Plus de 600 millions d'euros. 53 mis en cause. 30 mois de procédure. Tels
sont les chiffres-clés de l'affaire du transfert illégal de capitaux de
l'Algérie vers l'Espagne, dont les faits remontent à la période 2007-2008.
Au bout d'un circuit judiciaire plein de péripéties, le dossier connu
sous l'abrégé plutôt caricatural de «devises transitant par valises» -ce fait
n'est pas tout à fait exact- est enfin prêt à être jugé. Date du procès : jeudi
17 novembre, devant le pôle spécialisé du Centre, sis tribunal de Sidi M'hamed (Alger).
Le dossier est pesant en termes de volume ; l'arrêt de renvoi à lui seul
contient 111 pages, texte en petits caractères. Mais aussi en termes d'argent
expatrié hors du circuit bancaire vers l'Europe via la péninsule Ibérique, où
il aura alimenté des transactions cash d'import-export ou blanchi dans
l'immobilier, selon l'accusation. Au box des accusés, 53 personnes, entre
businessmen, commerçants ou de simples passeurs de devises. Toutefois, il
risque d'y avoir quelques absences le 17 novembre, six mis en cause demeurant
en fuite à ce jour, tandis que quarante sont sous contrôle judiciaire et sept
autres en détention provisoire. Après un long enchaînement monotone et sans
relief d'actes procéduraux, et alors qu'on se dirigeait droit vers la cour
d'assises, un rebondissement est survenu dans cette affaire, il y a à peine un
mois et demi. Le 14 septembre, en effet, la chambre d'accusation près la cour
d'Alger repassait au peigne fin le dossier et tranchait en définitive pour la
correctionnalisation (ou la décriminalisation) de l'affaire. En vertu de
l'arrêt rendu par cette juridiction, les chefs d'accusation retenus au départ, à
savoir l'article 2 et 15 de l'ordonnance 05-06 du 23 août 2005 relative à la
lutte contre la contrebande, ont sauté et été remplacés par les articles 2 et 10
de la même loi. La chambre d'accusation n'a pas suivi le juge d'instruction
près la 9e chambre du pôle pénal spécialisé, en estimant, en substance, que le
cas de figure était disproportionné avec l'article 15 : «Lorsque les faits de
contrebande constituent, de par leur gravité, une menace sur la sécurité
nationale, l'économie nationale ou la santé publique, la peine encourue est la
réclusion à perpétuité.»
Ainsi, outre le délit de contrebande (de devises) passible d'une peine
d'emprisonnement de 1 à 5 ans, assortie d'une amende égale à 5 fois la valeur
de la marchandise sur laquelle porte l'infraction, les 53 accusés auront à
répondre d'un autre délit : l'article 1 de l'ordonnance 10-03 du 26 août 2010
relative à la répression de l'infraction à la législation et à la
réglementation des changes et des mouvements de capitaux de et vers l'étranger.
Traduction : les sept «péchés capitaux» du change : 1. Fausse déclaration. 2. Inobservation
des obligations de déclaration. 3. Défaut de rapatriement des capitaux. 4. Inobservation
des procédures prescrites. 5. Inobservation des formalités exigées. 6. Défaut
des autorisations requises. 7. Non-satisfaction aux conditions dont ces
autorisations sont assorties. Avec comme peine encourue, dans ce cas, de 2 à 7
ans de prison, plus une amende qui ne saurait être inférieure au double de la
somme sur laquelle a porté l'infraction ainsi que la confiscation du corps du
délit et des moyens utilisés.
LA LISTE NOIRE ESPAGNOLE
A l'origine du déclenchement de toute cette affaire : une liste «noire»
où figuraient 43 noms d'Algériens suspectés d'appartenir à un réseau
transfrontalier de soutien financier au terrorisme et au crime organisé, transmise
par les autorités espagnoles à l'Algérie, en milieu de l'année 2009, dans le
cadre de la coopération judicaire entre les deux pays.
Etablie donc dans le cadre de la traque des fonds susceptibles de
financer le terrorisme et le grand banditisme, des recherches pour définir la traçabilité des fonds transférés par des étrangers vers des
banques ibériques ont accouché de cette liste nominative et ont servi de fil
d'Ariane aux enquêteurs algériens. Les critères de sélection adoptés alors par
les autorités espagnoles étaient basés sur la fréquence des entrées-sorties et
des déclarations de devises faites par les voyageurs algériens auprès des
douanes espagnoles ainsi que la masse de ces capitaux ramenés d'Algérie, en
bagages à main, par avion ou par bateau. De quoi apporter l'eau au moulin à un
processus d'investigation mis en branle, peu de temps auparavant, sous le grand
sceau de l'assainissement du commerce extérieur, et dont les premières cibles
consistaient en une quarantaine d'opérateurs dans l'import-export.
