«Notre époque,
qui a regagné en indifférence et en cynisme ce qu'elle a perdu en radicalité,
ne se prête guère à ce genre d'apitoiement».
Alain Nadaud,
philosophe français
Cet apitoiement,
c'est bel et bien de la pensée qu'il s'agit. Notre époque n'en a, semble-t-il,
guère besoin car ce qui sustente, de nos jours, les pays vers la puissance et
la gloire n'a rien à voir avec la pensée cartésienne et raisonnable dont se
sont armées à titre d'exemple «la Cité-État» athénienne
au temps du sage empereur Périclès (V siècle Av. J.C), amateur des arts et de
la philosophie, lesquels furent les lignes cardinales de sa stratégie de
gouvernance, la civilisation musulmane à l'époque prophétique et les califs orthodoxes jusqu'à la fin du règne des Abbassides
(632-1258), qui aurait fait de la raison et de la foi, une infranchissable
citadelle contre l'ignorance et l'obscurantisme, ayant bien plus tard pu
l'épargner de la longue nuit du Moyen Age européen (plus de dix siècles qui
vont du V jusqu'au XV siècle), la persane à l'époque Sassanide (224-651), quand
la culture et la civilisation «mazdéiste» éculées et
périmées, ont été remises au goût du jour, épurées et rénovées grâce aux vertus
de la pensée et de la raison que la doctrine du «zoroastrisme», souple,
dynamique et iconoclaste en son temps, avait imprimées aussi bien dans les
cerveaux que dans les esprits des persans et en fin de compte, la chinoise à
l'ère prospère du sage empereur Confucius (551-479av. J.C) qui, dès les
premières années de son règne, aurait mis au monde une vraie philosophie,
distinctive et manichéenne à bien des égards, entre l'ordre et le désordre,
l'État et le non-État, la pensée et le chaos, en un
mot, l'humanisme et la barbarie. Bien au contraire, l'apitoiement dont il est
question dans la citation ci-dessus, s'accorde fort bien avec la vision
matérialiste et «matérialisante» du monde, nées au
lendemain de la débâcle de Waterloo et du Congrès de Vienne en 1815, qui
avaient scellé le sort de l'autre humanité malade, (les pays colonisables du
Sud) et l'avait confinée dans le statut minable de sempiternelle mineure, se
contentant, en son rôle de spectatrice ahurie et distraite, d'approuver le
partage de territoires et d'influences entre les grandes puissances sous ses
yeux. En effet, cette vision partiale et partielle de l'histoire continue
malheureusement encore de tourner à plein régime et rameute chaque jour
davantage de néophytes adeptes tandis que le vernis humanitaire ainsi que le
maquillage intellectuel de la barbarie perdent de leur éclat et se découvrent
aux yeux de tous les peuples sous leurs fallacieux prétextes en faveur, hélas,
de fuyantes et fugaces, voire timides étincelles de raison. Pensée et barbarie,
diplomatie et guerre, ordre et anarchie, douceur et brutalité... etc., tels
furent donc les hauts et les bas de la destinée humaine.
Néanmoins,
l'évolution contemporaine des relations internationales, du moins depuis la fin
de la seconde Guerre Mondiale (1939-1945), prouve à satiété que notre monde vit
sous perfusion et souffre d'une grave inanité de la raison. Pire, il n'y a plus
d'alternance entre pensée et barbarie dans la mesure où celle-ci est devenue la
maîtresse à part entière du céans et la pensée, ce parent pauvre du monde, ne
fait en vérité qu'entrer par effraction au champ de la prise de décision et de
la résolution des crises à l'échelle planétaire. Le plus souvent, celle-ci,
c'est-à-dire la pensée, évacuée de sa substance et de son essence par les faiseurs
d'opinions mondiaux (présidents de superpuissances, oligarchies financières
prédatrices, magnats des pétrodollars et richissimes véreux), auxquels les
institutions internationales (O.N.U, F.M.I, O.M.C) font des courbettes, sert de
boite à outils pour «la légalisation subtile de la barbarie». D'évidence,
l'équilibre de forces, trop inique par ailleurs, né dès la fin du plus grand
conflit barbare au monde (plus de 50 millions de morts), favorisant des petits
et puissants pays au détriment de grands et faibles continents, le lourd et
complexe dossier du nucléaire, instrumentalisé et dévié de son véritable
objectif, à savoir, la production d'une énergie alternative de nature à venir
en aide à l'humanité et lui permettre de subsister en cas d'un danger imminent,
comme par exemple, l'épuisement des ressources naturelles (hydrocarbures,
pétrole, phosphate), en faveur de logiques bellicistes (le largage de deux
bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki afin de vaincre les Japonais, les
politiques de peur mutuelle et de la course à l'armement pour lesquelles ont
opté les deux blocs Est-Ouest durant la Guerre Froide et la
consécration du nucléaire comme domaine privilégié aux sages de la planète), la
question palestinienne, cette grande «hogra», rendue
insoluble par la politique de «deux poids, deux mesures», engagée jusqu'ici par
ce simulacre de «communauté internationale» à l'égard du sionisme, en sont
irrémédiablement quelques-uns unes des démonstrations les plus laides, voire,
les plus sauvages.
