Algérie

Le supportérisme sportif violent : à qui la faute '


Par Belkacem Lalaoui
«Le sport dit la vérité de l'époque»
(R. Musil)
Les tentatives d'explications, quant au sens et à la fonctionnalité à accorder au phénomène du supportérisme violent dans les stades, sont multiples et parfois contradictoires. Elles tournent, des fois, au préjugé sommaire et à la catégorisation hâtive.
Dans l'imaginaire collectif algérien, l'image du supporter violent est associée à celle du hooligan anglais des années 1980, incarnant le «mal absolu» ; c'est-à-dire la mauvaise image d'un individu déclassé, à la scolarité ratée, de famille instable, délinquant dans la vie quotidienne et étranger au monde du football. Il viendrait au stade uniquement pour y commettre des méfaits. Plutôt que de n'avoir aucune identité sociale, il préfère se réfugier dans une identité «négative» et provocatrice. C'est ainsi que certains responsables politiques, voire une certaine élite pédagogique professionnelle, se représentent le supportérisme violent dans les stades de football, en Algérie : des groupes de jeunes désœuvrés avec des déficiences morales, incapables de distance critique avec le monde qui les entoure ; et qui vont au stade avec un besoin inconscient de se battre, de casser et de choquer la conscience du public. En somme, le match de football professionnel ne serait, pour nos jeunes supporters, qu'un prétexte pour venir déverser un trop plein d'énergie motivationnelle, commettre quelques méfaits et assouvir leurs pulsions instinctives agressives et destructrices. Se dessine alors un portrait archétypique du jeune supporter de football algérien, avec une «prédisposition potentielle» ou une «prédétermination génétique » à la violence. Ainsi, la violence du supporter est définie comme naturelle (innée), plutôt que sociale (acquise). C'est là, nous semble-t-il, une vision à la fois étriquée et dangereuse du problème. En effet, en stigmatisant durement les jeunes supporters de football avec de reposants et confortables préjugés, l'attention de la société est détournée des autres institutions, telles que le club, la ligue, la fédération, le COA, le MJS, etc., responsables en partie, elles aussi, de cette forme de violence. Tous ces préjugés, formulés à coups d'idées si générales, permettent l'éviction délibérée ou non de toutes les institutions en charge de l'éducation du jeune supporter. Définir le supportérisme violent dans les stades comme étant l'œuvre d'un ramassis «d'idiots sportifs» ou de simples «délinquants durables», c'est, implicitement présenter le reste du monde du football comme étant une île de paisible sportivité et d'harmonieuse sociabilité. Ce type de discours sert, généralement, à purifier un monde du football, supposément, pacifique et fair-play. Il tend à dissimuler le mal, aux multiples facettes, qui existe dans le football professionnel algérien. Le supportérisme violent dans les stades ne peut être associé de manière univoque et systématique à une causalité particulière : son étiologie renvoie, toujours, à un faisceau complexe de raisons. En fonction du type de société où il se manifeste, il traduit toujours une souffrance sociale profonde de la jeunesse. Les «violents du stade» ne sont ni plus nombreux ni plus dangereux, que ceux que l'on retrouve communément dans le reste de la société ; ils y sont, tout simplement, plus «visibles». C'est pour cette raison que la notion de «supportérisme violent» doit être pensée dans toute sa complexité et finalement son aporie. Aucune explication n'est vraiment exhaustive, aucune explication n'est vraiment satisfaisante. Dans cette contribution, un premier volet portera sur une description succincte du supportérisme extrême, tel qu'il se manifeste dans le monde à travers deux modèles d'expression, et un second volet sur les caractéristiques du supportérisme violent, en Algérie. Il ne s'agit là ni de banaliser ni d'amplifier cette pratique sociale.