Le 13 janvier 2010, la PJ
de la sûreté de wilaya d'Alger clôt son enquête préliminaire visant 44
«passeurs» présumés de devise forte vers l'autre bout de la Méditerranée, ordonnée
9 mois auparavant par le parquet général d'Alger, et en transmet sitôt le
rapport à ce dernier. Entre-temps, le dossier prenait de l'épaisseur au fil des
jours, avec l'incorporation en avril 2009 d'une plainte émanant des services de
la douane de l'aéroport d'Alger, puis, en août, d'un autre dossier en
provenance du tribunal d'Oran concernant 27 opérateurs basés dans l'Oranie. De quoi donner de la consistance à l'affaire, et du
pain sur la planche au magistrat instructeur, lequel a eu à puiser ses
informations dans diverses sources, de différentes échelles : le centre CNIS de
la douane, la DG
des impôts, la DG
des biens de l'Etat relevant du ministère des Finances, la DRAG de la wilaya d'Alger, la Banque d'Algérie, les
différentes banques publiques et privées (chacune selon la limite de sa
circonscription territoriale), entre autres institutions. Tour à tour, les
inculpés défileront au bureau du juge d'instruction après être passés et
repassés devant la police. La même question «centrale» est posée à tout le
monde : «Qu'avez-vous fait là-bas avec les grosses sommes en devise
transportées dans vos bagages et que vous avez déclarées à la douane espagnole
à l'arrivée?», pièce à l'appui (les documents de déclaration transmis par «La Aduana
española»). Et comme réponse, les enquêteurs ont eu
droit aux mêmes propos presque : «Ce n'est pas le montant que j'ai déclaré», «C'était
juste pour obtenir un visa à la prochaine fois», «Il ne s'agit pas de devises
ramenées du bled, mais du marché noir du change d'Alicante»…
LE CASH POUR PASSER OUTRE LE CREDIT DOCUMENTAIRE
Cependant, les personnes averties parmi les hommes d'affaires et autres
importateurs possédant un consortium de sociétés au chiffre d'affaires bien
fourni, la thèse était plus fine, la version plus soutenable. En effet, selon
les déclarations de ces derniers, consignées dans les PV d'audition, tout en
avouant avoir transféré en espèces ces forts montants en devises, en plusieurs
tranches, ils justifient cet acte par «la bureaucratie et les lenteurs
bancaires en matière de crédit documentaire», disposition entrée en vigueur
depuis le 1er septembre 2009 dans le cadre de la LFC 2009. A cela, renchérissent les mêmes
opérateurs, s'ajoute «la contrainte de la domiciliation bancaire des opérations
d'importation sur le sol algérien, qui doit être préalable à la réalisation de
celle-ci, à leur règlement financier ainsi qu'à leur dédouanement». «Cela
consiste, expliquent-ils, pour l'importateur algérien à choisir une banque
algérienne (intermédiaire agréé en Algérie) auprès de laquelle il s'engage à
effectuer les opérations et formalités bancaires. L'ouverture d'un dossier
d'importation donne lieu à la délivrance d'un numéro de domiciliation (immatriculation)
par la banque domiciliataire»… autant de démarches «lentes et éreintantes», s'expliquent-ils.
D.D.H., commerçant connu sur la place d'Oran, est accusé d'avoir
transféré, en un seul coup, 119.000 euros vers Alicante, début septembre 2007, lors
d'un voyage «touristique» en compagnie de sa femme via le port d'Oran. Cet
argent -qu'il a déclaré à la douane espagnole- provenant de la vente d'une
usine à Oran, selon l'accusation, sera blanchi dans l'immobilier : l'achat d'un
appartement à Paris. D.K., propriétaire de trois sociétés d'import-export
basées à Oran, a fait transiter 599.000 euros, lors de 120 voyages en Espagne, pays
où il réside pourtant depuis 2006. Selon lui, il a déclaré cet argent à la
douane espagnole juste pour obtenir le document déclaratif afin de mettre en
conformité ses activités commerciales, qui ont atteint
à l'époque 37 opérations d'import et 53 opérations d'export. Pour les
enquêteurs, «il ne fait aucun doute que ces devises sont issues des caisses des
banques algériennes où cet opérateur domiciliait les factures des marchandises
importées ou exportées».
