Algérie

Le talon d’Achille de l’occident et l’avenir de l’Afrique (2e partie et fin)



Le talon d’Achille de l’occident et l’avenir de l’Afrique (2e partie et fin)
PUBLIÉ 09-06-2022 dans le quotidien Le Soir d’Algérie
Par Boubaker Miloudi
Professeur émérite, Université Alger 3
Dans la théorie des jeux, nous proposons souvent des stratégies d’affrontements aussi bien entre les entreprises économiques que les États.
Comme nous l’avons analysé précédemment dans notre première contribution, parue le 2 juin, la guerre en Ukraine apparaît de plus en plus comme un prétexte, dès lors qu’en réalité, il s’agit d’un affrontement entre deux grands blocs d’un côté : le monde anglo-saxon avec comme allié l’Union européenne que nous désignons comme le bloc de pays dit l’Occident, et, de l’autre, la Russie avec la Chine et dans une moindre mesure les pays du Brics, dont l’Inde est solidaire, dit bloc des pays émergents qui veulent faire entendre leur voix.
Parmi les stratégies connues, il y a celle qu’on nomme le «piège de Thucydide». Il s’agit d’une situation où une puissance dominante entre en guerre d’une manière larvée ou indirecte avec une puissance émergente.
Le premier bloc n’admet pas l’émergence d’un autre concurrent du fait de son évolution importante dans les domaines militaire et économique comme la Russie et la Chine.
Il faut souligner dans ce contexte que les États-Unis n’approuvent pas les relations de plus en plus étroites entre la Russie et l’Europe. Particulièrement la fourniture en gaz par l’intermédiaire du nouveau gazoduc, le Nord-Stream2, à travers la mer Baltique, reliant la Russie à l’Allemagne avec un volume atteignant plus de 55 milliards de m3 par an et qui peut, à terme, entraîner une intégration économique entre eux.
Cette relative dépendance de l’Europe à l’égard de la Russie effraie le 1er fournisseur de gaz dans le monde, les États-Unis. C'est pourquoi ils ont voulu d'abord récupérer l'Europe, qui doit rester dans leur sphère d'influence.
De même les USA, depuis déjà quelques années, assistent au développement à la montée en puissance de la Chine et se sont engagés dans une pente dangereuse dans le Pacifique, qui, à terme, peut provoquer et entraîner des hostilités guerrières. Forts de leur puissance militaire, les USA cherchent des occasions (Taïwan) pour défier la Chine.
De l'autre côté, si on examine les faits, on constate qu'en réalité, l’élément déclencheur de ces hostilités guerrières sous-jacentes reste, comme nous l’avons démontré dans la 1re partie de cette contribution, la domination du système monétaire international à travers le dollar comme monnaie de réserve dans le monde, parce qu’il procure d’énormes avantages à l’Occident avec de «l’argent facile» au détriment des autres pays.
Cependant, la rivalité actuelle entre les deux blocs est celle de la stratégie dite du «piège de Thucydide», qui a été étudié depuis le premier cas entre Sparte et Athènes et qui s’est terminé par une guerre. D’ailleurs, une étude récente parue à l’Université de Harvard concernant l’hostilité entre les deux blocs a conclu, à travers l’histoire, que dans 9 cas sur 10, les affrontements se sont soldés par des guerres.
Mais, aujourd’hui, la guerre nucléaire dans le monde est-elle envisageable ? Cela sera sans doute la fin de l’humanité et serait un suicide planétaire ! Il est temps que l’Occident regarde la réalité en face, alors que le monde a changé et évolué, il n’est plus celui de la fin de la Seconde Guerre mondiale, ni celui de la guerre froide, ni celui de la chute du mur de Berlin. Est-ce que l’Occident accepte la dé-dollarisation en tant que monnaie de réserve au profit de la création d’une nouvelle monnaie internationale, comme le suggèrent de nombreux économistes, à leur tête le célèbre John Maynard Keynes ?
De nombreux pays dans le monde ont relevé d’excessifs abus des Occidentaux qui manipulent à leur guise leur monnaie de réserve et uniquement à leur profit. Accepteront-ils de s’asseoir autour d’une table pour trouver des solutions consensuelles ? Autant de questions importantes qui méritent des clarifications.
En tenant compte des données actuelles, il est préférable d’envisager une solution négociable que de tomber dans le «piège de Thucydide». C’est ce que nous allons montrer dans les pages suivantes.
