Algérie

Le soldat et le juge au front: Judiciarisation de la guerre et criminalisation de l'ennemi




par Abdelhak Benelhadj
Dans les guerres du passé, c'est le vainqueur qui juge le vaincu et écrit son histoire.

Aujourd'hui, les instructions, les enquêtes sont lancées et ordonnées, les tribunaux érigés, les procès tenus, les jugements rendus et l'histoire s'écrit pendant la guerre alors que son issue n'est pas tranchée et que les opérations militaires n'ont pas encore rendu leur verdict.

Le principe n'est pas discutable en soi. Nul ne peut en effet se prévaloir de l'état de guerre pour violer le droit et la morale en transgressant les lois, aussi bien les lois de la guerre que les lois civiles ordinaires, même si certains seraient tentés de profiter du désordre des conflits armés pour les enfreindre et espérer en toute impunité y échapper.

C'est d'autant plus étrange que les tribunaux et les cours de justice sollicités ne sont pas universellement reconnus. La CPI devant laquelle les autorités russes sont traduites n'est pas universellement reconnue. Mieux : elle ne l'est même pas par la nation au coeur même de la guerre, les Etats-Unis, pas même par l'Ukraine qui y a eu recours.

Il n'y a qu'une seule explication à cette étrange situation : il n'existe pas d'arbitre suprême, ni de consensus entre les belligérants pour reconnaître un système de normes unique. Le droit et la justice participent de la guerre et sont instrumentalisés pour affaiblir l'ennemi.

Ils y participent de trois manières (au moins)

1.- La première est médiatique.

Il n'y a là rien de nouveau. Elle cherche à dégrader l'image des pays ennemis et de leurs dirigeants aux yeux des opinions publiques en commençant pas celles des pays occidentaux pour conforter leurs positions et justifier leurs décisions. C'est à double usage : interne, pour mobiliser et convaincre de la justesse de la cause et du consentement aux contreparties sacrificielles qu'elle implique. Externe, pour réduire le soutien des opinions publiques adverses de leurs dirigeants.

Le vocabulaire politico-médiatique s'est enrichi d'une large palette de vocables qui relèveraient de la «novlangue » imaginée naguère par G. Orwell avec une créativité lexicale continue (« récit », « narratif »...) qui recycle en néologismes des locutions empruntées au globish dans une américanisation générale des différentes dimensions de la culture, de la politique, de l'économie...

On ne parle plus de « propagande » que Goebbels avait poussé à un haut degré de sophistication, mais de «guerre hybride », un cocktail empiriquement adapté aux circonstances, combinant le « soft » et le « hard », le « létal » et le psychologique en un savant dosage pour conduire les opérations vers la victoire.

Une large publicité est faite aux enquêtes lancées pour recueillir des preuves de crimes commis par les armées russes et les instructions diligentées sur le front à chaque fois qu'une bombe tombe sur un « édifice civil».

2.- La seconde est diplomatique.

Elle permet de peser sur les pays qui hésitent, qui tergiversent, qui n'osent pas rallier la « communauté internationale » dirigée par les Etats-Unis.

Quel chef d'Etat s'aviserait de rencontrer et le reconnaître comme tel le chef d'Etat russe ou biélorusse sans encourir aujourd'hui ou plus tard de graves poursuites à son encontre ?

Jusqu'en septembre dernier, E. Macron tenait à donner à son pays des marges de manoeuvre, un espace de souveraineté en maintenant des contacts avec son homologue russe.

Cet espace de liberté lui était accordé parce que tous ses partenaires et alliés (sous strict contrôle américain) voyaient bien qu'il ne lui restait plus qu'une fonction pour le crédibiliser et légitimer son existence, l'action diplomatique à laquelle étaient très attachés ses compatriotes « anti-américains primaires ».

Washington tient pour précieux le soutien des opinions publiques aux gouvernants européens sans lesquels sa stratégie perdrait beaucoup de son efficacité. D'autant plus que la popularité de J. Biden, à la veille des prochaines présidentielles, est très fragile.

Cela explique pourquoi l'Amérique est un chef d'orchestre discret : le « Leading from behind » pensé et mis en oeuvre par B. Obama dans la foulée de l'opération « Unified Protector » en Libye par l'OTAN au début de l'année 2011.

Cela n'empêche pas les ex-pays de l'est de dire pis que pendre de la France et de ses dirigeants. Heureusement que les Français (qui pratiquent de moins en moins les langues étrangères) ne lisent pas dans le texte les articles en letton, en tchèque ou en polonais et que personne ne s'empresse de les traduire pour eux...

3.- La troisième est plus pragmatique et plus consistante.

