Algérie - Tissage


Le tapis berbère
Le tapis berbère

Motifs d'origine paléolitique et leur signification - Le tapis berbère. Deux oeuvres, parues les dernières années dans le domaine du tapis berbère, méritent une attention particulière : The Goddess of Anatolia de James Mellaart et Udo Hirsch (1) et Azetta, l'art des femmes berbères de Paul Vandenbroeck (2).

La première a établi des rapports entre les découvertes néolithiques en Asie mineure et les tapis d'Orient ; la seconde montre des relations entre l'art néolithique de l'espace méditerranéen et le tapis berbère maghrébin. Dans mon exposé, je voudrais démontrer qu'il existe aussi un rapport entre le décor du tapis berbère marocain et le graphisme du paléolithique supérieur d'Europe.

Pour s'orienter dans le passé, il faut se rappeler ceci : le paléolithique supérieur d'Europe se situe environ entre 30,000 et 8,000 ans avant le calendrier chrétien. Il coïncide avec la dernière période glaciaire. Suit le passage au néolithique, c'est-à-dire le passage de la période où l'homme vivait de chasse et de cueillette à celle de la domestication, de l'agriculture et de l'élevage. Le néolithique qui nous concerne est parti du Proche-Orient. Il a successivement gagné, avec un retard de plusieurs milliers d'années, l'Europe centrale et occidentale. Il a finalement atteint les régions occidentales de la Méditerranée et ainsi le Maghreb.

Presque dès son apparition, il y a environ 40 000 ans, l'homme moderne, l'homo sapiens sapiens, se met à décorer des objets et à créer des oeuvres artistiques. Le paléolithique supérieur est l'époque des peintures rupestres avec ses magnifiques représentations animales. Souvent elles sont accompagnées de signes abstraits et symboliques. Parmi les premiers témoignages artistiques, la représentation des partie génitales humaines, de la vulve et du phallus, occupe une place importante. C'est un indice indubitable de l'importance qu'avaient la sexualité et la procréation pour l'homme des périodes glaciaires.

L'artefact paléolithique (ill. 1) qui nous sert de pièce de référence est un b â t o n à forme phallique en bois de renne. Il mesure 32 cm de long. Il a environ 12000 ans et provient de l'abri La Madelaine au bord de la Vézère (dép. Dordogne, France). Le site a donné le nom au Magdalénien. C'est la période glaciaire où l'art paléolithique avait atteint son apogée. Le bâton, trouvé il y a cent ans, est bien connu en archéologie. La présentation déroulée donne une vue d'ensemble du décor gravé : longitudinalement, ici sur l'écran dans la verticale, nous distinguons deux chaînes d'espèces de vessies allongées et reliées entre elles. Entre les deux chaînes et parallèles à celles-ci, il y a des traits droits. Et voici des représentations à peu près figuratives et parfaitement reconnaissables de serpents légèrement tordus. En haut et en bas des chevrons accolés. Et au milieu, un réseau aux fines mailles losangiques. Comme ces gravures décorent un phallus, il faut penser que leur signification est de nature sexuelle. A cette époque, les artefacts phalliques sont fréquents. Ils n'ont rien à faire avec l'obscénité ou la pornographie.

La symbolique du serpent, dans les mythes des peuples, présents et passés, est extrêmement complexe et ambivalente. Son aspect morphologique - corps long et lisse à la tête légèrement plus large - évoque des analogies avec le phallus et en a fait le symbole archétypique de l'homme et de la virilité. Dessiné droit ou en ligne ondulée comme sur cet objet, le serpent est à l'origine - et essentiellement - le symbole mâle. Ceci vaut également pour les traits doits , qui sont l'abstraction extrême du membre viril.

En archéologie, déjà le vénérable abbé Breuil a considéré le rhombe ( le losange ) comme signe essentiel de la femme. C'est la forme géométrique de la vulve et signifie également la matrice.(3) En ce qui concerne les "vessies longiformes" à dessins losangiques (ill. 1), l'archéologue réputée Marija Gimbutas parle de "chaînes de formes de poissons ou d'utérus".(4) Elle combine le poisson, le filet et l'eau. Les lignes en zigzag comme le réseau losangique, selon elle, signifieraient l'eau. La grille losangique dans l'utérus représenterait le liquide amniotique, qui entoure le foetus. Et - si je ne me trompe pas - sur ces représentations se base aussi Vandenbroeck.(5) Elles sont de primordiale importance, car il me paraît qu'ici nous sommes réellement confrontés à l'origine des symboles principaux que nous connaissons comme motifs dans le tapis berbère. Nous y reviendrons. - De toute façon la réunion de signes masculins et féminins sur une même tige à forme phallique doit nous suggérer l'idée qu'il s'agit ici d'un instrument magique au service de la procréation.