Les modèles du supportérisme violent
Plusieurs explications causales du phénomène supportérisme violent sont avancées par différents auteurs et qui ont permis la mise à jour de deux grands modèles : un modèle anglais des années 1980 (le hooliganisme) ou supportérisme extrémiste avec une violence organisée et préméditée, et un modèle italien (ultra) ou supportérisme extrême avec une violence occasionnelle. De façon générale, le hooligan anglais et le supporter ultra italien représentent deux types sociaux très différents. Ces deux modèles se différencient, essentiellement, par le mode d'organisation, le style de participation au spectacle, le type de relations avec le monde du football et la manière d'appréhender la violence. En se diffusant, ces deux modèles se sont combinés avec des traditions locales et nationales pour donner lieu à plusieurs formes de supportérisme, plein de sens et de réflexion et par voie de conséquence à un champ inépuisable d'interprétation, d'études et d'analyses différenciées pour la prise en charge de ce phénomène. Alors que certains auteurs utilisent le terme «hooligan» pour désigner le comportement extrémiste du supporter, qui se rend au stade pour alerter la société sur le malaise social en cassant tout, les matériels, les spectateurs et la règle du jeu ; d'autres recourent à des expressions comme, «supportérisme extrême », «supportérisme militant», «supportérisme violent», pour rendre compte de la diversité historique, géographique, sociale et culturelle de ce phénomène. Le sociologue allemand, G. Armstrong, comprend le «supportérisme violent» comme un phénomène incluant la rivalité, la compétition et la mesure du courage. Contrairement à une idée largement répandue, le but premier de ce type de supportérisme n'est pas de commettre des actes de violence, mais plutôt d'humilier, d'intimider, de disqualifier, de soumettre, les rivaux. Dans les bagarres, l'objectif est de faire fuir le groupe adverse. La «visibilité» et la «représentation de soi» sont deux caractéristiques de démonstration de la virilité. Les groupes de supporters, en situation d'exclusion sociale, recherchent dans le stade une visibilité, qui leur est déniée dans la vie sociale. Le supportérisme violent réunit, aujourd'hui, un ensemble très hétéroclite d'individus, qui se rassemblent autour d'une même cause : défendre avec passion tout autant leur club que leur équipe favorite. Si certains sont des marginaux, la plupart de ces jeunes gens sont parfaitement intégrés dans la vie sociale, menant une vie «normale», se métamorphosant uniquement le temps d'un match. Dans cette perspective, le supportérisme ultra italien est le plus organisé et structuré. Il se traduit par la théâtralisation et la mise en spectacle des tribunes à travers l'organisation de tifo : spectacles haut en couleur à l'aide de grandes banderoles, qui reproduisent les emblèmes du club mais aussi des chants. A travers un style délibérément agressif et une ambiance survoltée, les supporters veulent rendre leur soutien visible et identifiable. C'est là, nous dit Bromberger, «l'affirmation bruyante d'une identité mais aussi la condition nécessaire de la plénitude de l'émotion». En ce sens, le supportérisme ultra italien est créateur d'une atmosphère de sociabilité et d'esprit de solidarité. Les jeunes supporters s'y socialisent, y nouent des relations d'entente, des affinités, y acquièrent des coutumes, s'initient à une culture de la fête sportive. Les comportements outranciers, marqués du sceau de la parodie et le recours au vocabulaire plein d'incivilités, relèvent surtout de la provocation. Les ultras n'ont qu'une faible conscience politique : «Si par leurs clameurs et leurs banderoles les militants des stades amplifient, voire anticipent, les crispations politiques, c'est dans la plupart des cas davantage pour s'en servir que pour les servir.» Le supportérisme ultra, c'est un peu l'humeur chahuteuse de la jeunesse italienne. En effet, à la différence des hooligans anglais, qui utilisent la violence physique et s'adonnent à la dégradation de biens et matériels, les tifosi italiens ont comme premier but la création d'évènements spectaculaires, une chorégraphie et des rituels collectifs d'encouragement. Pour moi aller au stade, dit un tifosi du club italien Torino, «c'est créer une chorégraphie avec des banderoles et toutes ces choses-là. On voit alors qui sont les plus forts ; il s'établit un classement. Si tu as fait quelque chose de beau, la télévision le reprend et montre aux autres clubs de quoi tu es capable». En Italie, les associations de supporters ultras ont des droits et des devoirs, fonctionnent comme de petites entreprises performantes, avec leur siège, leur dirigeant, leur secrétariat, leur site Internet, leur attaché de presse, leur designer, voire leur compositeur. Le style ultra est fondé sur la visibilité et le folklore, sur des rites de masse impliquant un important travail de préparation. Chaque groupe de supporters tente d'apporter, avant et pendant le spectacle, sa touche singulière. La violence ultra existe, mais la logique de passage à l'acte est différente de celle propre aux hooligans. La psychologie des supporters ultras est de naviguer, subtilement, entre «rébellion» et «dialogue». En matière de «culture» et de «culte» attachés au football, on retrouve cette forme de supportérisme ultra, à l'état de scribouillage, de brouillon, d'esquisse inachevée, chez les supporters des grands clubs algériens.
