Algérie - Savants


LE TALEB



Les concitoyens de Si Abderrahmane ben Bourenane, de Tlemcen, le vénéraient, malgré son jeune âge, pour sa science et sa vie austère et pure. Cependant, il voyageait modestement, monté sur sa mule blanche et accompagné d’un seul serviteur. Le savant allait ainsi de ville en ville, pour s’instruire.

Un jour, à l’aube, il parvint dans les gorges sauvages de l’oued Allala, près de Ténès.

À un brusque tournant de la route, Si Abderrahmane arrêta sa mule et loua Dieu, tout haut, tant le spectacle qui s’offrait à ses regards était beau. Les montagnes s’écartaient, s’ouvrant en une vallée de contours harmonieux. Au fond, l’oued Allala coulait, sinueux vers la mer, qui fermait l’horizon. Vers la droite, le mont de Sidi-Merouane s’avançait, en pleine mer, en un promontoire élevé et hardi.

Au pied de la montagne, dans une boucle de l’oued, la Ténès des musulmans apparaissait en amphithéâtre, toute blanche dans le brun chaud des terres et le vert puissant des figuiers.

Une légère brume violette enveloppait la montagne et la vallée, tandis que des lueurs orangées et rouges embrasaient lentement l’horizon oriental, derrière le djebel Sidi-Merouane.

Bientôt, les premiers rayons du soleil glissèrent sur les tuiles fauves des toits, sur le minaret et les murs blancs de la ville.

Et tout fut rose, dans la volonté et sur la montagne. Ténès apparut à Si Abderrahmane, à la plus gracieuse des heures, sous des couleurs virginales.

Près des vieux remparts noircis et minés par le temps, entre les maisons caduques, délabrées sous leur suaire de chaux immaculée, s’ouvre une petite place qu’anime seul un café maure fruste et enfumé, précédé d’un berceau fait de perches brutes où s’enroulent les pampres d’une vigne centenaire. Un large divan en plâtre, recouvert de nattes usées, sert de siège.

De là, on voit l’entrée des gorges, les forêts de pins, le djebel Sidi-Abdelkader et sa koubba blanche, les ruines de la vieille citadelle qu’on appelle la smala. Tout en bas, parmi les roches éboulées et les lauriers-roses, l’oued Allala roule ses eaux claires.

Dans le jour, Si Abderrahmane professait le Coran et la Loi à la mosquée. On avait deviné en lui un grand savant et on l’importunait par des marques de respect qu’il fuyait.

Aussi, venait-il tous les soirs, avant l’heure rouge du soleil couchant, s’étendre à demi sous le berceau de pampres.

Là, seul, dans un décor simple et tranquille, il goûtait des instants délicieux.

Loin de la demeure conjugale il évitait soigneusement toutes les pensées et surtout tous les spectacles qui parlent aux sens et les réveillent.

Cependant, un soir, il se laissa aller à regarder un groupe de jeunes filles puisant de l’eau à la fontaine.

Leurs attitudes et leurs gestes étaient gracieux. Comme elles étaient presque enfants encore, elles jouaient à se jeter de l’eau en poussant de grands éclats de rire.

L’une d’elles pourtant semblait grave.

Plus grande que ses compagnes, elle voilait à demi la beauté de son visage et la splendeur de ses yeux, sous un vieux haïk de laine blanche qu’elle retenait de la main. Sa grande amphore de terre cuite à la main, elle était montée sur un tas de décombres et elle semblait regarder, songeuse, l’incendie crépusculaire qui l’empourprait toute et qui mettait comme un nimbe léger autour de sa silhouette svelte.

Depuis cet instant, Si Abderrahmane connut les joies et les affres de l’amour.

Tout son empire sur lui-même, toute sa ferme raison l’abandonnèrent. Il se sentit plus faible qu’un enfant.

Désormais, il attendit fébrilement le soir pour revoir Lalia : il avait surpris son nom.

Enfin, un jour, il ne put résister au désir de lui parler, et il lui demanda à boire, presque humblement.

Gravement, détournant la tête, Lalia tendit sa cruche au taleb (lettré).

Puis, comme Si Abderrahmane était beau, et que, tous les soirs, il adressait la parole à la jeune fille, celle-ci s’enhardit, lui souriant dès qu’elle l’apercevait.

Il sut qu’elle était la fille de pauvres khammès, qu’elle était promise à un cordonnier de la ville et qu’elle ne viendrait bientôt plus à l’aiguade, parce que sa plus jeune sœur, Aïcha, serait guérie d’une plaie qui la retenait au lit et que ce serait à elle, non encore nubile, de sortir.

Un soir, comme les regards et les rires de ses compagnes faisaient rougir Lalia, elle dit tout bas à Si Abderrahmane : « Viens quand la nuit sera tombée, dans le Sahel, sur la route de Sidi-Merouane. » Malgré tous les efforts de sa volonté et les reproches de sa conscience, Si Abderrahmane descendit dans la vallée, dès que la nuit fut.