On n'aura rien compris à la judiciarisation de la guerre d'Ukraine si l'on n'admet pas que la guerre est intimement économique et pas seulement par les moyens qu'elle met en oeuvre.

Deux procédés largement éprouvés avant le 24 février 2022 y contribuent :

3.1.- La judiciarisation de l'ordre politique

La judiciarisation de la vie politique est une forme de dépolitisation de l'ordre civil, érodant des pouvoirs jusque-là conférés aux élus et aux Assemblées constituées : celui de débattre, de délibérer et de légiférer. Dans les démocraties représentatives, les citoyens ne sont pas invités volontiers à participer aux débats et à la vie politique. La démocratie est de plus en plus réduite aux choix de leurs élus et ne sont sollicités que pour voter.

Soustraits aux représentants du peuple, ces pouvoirs se déplacent peu à peu pour finir entre les mains de juges suprêmes nommés : par exemple, le Conseil d'Etat, le Conseil Constitutionnel en France ou la Cour Suprême aux Etats-Unis. En France, c'est d'autant plus nécessaire que la minorité dans laquelle se trouve l'exécutif à l'Assemblée le contraint à la contourner en abusant des dispositifs constitutionnels. Le projet de réforme des retraites l'a amplement montré.

L'enjeu tourne alors autour du choix des juges qui y siègent. Lors de son mandat, le président D. Trump a fait basculer la majorité de la cour à l'avantage des conservateurs qui ont rendu deux jugements défavorables à l'avortement et à la « positive action » qui permettait aux minorités de compenser leurs conditions socio-économiques initiales défavorables et d'accéder aux universités via des quotas en leur faveur.

3.2.- L'extraterritorialisation du droit et de la justice américaine.

Le principe est simple : un arrêt rendu par une cour américaine a ipso facto force de loi hors des Etats-Unis. Cette disposition implique que le droit et la justice américaine font office de droit et de justice internationale et contribue à la désintégration du droit et des institutions internationales. Avec une différence essentielle : les Etats-Unis disposent des moyens nécessaires pour les rendre applicables.

Les normes juridiques américaines disposent des instruments monétaires, financières, technologiques... et d'une puissance militaire suffisante pour amener à raison tout contrevenant aux lois de ce pays et aux jugements rendus par sa justice.

Tout Etat ou entreprise qui s'aviserait d'enfreindre des règles ou des sanctions américaines infligées à un autre Etat encourent de sévères condamnations. Siemens (2008), HSBC (2013), Alstom (2014) , BNP (2015), Royal Bank of Scotland (2018), Deutsche Bank (2020), Airbus (2020)... l'ont payé chèrement.

Une guerre, ça coûte et... ça rapporte.

Les opérations militaires ukrainiennes, soutenues à bout de bras par ses « alliés » occidentaux, d'abord pour résister aux Russes et ensuite pour les bouter hors d'Ukraine, exige des moyens considérables qui se mesurent en dizaines, voire en centaine de milliards de dollars. Il est peu probable que l'on obtienne réponses un jour aux questions : qui ? Combien ? Quand ? Comment ?...

Il n'y a pas que la guerre qui exige des fonds. L'Ukraine est sous perfusion globale et permanente.

Le chef de mission du FMI en Ukraine, Gavin Gray, avait, fin 2022, fait état de besoins pour le budget et le fonctionnement de l'Ukraine estimés entre 40 et 57 milliards de dollars pour 2023. « En 2022, l'économie s'est contractée de 30%, », mais « les perspectives à court terme se sont détériorées » depuis décembre, précise-t-il.

Les pays qui soutiennent l'Ukraine se sont engagés à verser au moins 138,53 milliards d'euros (Le Monde, J. 23 février 2023). Washington finance l'écrasante majorité de cet effort avec plus de 73 milliards et ni les contribuables américains ni leurs entreprises ne sont connus pour leur philanthropie.

Cette guerre est en effet un investissement qui exige rentabilité et, de préférence, une rentabilité à court terme.

Pour parler clairement le langage des « investisseurs » de Wall Street, cela signifie que la Russie doit être militairement battue, politiquement démantelée et son territoire (plus de 17 millions de km² d'abondantes et précieuses richesses naturelles) « investi » (dans tous les sens du mot) et exploité ainsi que cela avait été envisagé à l'époque où, sous Boris Eltsine, les Khodorkovski pullulaient et soldaient la Russie par appartements.

Quelques chutes de tables seront convenablement distribuées aux supplétifs les plus méritants et les plus fidèles. L'Europe otanisée ne sera pas oubliée. Les Etats-Unis seront alors en meilleure posture pour s'occuper du cas chinois afin d'en réduire les prétentions et les influences, notamment en Afrique où la présence occidentale sera à nouveau rétablie.