Nous allons constater par la comparaison que ce bâton de la période glaciaire réunit déjà les éléments morphologiques et sémantiques les plus importants qui se retrouvent de nouveau - ou encore - des milliers d'années plus tard dans le tapis berbère : le serpent et le trait sont de valeur masculine, le losange et le chevron sont de valeur féminine.

Cet Arhouatim (ill. 2) d'une tribu au sud de Marrakech surprend par sa similitude étonnante. On reconnaît, dans l'axe vertical, une chaîne de losanges d'un aspect organique. Elle correspond aux chaînes de vessies longiformes de la baguette. Des deux côtés, parallèlement, une ligne continue en zig zag. C'est l'abstraction géométrique du serpent et de ses mouvements. Ce qu'on appelle ici, dans les tapis autour de Marrakech, bordure latérale à dents de scie semble là, sur la baguette, préfiguré en forme de chevrons accolés comme délimitation antérieure et postérieure. Le chevron est un signe fréquent dans l'art pariétal et mobilier. Il désigne l'ouverture de la femme. (Remarquez en outre que la représentation déroulée de la baguette prend la forme d'un rectangle dont la proportion longueur/largeur correspond à celui des tapis berbères, oblongues dans la plupart des cas.)

Nous retrouvons une structure semblable dans un grand nombre de couvertures tissées Zemmour (ill. 3) : lignes droites et serpentines alternent avec des chaînes de losanges.

Dans ce Zemmour blanc, noué (ill. 4), les chaînes verticales de losanges sont reliées entre elles et forment une grille à mailles égales. Elles sont délimitées latéralement par des droites à l'instar des droites sur la baguette. Un rang horizontal de rhombes partage le Zemmour en deux moitiés. Ce partage est un phénomène fréquent des pièces du Moyen-Atlas. Est-il préfiguré sur la baguette par la zone médiane où s'étale un réseau de fines mailles losangiques ? - La présence du serpent est presque de rigueur. Souvent il se cache. Néanmoins ici on peut distinguer des restes de sa forme zigzaguée à la bordure gauche, mais aussi au bord droit en bas.

Le losange et le réseau losangique sont la structure de base d'une grande partie des tapis berbères. On a souvent attribué la grande fréquence du losange avec ses côtés obliques à la technique textile. Mais le losange et le treillis losangique dont nous parlons apparaît dès le paléolithique supérieur, bien avant que le métier textile ait existé. Il n'y a donc pas nécessairement une corrélation entre la forme du losange et la fabrication du textile.

Ces figurines féminines (ill. 5) en terre, probablement des idoles, ont plus de 7 000 ans. Elles proviennent des Balkans. Elles peuvent nous faire comprendre que le réseau losangique peut symboliser le corps de la femme.

Les motifs du Beni M'Guild (ill. 6) ne diffèrent guère de ce que nous venons de voir : la presque totalité du champ est remplie d'un réseau de rhombes imbriqués les uns dans les autres. C'est la femme et la maternité qui y sont représentées. A remarquer aussi le fin réticule losangique, à gauche, en bas, presque identique à celui de la baguette. Le grand zigzag horizontal (tout en bas) symbolise la présence virile. Les points à l'intérieur du zigzag marquent l'écoulement de gouttes de sperme.

L'Aït Tamassine (ill. 7), qui provient du Haut Atlas ou du Jbel Siroua, se rapproche davantage du schème de la baguette paléolithique. On y trouve des bandes en zigzag et des chaînes de losanges à côtés échelonnés. Entre quelques losanges il y a des barres dentées.

En fait, ce sont les tapis des tribus d'un large rayon autour de Marrakech et les tissages de la Confédération Zemmour qui montrent la plus grande ressemblance avec les ornements de la baguette, mais des éléments identiques sont présents dans les tapis berbères de toute provenance.

Une question s'impose : s'agit-il, dans tous ces exemples, de coïncidences fortuites ? - Notre baguette n'est pas un cas isolé. Il existe maint objet de l'ère glaciaire dont les éléments décoratifs ont une similitude avec les motifs des textiles berbères. C'est ce qui confirme ma conviction : les motifs du tapis berbère sont en rapport pas seulement avec le néolithique oriental, ils ont, très probablement, aussi une parenté avec le paléolithique européen beaucoup plus ancien mais géographiquement plus proche. Cette thèse peut paraître époustouflante ; elle restera hypothèse, car il n'y a pas et il n'y aura guère de chaînes continues de preuves matérielles à travers les longs millénaires. Nous en sommes donc réduits à comparer, à analyser les évidences et les indices et à les interprêter avec subtilité. (La juridiction aussi est souvent contrainte à juger en ne s'appuyant que sur des indices.)