L’Occident
Il faut rappeler que les accords de Bretton-Woods ont été critiqués par le célèbre économiste J. M. Keynes. Pour lui, le dollar en tant que monnaie de réserve était programmé pour échouer parce qu’il était contrôlé par un seul pays, les États-Unis.
Il avait proposé la création d’un nouveau système reposant sur une monnaie hypothétique internationale qui n’est rattachée à aucun Etat. Il avait appelé cette monnaie le «Bancor», mais sa proposition n’a pas été prise en considération.
Il faut mentionner également qu’un autre économiste, Jacques Rueff, a compris l’impasse des accords de Bretton-Woods et conseillé aux responsables de son pays de changer rapidement les dollars déposés dans les banques américaines. D’autres pays l’ont suivi comme la Suisse. Les Américains, ayant constaté une baisse impressionnante de leurs stocks d’or en 1971, ont arrêté cet échange et déclaré que le dollar ne sera plus adossé à l’or.
Un autre célèbre économiste, Robert Triffin, a démontré l’impasse qui est à la fois monnaie nationale et internationale connue sous le nom de «paradoxe de Triffin». Aujourd’hui, nous subissons de nouveau le dilemme de Triffin. En quoi consiste-t-il ?
Deux options s’offrent aux Américains :
- Soit ils souhaitent s’assurer un solde des transactions courantes excédentaires afin de maintenir la confiance dans les agents économiques envers sa monnaie, donc empêcher le dollar de jouer son rôle de référence. Dès lors la pénurie de dollars bloque la croissance des échanges internationaux.
- Soit ils acceptent une balance commerciale déficitaire au prix d’une crise de confiance sur le dollar, ainsi que des tensions inflationnistes dues à la formation des liquidités, ce qui rend les échanges mondiaux instables.
Pour Triffin, une monnaie nationale ne peut servir durablement de monnaie internationale à moins d’accepter un système monétaire instable et inefficient.
Comme conséquence, on peut constater la constitution d’une élite financière occidentale puissante, qui cherche à établir une domination mondiale à travers le système monétaire international.
Cette élite, forte de sa puissance financière, cherche à s’insérer peu à peu, comme nous l’avons constaté lors de la dernière réunion de Davos, et veut établir une forme de gouvernance mondiale de plus en plus forcée sur les peuples, donc un certain pouvoir à travers une volonté d’imposer le nouvel ordre mondial. Cependant, cette élite cherche à se battre par tous les moyens pour maintenir sa domination et essaie donc de retarder le remplacement du système monétaire international par rapport à un autre plus juste et consensuel. Cette élite ne peut durablement bloquer le cours de l'histoire.
De toute façon, le dollar, en tant que monnaie de réserve mondiale, est programmé à faire faillite et à s’effondrer. C’est une question de temps, parce que les Occidentaux ont perdu le capital «confiance» dont ils jouissaient à l’époque ; les manipulations incessantes de leur monnaie, en tant que devise pivot, ne peuvent plus être acceptées par d’autres peuples.
Non seulement, ils peuvent geler les avoirs des autres nations déposées dans leurs banques lorsqu’ils ne sont pas d’accord avec leur politique, mais, en plus, ils sont allés trop loin. En 2010, les USA ont inventé le concept de «territorialité», en considérant que le droit américain s’applique à toute transaction commerciale dans laquelle le dollar est utilisé. Même les États européens ont écopé de nombreuses amendes pour avoir violé les sanctions imposées à d’autres, car ils ont utilisé le dollar.
Beaucoup de pays dénoncent ce système injuste et réclament un monde multipolaire. On peut le constater avec la montée significative de pays émergents comme la Russie, la Chine et d’autres.
D’ailleurs, la guerre en Ukraine s’intègre dans le déclin de l’Occident et cette montée des pays émergents, on peut la vérifier tous les jours à travers les principaux agrégats économiques.
La Russie
Comme on le sait, la croissance économique d’un pays est systèmatiquement proportionnelle à la croissance de la consommation d’énergie. Toute diminution en gaz se traduit par une récession économique. Les Européens sont conscients et ne peuvent se passer des énergies russes, surtout le gaz. C’est pourquoi le système Swift ne touche que sept banques russes qui représentent un quart des transactions russes. Les banques, qui permettent à l’Europe d’être approvisionnée en gaz russe, ne sont pas touchées parce que la Russie fournit 30 à 40% d’énergie à l’Europe.