Bien évidemment ces plans sont transparents et connus de tous, y compris de la partie russe, chinoise ainsi que de tous les autres membres des BRICS et du « Sud global ».

« Aucun plan ne survit à la réalité de la guerre » rappellent les stratèges militaires. Il en est de même de toute stratégie dès qu'elle franchit le seuil de la mise en oeuvre.

Tout le monde sait à quoi s'en tenir. Cela permet de dissiper nombre de confusions apparentes et de comportements troubles de certains acteurs soumis à toutes sortes de pressions, de menaces (diplomatiques, commerciales, militaires...) pour se déterminer, s'aligner ou se rebiffer. Cela explique sans aucun doute la multiplication des Sommets, des Conférences, des Conseils...

QUI PAIE ?

Si le financement de la guerre, personne ne l'ignore, profite largement au complexe « militaro-industriel » américain avec quelques retombées mineures pour les armuriers européens, la question de la reconstruction de l'Ukraine pour être bien comprise doit être approchée sous deux angles :

1.- Dans les coulisses s'affrontent des lobbys et spéculateurs pour se saisir des marchés ouverts pour la reconstruction. Une compétition féroce entre les pays et les entreprises pour capturer les parts les plus larges.

2.- Mais le premier point ne peut être traité que si on répond à la seconde question concerne le débiteurs : qui va payer la facture ?

Sûrement pas le contribuable américain.

Les « pays frugaux » européens ne consentiront sans doute pas à ce que leurs retraités et leurs fonds de pension mettent la main à la poche. La pandémie, les tentatives des pays du « Club Med » de mutualiser les dettes et le « quoi qu'il en coûte » macronien suffisent à les dissuader d'avoir recours aux déficits et à l'endettement publics qui ont franchi les limites fixés par les traités.

Tant que Bruxelles ne retire pas aux Etats de l'Union la gestion de leurs budgets. Ce qui revient à leur retirer toute souveraineté nationale. Mais cela est une autre question.

Qui va passer à la caisse ?

Mercredi 08 février 2023, E. Macron accueille à l'Elysée O. Scholtz et le président V. Zelensky arrivé vers 22h de Londres où il a passé toute la journée.

Sans perdre leur temps, E. Macron et son homologue allemand reprennent à leur compte le plan en 10 points lancé à Bali en novembre lors de la rencontre du G20 par le président ukrainien.

Trois points sont essentiels dans ce plan.

1.- L'Ukraine exige le retour de sa souveraineté sur tout son territoire, y compris le Donbass et la Crimée. C'est donc le retour aux conditions d'avant février 2014.

2.- C'est à l'agresseur qu'il revient de rétablir la justice qu'il a violée et la réparation des dommages commis par son armée.

3.- Les « actifs russes » publics et privés (les centaines de milliards de dollars gelés dans les banques occidentales) devront être saisis pour servir à la reconstruction de l'Ukraine, en attendant la fin de la guerre et la contribution effective de l'Etat russe à cette indemnisation.

Suite à l'invasion de l'Ukraine par la Russie, les sanctions occidentales ont entraîné le gel d'environ 350 milliards de dollars en biens publics russes, en devises et en biens appartenant à des oligarques russes. Des responsables politiques et des militants plaident pour que ces ressources soient utilisées pour reconstruire l'Ukraine.

En mars 2023, la France déclare avoir gelé en un an 1.5 Mds€ d'avoirs russes.

Des ONG estiment les actifs russes en Europe à 1 000 Mds€. Les avoirs de la banque centrale russe sont évalués à 300 Mds€. 230 Mds€ sont placés en Belgique dont le gouvernement belge a déjà saisi les intérêts (625 millions) produits par ces placements.

Tout cela représente un beau magot sur lequel lorgnent les vautours.

Obstacles juridiques.

Le problème vient de ce que le préalable juridique ne peut être contourné, à moins d'agir en dehors de la loi, ce qui serait un précédent fâcheux qui relèverait du brigandage, de la piraterie. On sait ce qu'il en fut des conditions d'intervention des Etats-Unis en Irak en mars 2003 que Washington traîne comme un boulet régulièrement rappelé par ses ennemis.

On ne peut évoquer le droit pour condamner la Russie et le transgresser pour la combattre.

Une distinction juridique s'impose entre les avoirs privés gelés par des gouvernements occidentaux –le yacht d'un oligarque par exemple– et les biens publics, comme les réserves en devises de la banque centrale russe.

Pour confisquer des actifs privés, un Etat doit généralement prouver qu'ils ont été acquis grâce à des activités juridiquement répréhensibles, le produit d'une « fraude » juridiquement différente d'un pays à l'autre. Prouver que tel oligarque a violé une sanction pour le mettre à la portée d'une peine n'est pas aisé. Cela donne lieu à des procédures longues et complexes.