En effet, l'image
de la barbarie est protéiforme et varie d'une époque à une autre. Plus on
remonte dans les temps, plus l'on découvre ses mille et une facettes. La
sauvagerie hitlérienne en fut sans l'ombre d'un doute un éloquent aspect et la
terreur fasciste en serait un autre dans la mesure où les deux dictatures ont
soumis le prestige de la pensée au diktat de la barbarie: les fours
crématoires, les exécutions sommaires, l'intolérance et le culte de la violence
ont malheureusement écrasé les résiduels espoirs et les bribes de pensée allant
dans le sens de la paix. Du côté du Stalinisme, la pensée n'a eu aucun droit de
cité, le génocide de la population paysanne de l'Ukraine en 1933 (plus de 500
000 tués par les armes et de 10 millions par famine) au nom de la doctrine du
«prolétariat industriel» purement marxiste et stalinienne opposée au Léninisme
agricole, fut des plus cruels. En rétrospective et juste à la fin du XVIII, les
lendemains désenchanteurs de la révolution française de 1789 auraient été, eux
aussi, des phases entrecoupées de barbarie où l'on avait muselé la pensée,
interdit la parole et puni les récalcitrants au système autoritaire et jacobin
instauré par l'Empire napoléonien (1804-1815). Bien avant, le destin tragique
de Louis XVI, de Marie Antoinette, les rois guillotinés et de Robespierre, le
théoricien girondin de «l'être suprême» liquidé auraient probablement pu être
autre si la pensée l'avait emporté sur la barbarie et si Joseph Ignace
Guillotin (1738-1814) n'avait pas inventé la machine de la mort qui porte
aujourd'hui même son nom «la guillotine». La traite négrière, l'esclavage et la
colonisation furent, on ne peut plus, un autre chapitre noir de la barbarie.
Ils pourraient être considérés comme le pur reflet et la parfaite
représentation d'une sauvagerie historique à ciel ouvert.
Octavio Paz (1914-1998), le poète
mexicain, récipiendaire du prix Nobel de la littérature, aurait écrit un jour,
en songeant aux rapports diplomatiques tumultueux qui caractérisent son pays
(le Mexique) et son ex-puissance colonisatrice (l'Espagne), que les deux
parties «sont passées de la méconnaissance à la connaissance sans pouvoir
atteindre le stade de la reconnaissance». Celle-ci, il est vrai, est le summum
de la pensée et l'apogée de la tolérance. Si le souvenir de Francisco Pizarro
(1476-1541) et de Hernan Cortès (1485-1547), les deux
fameux «conquistadors» meurtriers de l'Amérique Latine, est encore vivace dans
les mémoires, c'est parce tous les deux, avaient procédé à l'extermination de
l'Indien, à la déculturation et à la déstructuration, voire au démantèlement de
«sa société-mère» et par-dessus le marché, à son
esclavage et au pillage de ses richesses, tandis que l'Espagne démocratique de
nos jours, elle, s'entête hélas, à méconnaître les faits et les méfaits
coloniaux de ses ancêtres. De même, la France des «droits de l'homme» qui s'empresse à
reconnaître et à dénoncer en grands renforts d'ovations de ses parlementaires,
le génocide de 1915 commis par l'empire Ottoman à l'encontre du peuple arménien
(presque un million de morts), hésite encore à pointer du doigt la cicatrice de
ses 132 ans de «clochardisation», d'extermination et de mise en coupe réglée
des richesses de tout un brave peuple. Comble d'ironie, cette «Å“uvre
civilisatrice sauvage» a été célébrée le 23 février 2005 par une loi aussi
ingrate que scélérate de «glorification des bienfaits de la colonisation». En
vérité, L'idéologisation de la barbarie aurait pétrifié les pensées. Pire, l'on
assiste même au retour d'un certain refoulé de «colonisabilité»
pour reprendre un mot cher au penseur défunt Malek Bennabi
(1905-1973), qui dépeint, que l'on veuille ou pas, les embardées de la barbarie