Et Lalia, tremblante, vint, pour se réfugier dans les bras du taleb.

Toutes les nuits, comme sa mère dormait profondément, Lalia pouvait s’échapper. Enveloppée du burnous de son frère absent, elle venait furtivement rejoindre Si Abderrahmane au Sahel, parmi les touffes épaisses des lauriers-roses et les tamaris légers. D’autres fois, les nuits de lune surtout, ils s’en allaient sur les coteaux de Chârir, dormir dans les liazir et le klyl parfumés, les grandes lavandes grises et les romarins sauvages… Ils éprouvaient, à se serrer l’un contre l’autre, dans l’insécurité et la fragilité de leur union, une joie mélancolique, une volupté presque amère qui leur arrachait parfois des larmes.

Pendant quelque temps, les deux amants jouirent de ce bonheur caché.

Puis, brutalement, la destinée y mit fin ; le père de Si Abderrahmane étant à l’agonie, le taleb dut rentrer en toute hâte à Tlemcen.

Le soir des adieux, Lalia eut d’abord une crise de désespoir et de sanglots. Puis, résignée, elle se calma. Mais elle mena son amant à une vieille petite fontaine tapissée de mousse, sous le rempart.

— Bois, dit-elle, et sa voix de gorge prit un accent solennel. Bois, car c’est l’eau miraculeuse d’Aïn-Djaboub, qui a pour vertu d’obliger au retour celui qui en a goûté. Maintenant, va, ô chéri, va en paix. Mais celui qui a bu à l’Aïn-Djaboub reviendra, et les larmes de ta Lalia sécheront ce jour-là.

— S’il plaît à Dieu je reviendrai. N’est-il pas dit : c’est le cœur qui guide nos pas ?

Et le taleb partit.

Lui que les voyages passionnaient jadis, que la variété des sites charmait, Si Abderrahmane sentit que, depuis qu’il avait quitté Ténès, tout lui semblait morne et décoloré. Le voyage l’ennuyait et les lieux qui lui plaisaient auparavant lui parurent laids et sans grâce. « Hélas, pensa-t-il, ce ne sont pas les choses qui sont changées, mais bien mon âme en deuil. »

Le père de Si Abderrahmane mourut et les gens de Tlemcen obligèrent en quelque sorte Si Abderrahmane à occuper le poste du défunt, grand mouderrès.

Il fut entouré des honneurs dus à sa science et à sa vie dont la pureté approchait de la sainteté. Il avait pour épouse une femme jeune et charmante, il jouissait de l’opulence la plus large.

Et cependant, Si Abderrahmane demeurait sombre et soucieux. Sa pensée nostalgique habitait Ténès, auprès de Lalia.

Cependant, il eut le courage de demeurer cinq ans dans ses fonctions de mouderrès. Quand son jeune frère Si Ali l’eut égalé en science et en mérites de toutes sortes, Si Abderrahmane se désista en sa faveur de sa charge. Il répudia sa femme et partit.

Il retrouverait Lalia et l’épouserait…

Ainsi, Si Abderrahmane raisonnait comme un petit enfant, oubliant que l’homme ne jouit jamais deux fois du même bonheur.

Et à Ténès, où il était arrivé comme en une patrie, le cœur bondissant de joie, Si Abderrahmane ne trouva de Lalia qu’une petite tombe grise, sous l’ombre grêle d’un eucalyptus, dans la vallée.

Lalia était morte, après avoir attendu le taleb dans les larmes plus de deux années.

Alors, Si Abderrahmane se vit sur le bord de l’abîme sans bornes, qui est le néant de toutes choses.

Il comprit l’inanité de notre vouloir et la folie funeste de notre cœur avide qui nous fait chercher la plus impossible des choses : le recommencement des heures mortes.

Si Abderrahmane quitta ses vêtements de soie de citadin et s’enveloppa de laine grossière. Il laissa pousser ses cheveux et s’en alla nu-pieds dans la montagne où, de ses mains inhabiles, il bâtit un gourbi. Il s’y retira, vivant désormais de la charité des croyants qui vénèrent les solitaires et les pauvres.

Sa gloire maraboutique se répandit au loin. Il vivait dans la prière et la contemplation, si doux et si pacifique que les bêtes craintives des bois se couchaient à ses pieds, confiantes.

Et cependant, l’anachorète revoyait, des yeux de la mémoire, Ténès baignée d’or pourpre et la silhouette auréolée de Lalia l’inoubliée, et l’ombre complice des figuiers du Sahel, et les nuits de lune sur les coteaux de Chârir, sur les lavandes d’argent et sur la mer, tout en bas, assoupie en son murmure éternel.



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