Le témoignage de Ferhat Abbas, premier président du GPRA, à propos du combat indépendantiste mené par son ami et « frère d’armes » Jean El-Mouhoub Amrouche durant la Guerre de libération. Ce texte a été publié en 1963 dans la revue « Études méditerranéennes », qui avait consacré un dossier spécial à l’occasion du premier anniversaire de la disparition d’Amrouche, l’un de principaux artisans de la décolonisation algérienne. 💚⤵
« Je ne puis parler du regretté Jean Amrouche sans évoquer les douloureux événements du 8 mai 1945. Car c'est à partir de ces événements que nos relations amicales s'établirent d'une manière permanente. J'avais été arrêté. Avant même de m'entendre, certaines personnalités françaises, parmi lesquelles Maurice Violette, Albert Camus et, bien entendu, Jean Amrouche, refusèrent énergiquement de croire à ma culpabilité. Que, de sang-froid, j'aie pu organiser et ordonner la violence et l'assassinat leur paraissait une monstruosité étrangère à mon tempérament. Libéré, mon premier soin fut de rencontrer Amrouche et de l'associer à notre combat. Il s'intéressa à mon activité politique et de mon côté je suivais avec une fraternelle sympathie son activité littéraire. Mais c'est surtout depuis le 1er novembre 1954 que j'ai pu apprécier l'homme et connaître le drame intime de sa vie. Jean Amrouche était profondément attaché à la France, à sa culture, à son humanisme. Catholique, il était lié par les fibres de son âme à la spiritualité chrétienne. Mais cet homme n'avait jamais cessé d'être Algérien. Il était si proche du monde musulman, qu'il se penchait sans cesse sur les problèmes qui se posaient à l'Islam, comme s'ils étaient ses propres problèmes. Jean Amrouche était éternellement déchiré. Il semblait porter en lui le conflit de deux civilisations, le drame même de notre peuple souffrant, en marche vers sa liberté. Plus que personne peut-être, il aura exprimé et subi la suprême épreuve de l'Algérie au combat, la difficulté et la fierté d'être Algérien.
C'est pourquoi notre peuple, qui se trompe rarement sur la valeur et la fidélité de ses fils, l'aimait et l'appréciait. Il était fier de lui. Nous savions parfaitement avec quel courage et quel talent il se battait, sur un terrain qui était le sien, pour que nous, ses compatriotes algériens, puissions acquérir enfin notre pleine dignité d'homme et pour que ses compatriotes français ne perdent pas la leur en poursuivant une guerre injuste et en se refusant de comprendre les aspirations légitimes de tout un peuple qui était le sien. Durant sa cruelle maladie, il n'a pas cessé de penser à nous comme nous, nous pensions à lui. En apprenant qu'il était condamné, ses amis en furent bouleversés. J'ai tenu à lui manifester mon attachement et mon affection, à le soutenir jusqu'aux derniers moments. Aujourd'hui, dans cette Algérie indépendante, il nous manque cruellement. Sa place reste vide. D'abord parce qu'un artiste tel que lui honorerait notre pays. Ensuite, parce qu'après avoir été à la peine et avoir maintenu, coûte que coûte, le contact entre Français et Algériens, souvent à l'échelon le plus élevé, il pouvait servir, dans la paix retrouvée, de trait d'union prestigieux entre deux peuples et deux civilisations, destinées désormais à s'entendre. C'est dans le cadre de la coopération fraternelle et pacifique entre l'Algérie et la France, enfin réconciliées, que Jean Amrouche aurait donné le maximum de lui-même. En le perdant, nos deux pays ont perdu un capital moral irremplaçable. »
Ferhat Abbas, In Hommage à Jean Amrouche, Études méditerranéennes, n° 11, 1963.
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Posté Le : 17/04/2023
Posté par : imekhlef
Ecrit par : rachid imekhlef
Source : Ferhat Abbas, In Hommage à Jean Amrouche, Études méditerranéennes, n° 11, 1963.