Comme nous le constatons, l’effondrement de la Russie n’aura pas lieu dans la guerre de l’Ukraine. La Russie résiste mieux que l’Europe. Les indices économiques le montrent ; les Russes sont exportateurs nets de matières premières (pétrole, gaz, charbon, blé, etc.). Ils sont incontournables sur le marché mondial des matières premières. Donc, ils profitent des flambées des prix qui leur permettent d’augmenter leurs recettes. Les excédents extérieurs dégagés ont doublé pour atteindre un record de 158 milliards de dollars pour financer l’effort de guerre.
Malgré des sanctions sévères et des plus drastiques jamais imposées par l’Occident, l’économie russe fait de la résilience. Les indicateurs économiques le montrent. La dette russe par rapport au PIB est très faible (17%), les réserves de change sont de l’ordre de 600 milliards de dollars, les réserves d’or sont l’équivalent de 137 milliards de dollars, un fonds souverain disposant d’un actif de 200 milliards de dollars, qui leur permet d’investir pour soutenir leur économie.
Actuellement, le rouble s’échange à 64 roubles pour un euro au lieu de 84 roubles pour un euro avant la guerre. Alors que le rouble a chuté au début des sanctions pour atteindre 140 roubles pour un dollar, mais depuis, il a doublé de valeur. Mais c’est surtout le mécanisme basé sur le rouble pour le paiement des exportations de gaz qui a contribué à stabiliser le rouble en augmentant l’offre de cette monnaie sur le marché en stimulant la demande.
On peut dire que la Russie a gagné la guerre économique et jouit d’un prestige à travers le monde en voulant se débarrasser des monnaies occidentales. D'ailleurs, ce sont les Occidentaux qui ont provoqué et imposé le gel des avoirs russes en interdisant toute transaction en dollar, en euro, en sterling et en yen japonais.
La Chine
À présent, étudions de près la montée en puissance de l'économie chinoise. La Chine a été la plus ancienne civilisation mondiale et plusieurs fois millénaire, bien avant la civilisation occidentale. Il ne faut pas oublier que la Chine a inventé la boussole, le papier, l’encre et d’autres découvertes. Mais, c’est surtout «la longue marche» entreprise par Mao Tsé Toung, à travers toute la Chine en 1949, qui avait permis l’essor de la Chine moderne. La montée en puissance de la Chine s’est faite par la suite, et rapidement. On peut le constater par quelques chiffres : son PIB mondial en 1980 était seulement de 2%, il est en 2021 de 20% de l’économie mondiale. Le PIB à parité de pouvoir d'achat est de l'ordre de 25 000 milliards de dollars, alors que celui des États-Unis est seulement de 20 000 dollars. Ses réserves de change sont gigantesques, de l’ordre de 4 500 milliards de dollars lui permettant de capitaliser ses banques et, en cas de crise, faire redémarrer son économie. Ses produits fabriqués localement sont d’abord réservés à l’économie chinoise, le surplus produit est exporté au reste du monde.
La monnaie a subi plusieurs transformations. Elle est une arme de politique économique utilisée en cas de dévaluation pour soutenir les exportations chinoises. Non seulement la monnaie s’est adaptée au contexte actuel, mais elle apparaît aujourd’hui comme la monnaie du futur pour rivaliser et dépasser le dollar.
En effet, la Chine apparaît comme le premier au monde, qui a testé durant les Jeux olympiques en Chine en 2022 et adopté une monnaie numérique : le e-yuan. C’est une révolution financière destinée à améliorer le quotidien des Chinois et va changer le système financier mondial si elle est adoptée.
On compte déjà en Chine cinq agglomérats (Big-Five) qui sont les atouts majeurs de la Fine Tech qui, dès leur apparition, ont rassemblé des milliards de yuan. Ils sont aussi forts que certains États. Ils détiennent à eux seuls le monopole de l'application la We -Chat, qui permet le paiement en ligne. Ils pèsent aujourd’hui 600 milliards en bourse à Hong-Kong et enregistrent 800 millions d’utilisateurs par mois.
Ces Big-Five, qui font de l’ombre aux banques traditionnelles, contribuent à la croissance fulgurante de la Chine.
D’ailleurs, le gouvernement chinois est en train de les encadrer pour revenir à leur mission principale de développement et de régulation.
La Fine Tech regroupe toutes les innovations technologiques qui font évoluer les services financiers et les échanges d’argent.
La Chine a prévu dès 2023 la généralisation du e-yuan ou le yuan
numérique : c’est une monnaie digitale garantie et reconnue par l’État. Il va bientôt remplacer le yuan, la monnaie nationale.