et les déviances de la pensée des élites politiques des deux rives de la Méditerranée,
en l'occurrence, la France
et l'Algérie. Par ailleurs, il est à signaler que le devoir de résistance à la
servitude aurait donné raison en ce début du XXI siècle au dessein des
populations arabes (Tunisie, Égypte et Libye notamment) qui se sont délesté de
la barbarie de leurs dictateurs, usurpateurs de consciences et objecteurs de
sapience de surcroît. Lesquels ont tatoué à jamais la roue de l'histoire de
leurs sinistres rôles d'infatigables hérauts de l'asservissement de peuples en
faveur des puissances étrangères, n'hésitant pas à cet effet de faire de
«grandes muettes», (les armées), les «grandes parlantes» (acteurs) du jeu
politique en vue de réprimer, rien que réprimer leurs populations..
A dire vrai et
pour en revenir au sujet brûlant du nucléaire, l'on constate qu'en dépit de
tous les traités internationaux l'ayant formellement interdit, la prolifération
de ces armes fatales dont les grandes puissances mondiales, titulaires du droit
de veto (États Unis, Grande Bretagne, France, Russie et Chine) ont esquissé la
possession, est devenu un fléau planétaire trop menaçant pour stabilité des
pays, dépassant par son caractère à la fois dramatique et pathogène, les pires
maladies du monde actuel, à savoir: le sida et le cancer. En même temps, et
c'est le plus consternant, posséder la barbarie du nucléaire est un levier de
commande et de manipulation efficace, voire, un tremplin qui permette
l'hégémonie et le «droit à la parole» au nom de l'humanisme et les valeurs sur
les tribunes de l'O.N.U. Cette institution que De
Gaulle (1890-1970), en faisant le parallèle avec la défunte Société des
Nations, la fameuse (S.D.N), aurait qualifiée de «machin!» et que Evo Morales, l'ex-président brésilien, en constatant la
barbarie qu'elle aurait laissée derrière elle, et son incapacité à gérer les
dossiers les plus chauds de notre monde (guerre contre l'Irak en 2003, guerre
de Kosovo en 1999, et d'autres conflits de par le monde), lui aurait attribué
le nom un peu loufoque, de l'O.N.I, textuellement
«organisation des nations interventionnistes».
La sauvagerie ou
la barbarie, cela dépend du contexte, s'est, l'effet du temps aidant,
transformé en un enjeu planétaire d'envergure. Pire, les grands pays se
ménagent entre eux et évitent les critiques fâcheuses, la question tchétchène
et même, à certains degrés, la dernière révolte syrienne sont pratiquement peu
évoquées et relayées par les États Unis et ses alliés de l'Atlantique ainsi que
leurs médias respectifs. En même temps, le dossier irakien (sa fausse
possession d'armes de destruction massive), l'Afghanistan et la question
palestinienne sont presque négligées par la Russie, héritière de plein
droit de la défunte U.R.S.S. On assiste à une certaine diplomatie de
complaisance plutôt dire de «connivence», pour paraphraser l'excellente
expression du politologue français Bertrand Badie. La
sortie médiatique fracassante du Premier ministre russe Vladimir Poutine et sa
dernière accusation de l'O.T.AN d'être derrière
l'assassinat du colonel El-Gueddafi s'inscrit plus
manifestement dans la diversion politicienne circonstancielle que dans une
vision politique de fond car les intérêts priment sur la réalité, la barbarie
aurait écrasé la pensée. Mais comment l'on en est arrivé-là? Les grandes
puissances se disant garantes de la paix et respectueuses du droit
international n'en sont-elles pas les premières à en abuser? Faisant table rase
de toutes ces problématiques relatives à «la politique interétatique», ne
constaterait-on pas que la barbarie est déjà et avant toute autre chose, ancrée
dans les idées et les préceptes?