Les caractéristiques du supportérisme violent en Algérie
La question du supportérisme violent, associé au fait spectacle-football, est plus que jamais d'actualité, en Algérie. En référence aux deux modèles, que nous venons d'esquisser empiriquement, le supportérisme violent algérien s'inscrit dans une rhétorique d'opposition frondeuse aux autorités morales et politiques ; et dont les significations se déchiffrent plutôt qu'elles ne s'affichent. En effet, les incivilités entre groupes de supporters d'équipes adverses, les provocations, les jurons, les insultes blessantes envers les joueurs ou la région de l'adversaire, les agressions verbales ou gestuelles immédiates et incontrôlées, les emblèmes provocateurs, les symboles violents, le vocabulaire guerrier, les slogans subversifs, les jets de projectiles et la perturbation des matches sont devenus une caractéristique saillante du football algérien et les médias s'en font largement l'écho. Cette forme de supportérisme est liée au «climat des clubs» et à leur «gestion humaine». Des auteurs ne manquent pas de souligner qu'il existe une «violence construite» par le club (Bodin, Debarbieux, 2001). Autrement dit, on observe que la violence, qui se manifeste au sein des enceintes sportives, reste fortement marquée de la «pensée», des «manières d'être» et des «façons de faire» des clubs. C'est ainsi que certains «milieux clubs» n'hésitent pas à se montrer favorables à l'émergence de conduites violentes dans le jeu, et ce, par la façon de présenter ou de se représenter l'adversaire, la localité, la ville, la région, voire de concevoir la victoire. On peut imaginer donc qu'il existe des clubs (joueurs, entraîneurs et dirigeants) plus enclins à accepter et à légitimer des actes de violence, et d'autres dans lesquels le respect de l'adversaire et des règles est plus ou moins mis en avant. En Algérie, rares sont les clubs qui fonctionnent avec un horizon idéal de valeurs sportives. Pour transformer la mentalité de ces clubs, où l'agressivité et l'agression sont érigées en mode de gestion dans les interactions sociales, il faudrait réinstaurer le règne des véritables valeurs sportives ; ce qui nécessite une éducation de longue haleine. Pareilles aux clubs, les associations de supporters ne remplissent pas, elles aussi, leur rôle d'instrument de régulation de la violence, au sein des enceintes sportives (rôle régulateur, canalisateur et pacificateur). Elles ne s'organisent pas assez autour d'activités de socialisation : apprendre par exemple aux jeunes supporters à se rencontrer et à faire les choses ensemble. Chez elles, prédomine le «culte fasciste » de la victoire pour la victoire. C'est un supportérisme radical, avec un goût prononcé pour le désordre et la destruction et dont la mouvance et la nébuleuse restent à déchiffrer. La caractéristique de ce supportérisme, c'est un fort attachement au club, le sens du défi et de la provocation virile. Le club est considéré comme un outil symbolique, dont s'emparent les groupes de supporters pour parler de leurs problèmes et de leurs fantasmes. C'est ainsi que la victoire ou la défaite est perçue comme des symboles de la supériorité ou de l'infériorité du club. La défaite est vécue comme une humiliation, un déclin de l'estime de soi, un déclassement de la virilité, une atteinte à l'honneur, que l'on doit vite «venger». C'est le temps des «tribus » : celui de la violence émotionnelle, intestine, inassouvie, infinie et interminable. La vengeance devient un acte juste et bon. Le stade n'est plus perçu comme un édifice culturel, un lieu de convivialité : c'est une zone de guerre, où l'on vient pour se battre. Les tensions et les oppositions, entre les groupes de supporters, sont légitimées par des rivalités enracinées profondément dans la géographie et l'histoire du club, de la ville, de la région. Les clubs de football algériens ne véhiculent plus les traditions festives, qui ont