d’une empreinte implacable et épique.
Décidément, la littérature algérienne à caractère historique conduite par l’inspiration de tels auteurs audacieux, n’a pas fini de surprendre et les chercheurs et analystes du passé n’ont qu’à bien se tenir pour relever les défis !
J. B.
« Le vent a dit son nom » de Mohamed Abdallah
Éditions APIC – Février 2021, 260 pages.
-
Votre commentaire
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Posté Le : 06/05/2022
Posté par : litteraturealgerie
Ecrit par : Par Jacqueline Brenot
Source : LE CHÉLIF