C’est une véritable révolution monétaire, une première dans le monde. Il faut signaler que le e-yuan n’est pas une crypto monnaie, d’ailleurs interdite en Chine. Contrairement aux pays occidentaux, le yuan et le e-yuan sont émis par la Banque centrale chinoise qui contrôle le montant en circulation de la nouvelle monnaie. Le e-yuan est appelé, à terme, à remplacer les billets et les pièces de monnaie.
Beaucoup de pays observent avec satisfaction et «confiance» la montée en puissance du e-yuan qui, à terme, risque de détrôner le dollar américain et rendre le recours au dollar aléatoire, surtout après le gel des avoirs de réserve de nombreux pays. Ils seront tentés de réviser les structures de leurs réserves en diminuant d’une manière radicale la part du dollar.
Ainsi certains pays chercheront à libeller les ventes de leurs matières premières et d'hydrocarbures par d'autres monnaies autres que les monnaies de réserve occidentales. Si la Chine décide de rendre effectif le e-yuan comme monnaie de réserve dans le monde, à ce moment, il deviendra un véritable substitut au dollar.
La chute du dollar apparaît alors imminente, elle sera inéluctable et peut-être plus tôt que prévu.
La Chine va gagner la bataille de la guerre des monnaies et le dollar sera bientôt détrôné; les Occidentaux tomberont de leur piédestal parce qu’ils vivaient au-dessus de leurs moyens.
L’Afrique et l’Afrique dans tout cela ?
Beaucoup de pays africains ne se concertent pas assez. Par exemple, l’Égypte a pris seule l'initiative en recherchant les avantages de la monnaie chinoise, le yuan, et s’apprête à émettre des obligations dans cette monnaie au cours de la période à venir. Son objectif est de réduire sa dépendance du dollar américain et diminuer le coût de financement de la dette, car le yuan est nettement sous-évalué par rapport au dollar.
Il est impératif que les pays africains s'organisent périodiquement pour répondre aux problèmes concrets qui se posent actuellement à leurs populations comme celui des céréales où certains États commencent déjà à manquer de denrées. Ils doivent coordonner leurs actions pour discuter des phénomènes monétaires. Et l’Afrique devra être partie prenante s'il y a un processus de préparation d’une nouvelle monnaie.
Le projet de création d’un nouveau système de monnaie africaine doit comprendre plusieurs phases :
- dans une phase transitoire, ces pays doivent utiliser leur propre monnaie nationale dans les échanges bilatéraux de devises ;
- dans une autre phase, la nouvelle monnaie de paiement doit être basée sur des principes de transparence et d’équilibre.
Cette monnaie, appelée «africa», qui veut dire solidarité, comprend un panier contenant les monnaies nationales. Le poids de chaque monnaie pourrait être proportionnel :
- au PIB de chaque pays, un PIB basé sur la parité du pouvoir d’achat ;
- sa part dans le commerce international ;
- la taille de la population ;
- et d’autres critères à définir comme un panier de prix des principales matières premières.
Des commissions d’experts de chaque pays établi au niveau de l’Union africaine trouveront des solutions adéquates au profit de tous les pays africains.
Cette monnaie n’est dirigée contre aucun Etat, elle permettra simplement aux pays africains de développer leur économie pour éliminer la famine, le chômage et l’émigration sauvage. D’ailleurs, l’équation suivante est valable : plus l’Occident est riche, plus l’Afrique est pauvre. La richesse de l’Occident se fait particulièrement au détriment de l’Afrique.
Nous, Africains, ne voulons pas inverser l’équation, mais simplement l’équilibrer au profit de nos populations qui doivent goûter aux fruits de leur développement, à l’instar des autres peuples du monde et obtenir «les avantages» de leur future monnaie devise.
En résumé
La guerre en Ukraine a montré que l’Occident est neutralisé militairement par la Russie. Il ne peut intervenir directement comme il l’a fait en Irak, en Libye, en Syrie et en Afghanistan.
Il est en déclin économique par rapport aux pays émergents, particulièrement avec la montée fulgurante de la Chine.
Deux options restent possibles :
- soit les Occidentaux acceptent des négociations afin de trouver des solutions consensuelles au profit de l’humanité, comme l’a suggéré Henry Kissinger dans son intervention (vidéo-conférence) à Davos 2022 ;
- soit ils choisissent le «piège de Thucydide» et, par conséquent, la destruction de la planète sera programmée et les nantis seront les premiers perdants.
M. B



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