façonné des formes spécifiques d'attachement à ces institutions. Leur insertion, dans le tissu social, a considérablement diminué : ils ne représentent plus un «produit culturel particulier», qui affecte et engage. Leur fonctionnement est fait d'abus, d'excès, de déviations et de perversions. Si bien que toutes les croyances intériorisées, qui ont participé à leur grandeur antérieure, se sont trouvées peu à peu vidées de leur substance et, simultanément, de leur puissance de mobilisation émotionnelle. Les clubs de football sont devenus des lieux attitrés où les individus agissent et parlent dans un «état second». On profère à volonté des paroles inconvenantes : on insulte les responsables, les joueurs, les arbitres, les entraîneurs, les journalistes, les médecins, les gardiens, etc. Portant les stigmates de la société, le club de football n'est plus un lieu de mobilisation collective, d'unité et d'harmonie sociale : un domaine de culture. Considéré comme simple usine à fric pour les uns, incarnant un foyer d'infection à l'intérieur de la cité pour les autres, il ne représente plus, pour la population, une vision éthique du sport, des hommes et des règles de l'existence collective. Avec l'avènement d'un «professionnalisme flou», initié par des organisateurs sans organisation, des réformateurs sans réforme, des théoriciens sans théorie, des méthodologues sans méthode, le supportérisme violent va s'amplifier. Pourquoi ' En effet, des villes entières, qui jusqu'à présent s'ignoraient, vont s'affronter, par le biais de la compétition sportive, sur leurs prouesses, leurs caractères, leurs courages, leurs forces, etc. ; mais aussi sur leurs dissensions, leurs querelles, leurs rivalités, leurs cruautés. Le match de football, avec ses formes de mobilisation massive à l'échelle des villes, va devenir une caisse de résonance des équilibres et des tensions sociales, des divergences et des hostilités, voire des vieilles aspirations sécessionnistes. Désormais, on va fraterniser sur la base du quartier, de la ville, de la région. La «fraternité» ne sera plus que l'union d'un groupe de supporters passionnés et violents, qui défendra son équipe, son club, et rejettera tous ceux qui ne pensent pas et n'agissent pas comme lui. Les rivalités régionales vont s'exacerber. Aujourd'hui, des groupes de supporters seraient persuadés, que «ce sont toujours les clubs de l'ouest et de l'est du pays qui coulent, jamais ceux du centre». L'on retombe ici sur l'image du match de football comme moment où la ville se rassemble et se donne en spectacle ; avec des passions, de l'irrationalité, de l'éruptif, de l'imprévisible, mais aussi de l'impensable et de l'indicible. C'est que le stade focalise, plus que tout autre édifice, un sentiment de patriotisme local, laissant de ce fait éclater les problèmes d'identité d'une communauté. Tout cela pour dire que si l'on veut restaurer l'ambiance festive perdue et redonner au club sa fonction première, qui est celle de créer la «vertu sportive» (le respect des règles et des normes), les pouvoirs publics et les autorités dirigeantes du football n'ont pas d'autre choix que celui de s'adonner à un immense travail sociopédagogique, dans le milieu des supporters et des clubs. Quant aux mesures sécuritaires et policières, elles échouent de partout, lorsqu'elles ne sont pas accompagnées de contreparties éducatives. On ne peut en effet combattre le supportérisme violent, que si l'on consent à prendre en compte les associations de supporters comme acteurs légitimes et incontournables dans la régulation de la violence à l'intérieur des stades. L'Allemagne est le seul pays qui a réussi à mettre en place une politique cohérente et intelligente de gestion du supportérisme. Chez nous, peut-on aider les associations de supporters à s'organiser, lorsqu'on est incapable d'entretenir le «rectangle magique» d'un stade '
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