Dans son ouvrage
intitulé «la défaite de la pensée», le philosophe Alain Filkenkraut
aurait mis en saillie la différence quasi-typique entre la pensée du philosophe
français Voltaire (1694-1778), plus portée sur l'exaltation des valeurs
humanistes françaises et leur nécessaire propagation dans le monde entier et la
pensée du philosophe allemand Herder (1744-1803) qui, en partant du principe de
l'autonomie des cultures et des civilisations, aurait prétendu qu'elles
culminent en une stricte interaction et symbiose.
Autant dire, le
chauvinisme rigide et outrancier de la philosophie du premier a fortement été
contrarié par la dynamique mobile et vivante du second. Ce qui nous met
directement en face de la dichotomie sous-jacente mais fort apparente voire
outrageante qui sépare l'héritage des «Lumières» dont s'est servi la France et le vent
émancipateur du Romantisme allemand qui aurait donné du tonus aux idées des
philosophes Thomas Mann (1875-1955) et de Herder (1744-1803). En vérité, toute
pensée en ce qu'elle a du plus vif, recèle dans un parfait parallélisme, de
l'imaginaire, du mythologique et de l'affectif. Quand une de ces parties
l'emporte sur une autre, l'individu se dérègle, l'humanité se désordonne et
«l'habitus», cette manière d'être, selon la terminologie «bourdieusienne»
qui forme leur «logosphère», commencerait à ressentir des flétrissures dans ses
structures, des chamboulements dans son ordre et des cacophonies dans son
harmonie. Ce serait certainement comme la musique du «Karaoké» mais à l'envers
car dès que «l'agir collectif», c'est-à-dire, ce mouvement inné, grégaire, et
moutonnier de la société reçoit des contrecoups erratiques de la part de «la
pensée circonstancielle», négative par essence et pragmatique par vocation, à
l'exemple du monde actuel, la solidarité dans le besoin disparaît et la
barbarie émerge (retour aux guerres pour le règlement des conflits, manque
d'éthique mondiale, résurgence du cynisme néo-colonial).
En résumé, l'on
saurait dire que la barbarie moderne a bâillonné les cerveaux, formaté les
esprits, et détruit les idées. On n'entend que ce qui est politiquement
correct, conforme à l'idéal de la société de consommation et marchant dans le
sillage des codes sociaux et idéels préalablement établis. Marx et Engels qui
croient que l'histoire humaine était celle des erreurs et des illusions des
humains sur eux-mêmes et sur ce qu'ils faisaient n'avaient apparemment pas tort
puisque à bien y regarder, le monde occidental qui se dit au jour
d'aujourd'hui, porteur d'un message humaniste, rassembleur, fraternel et
universel pour l'humanité s'oublie dans sa paralysie notionnelle la plus
élémentaire: le défaut de se s'émanciper de ses préjugés historiques sur les
autres et son refus de s'affranchir de ses barrières épistémologiques (refus de
reconnaître ce qui vient de l'intérieur de ses entrailles comme formant partie
de la réalité objective des êtres et des choses ainsi que son retard mental
(technologie obsédante et machination destructurante
contre un humanisme chaque jour davantage rétrécissant). Mais pourrait-on
vraiment nous consoler de l'incertitude, de la perte de confiance ainsi que de
l'amour, de la solitude par le seul recours à un matérialisme «décontextualisé» et à une barbarie revitalisée par la
logique des intérêts économiques, de «la réalpolitik»
et de la puissance des armes? La réponse va logiquement de soi: un niet
catégorique. N'est-ce pas par-là même et en l'absence de «l'idéalpolitik»
que la défaite de la pensée annonce ses couleurs et la barbarie sort plus que
jamais triomphante?
* Universitaire
-
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Posté Le : 12/01/2012
Posté par : sofiane
Ecrit par : Kamal Guerroua *
Source : www.lequotidien-oran.com