Les correspondances que nous avons trouvées sont d'autant plus étonnantes qu'il faut se rendre compte de l'écart des circonstances : Dans la lointaine Europe de l'époque glaciaire c'étaient (présumablement) des hommes qui, à l'aide de pierres, appliquaient des gravures sur de la corne .... et, à plus de 12 000 ans de là, ici, en Afrique du Nord, dans des régions chaudes et sèches, ce sont des femmes qui croisent des fils de laine sur leur métier en employant toujours les mêmes formes et les mêmes signes dans la confection de tapis qui sont 10 fois plus grands que la baguette.

Ce phénomène, presque incroyable, peut-on l'expliquer historiquement par l'expansion culturelle et la tradition ? Ou faut-il penser à des structures conceptionnelles et formatrices archaïques, communes, innées à tous les hommes ou à certains peuples ? Les recherches génétiques, peut-être bientôt, y porteront plus de lumière.

En fait, sous le regard historique, les choses nous paraissent être de longue durée, vieilles, passagères, caduques. Par contre, dans une perspective biologique, génétique, la durée prend une autre dimension. Nous ne nous étonnons plus du fait que, pendant des dixaines ou des centaines de milliers d'années, une espèce d'arbre porte toujours les mêmes formes de feuilles et qu'une espèce d'oiseau ait le même plumage et la même façon de voler et de faire son nid. Ainsi, par une approche génétique, la continuité des formes symboliques, que le tapis berbère révèle, nous deviendra peut-être plus compréhensible.

A ces réflexions d'ordre général, je voudrais ajouter quelques remarques sur le sens du tapis berbère et la signifiance des motifs que j'ai mentionnés ci-dessus.

Francis Ramirez et Christian Rolot étaient les premiers à interpréter les séries de losanges dans les tapis appelés autrefois Chichaoua (ill. 8) comme faisant partie du symbolisme de la naissance. Ils écrivent : "Les étranglements de losanges s'organisent en chaînes qui figurent les spasmes de la grossesse." (6) - Pour Paul Vandenbroeck, l'art de la femme berbère est l'expression d'une conception toute féminine. C'est un art matriciel. Les formes sont des signifiances. Elles signifient essentiellement l'utérus.

Dans mes yeux, le tapis berbère authentique est le miroir de la femme berbère, de ses sensations, de ses émotions et de ses idées. Il décrit avant tout la conception, la grossesse et la mise au monde. La femme y figure le désir de procréation, de propagation, qui est également l'obligation sociale d'affermir la famille et la tribu. C'est ainsi que les chaînes de losanges (et ses variantes polygonales) ne s'expliquent pas comme simples enfilades ornementales des motifs mais comme une suite de naissances. La noueuse dessine la vie de la mère berbère. - Mais, comme nous savons, la génération, chez l'homme comme chez tous les êtres vivants supérieurs, s'effectue par l'union des deux sexes. Dans ce contexte, toute âme authentiquement féminine ne pressentirait-elle pas la présence de l'homme ? Ainsi le tapis berbère de même que la baguette en bois de renne comprend les deux sexes. L'élément masculin ne manque jamais.

Le cadre limité de cet éxposé ne permet pas de développer l'ampleur du symbolisme masculin dans le tapis berbère. Nous nous contentons de revenir un instant à un aspect du motif du serpent. Le serpent - nous l'avons constaté - est d'abord le symbole de la virilité. Rarement il apparaît de manière figurative comme dans ce R e h a m n a (ill. 9) ; en général il est représenté de façon abstraite par une ligne en zigzag qui imite son mouvement. Les zigzags, comme ses variantes tel le méandre, ne signifient donc ni eau, ni ondes, ni cours d'eau. Car des visions topographiques ou des matières dont le monde est fait ne font pas partie de l'optique de la tisseuse. Les images qu'elle crée sortent de son intérieur, découlent de ses émotions intimes tout en observant des modèles archaïques et traditionnels.

De même, il est peu plausible que les réseaux à fines mailles losangiques des "vessies matricielles" (fig. 1) (dont nous avons parlé plus haut) représentent le liquide amniotique. Ce qui importe à la noueuse d'abord, c'est l'enfant à naître qui enfle le ventre maternel et non le liquide ou baigne le foetus. Dans le tapis berbère, les réticules de losanges, de triangles, de carrés ou de simples points qui remplissent des espaces définis sont des indices de la multiplication, de la plénitude. Ils symbolisent la fécondité, la grossesse, la procréation, la nutrition, la croissance et quand il s'agit du serpent, parfois - comme dans la fig. 8 - la puissance virile. C'est le même principe d'abstraction et de présentation qui, aujourd'hui encore, amène par exemple l'architecte de mettre en relief, dans un plan, le corps d'un mur ou d'un pilier porteurs par des hachures.


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