L'ARGENT DES BANQUES DZ BLANCHI DANS L'IMMOBILIER SUR LA COTE IBERIQUE
S.S., un autre gros bonnet de l'import-export, a fait plus fort : au
total, 2.259.500 euros en liquide transférés en Espagne, lors de plusieurs
allers-retours Oran-Alicante. Avec, cette fois-ci, les
produits cosmétiques comme artifice. N.B., opérateur algérois, est poursuivi
pour avoir expatrié, en passant outre le canal bancaire, 234.000 euros, d'Alger
à Barcelone. Cet argent aurait été replacé par le mis en cause dans une banque
espagnole (AND Banc) pour être blanchi par la suite. Même procédé adopté par B.M.,
un huissier de justice établi à Oran, pour le blanchiment de 134.000 euros via
une autre banque espagnole (Cajamurcia) dans l'achat
d'un logement en Espagne. Trois autres importateurs, unis par des liens de sang
et d'affaires, sont poursuivis pour avoir convoyé vers l'Espagne un total de 2.387.000
euros en liquide, en enfreignant le seuil légal autorisé par l'Etat au voyageur
algérien (entre 7.000 et 7.600 euros selon le taux de change), et ce moyennant
transactions commerciales et crédits d'investissement octroyés par des banques
algériennes. Si on adopte la valeur du montant global transféré comme
référentiel de comparaison, la réputation de Mobilart
dans cette affaire paraît, sous cet angle, «surfaite», quand on apprend que le
patron de cette société est sur la sellette pour 690.000 euros, transférés en
quatre fois (220.000 euros le 11/01/2008 puis 150.000 euros le 11/04/2008
ensuite 240.000 euros et enfin 80.000 euros le 19/09/2008). L'obtention, quelques
mois après, de la mainlevée sur ses conteneurs importés d'Espagne bloqués au
port d'Oran après payement d'une amende de 30% du montant du corps du délit, soit
30.000 euros, la levée d'interdiction de commerce extérieur notifiée par la Banque d'Algérie à toutes
les banques qui hébergent les comptes de Mobilart (bloquant
ainsi l'opération d'acquisition de matériaux pour les chantiers) n'ont pas pour
autant valu -loin s'en faut- une extinction de l'action publique contre le PDG
de Mobilart et ses deux fils.
Mobilart Construction qui est née d'un essaimage de l'entreprise mère Mobilart, spécialisée à sa naissance dans la fabrication de
mobilier, notamment de bureaux, avant de prospérer et prendre de l'envergure en
investissant dans la promotion immobilière de haut standing, est au cÅ“ur d'une
autre enquête ouverte par l'inspection de la Banque d'Algérie et le fisc, ayant trait, entre
autres, au «non-rapatriement de devises lors de 240
opérations d'export de meubles vers l'étranger». L'un des avocats du patron de Mobilart souligne par ailleurs que dans cette affaire, «il
y a une confusion entre la personne physique, dont le nom a été listé par les
Espagnols et la personne morale qu'il dirige et qui est Mobilart».
Parmi les opérateurs impliqués dans cette affaire, une dizaine formant un
petit cartel basé sur Alger, faisant dans un large et non moins disparate
éventail de produits importés, allant du prêt-à-porter aux véhicules haut de
gamme moyennant licences de moudjahidine en passant par les denrées
alimentaires et les friandises. On peut en citer B.K., qui détient la palme
avec le transfert d'une cagnotte de 8.599.361 euros, en 48 voyages en Espagne. B.A.,
qui en plus de sa mise en examen pour le transfert par sac à main de 2.255.000
en plusieurs coups, fait l'objet d'un mandat d'arrêt international décerné à
son encontre par le juge antiterroriste près le tribunal de Madrid, affaire
concédée en faveur du pôle spécialisé d'Alger via commission rogatoire. D'autres
opérations de transfert illégal de capitaux vers l'étranger, dépassant un total
de 10 millions d'euros, sont mises sur le compte de ce groupe hétérogène
d'importateurs, trabendistes, passeurs de fonds, etc., dont l'un des modus operandi s'articulait autour du procédé dit dans le jargon
«Chouala» qui consiste à importer de la marchandise
de la Chine, de
l'Inde, et d'autres pays du Golfe et de l'Amérique du Sud, à les faire passer
par l'Espagne via une société de transit (appelée La Maignerie),
basée à Alicante et gérée un Algérien, A.L., qui possède également des
entrepôts à Oran, avec à la clé un ingénieux passe-passe bancaire permettant de
passer outre les circuits douanier et fiscal et ayant comme finalité le blanchiment
de l'argent en Europe, principalement sur la côte sud-est de la péninsule
Ibérique.
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Posté Le : 24/10/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Houari Saaïdia
Source : www.lequotidien-oran.com