En Italie, la Guarda di Finanza y est parvenue contre les membres de la mafia. Mais cela se révélerait plus difficile pour des oligarques russes, notamment parce que les Occidentaux ne peuvent compter sur l'appui des autorités russes pour obtenir les preuves nécessaires.

Pour les propriétaires privés de fonds, tous ne sont pas sous sanctions. Et tous ne sont pas identifiés. Il y a une multitude de sociétés off shore emboîtées telles des matriochkas, basées au Luxembourg, en Suisse, dans les îles Vierges, à Singapour ou Panama...

Les démocraties occidentales, qui se prévalent de respecter l'Etat de droit, ne peuvent se permettre de le bafouer quand cela leur convient.

Mercredi 15 février 2023. La Suisse prend ses distances et déclare la confiscation d'avoirs russes contraire à son droit fondamental. La Confédération helvétique a systématiquement adopté les trains de sanctions imposées à la Russie par l'Union européenne et gelé des avoirs à l'instar de nombreux autres pays qui soutiennent Kiev.

Mais elle considère que « le droit suisse n'autorise pas l'expropriation d'avoirs privés sans indemnisation du moment que leur origine n'est pas illégale ». Elle estime que la confiscation d'avoirs russes privés gelés en Suisse pour financer la reconstruction de l'Ukraine serait contraire au droit fondamental helvétique.

En ce qui concerne les actifs de la Banque centrale, ils sont a priori couverts par des clauses d'« immunité souveraine ». Celles-ci peuvent connaître des exceptions, mais sous des conditions très strictes. Raison pour laquelle, fin 2022, Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, avait proposé de simplement administrer et investir ces actifs russes et d'en verser les rendements à l'Ukraine.

Mais outre que ces intérêts resteraient modestes par rapport aux besoins de la reconstruction, des entités russes pourraient arguer que ces gains leur appartiennent et attaquer le dispositif en justice. (Les Echos, 15 février 2023)

Pendant des siècles de pillage depuis 1492, cela n'avait jamais embarrassé qui que ce soit.

La naissance de l'Union soviétique, de la Chine, «l'équilibre de la terreur », les différentes phases de décolonisation depuis la fin de la dernière guerre l'avènement de la communication mondialisée instantanée... c'est plus difficile.

Certes, cela n'a pas empêché les Etats-Unis se passer du droit et de résolution des Nations Unies, évoquant des prétextes fallacieux en agressant l'Irak (2003) ou la Libye (2011), de couvrir l'occupation israélienne qui l'outrage tous les jours, mais il n'est pas aisé, ni prudent de multiplier les cas de viol du droit au nom du droit.

Toute la question, la seule qui vaille, est de savoir comment habiller juridiquement, légalement la saisie des biens de l'Etat et des ressortissants russes entreposés dans les banques occidentales.

Par ailleurs, les entreprises occidentales ont perdu environ 300 Mds€ qu'il faut formellement imputer aux autorités russes. Le problème est que ces pertes sont la conséquence de décisions et de sanctions prises non pas par la Russie mais par les pays occidentaux qui les ont sommées de quitter la Russie et/ou de ne plus commercer avec elle sous peine de subir elles aussi des sanctions.

Il en est aussi de la flambée des prix consécutive à la hausse des prix de l'énergie dès lors que les pays occidentaux ont interdit l'importation de produits russes afin d'assécher leurs revenus extérieurs.

Cependant, il n'y a pas que le droit qui retient le bras des flibustiers.

Qui en effet s'aviserait de placer à l'avenir ses fonds (d'origine plus ou moins douteuse) dans un pays occidental s'il risque à tout moment de les perdre s'il prenait à l'Amérique l'envie ou le besoin de vouloir s'en saisir selon son bon vouloir ?

Aucune juridiction actuelle ne peut traiter ce problème. C'est pourquoi Kiev ajoute un point un point de plus à la liste des conditions de la paix qu'elle envisage.

L'érection d'un Tribunal spécial concernant le crime d'agression de la Russie contre l'Ukraine à l'encontre de tous les responsables russes qui l'avaient entrepris, en particulier tous les gouvernants, y compris le président de la Fédération de Russie.

Cela apparaît dans le laïus de E. Macron lorsqu'il faisait référence le 08 février au « ...maximum de partenaires de la communauté internationale. » Le Conseil de sécurité étant sous le contrôle de la Russie et de la Chine qui peuvent à tout moment user de leur veto et bloquer toute résolution qu'ils estiment contraires à leurs intérêts, cela explique le recours à ce que les Occidentaux désignent par « la communauté internationale ».

En reprenant à son compte ces conditions, le président français signe la fin d'un jeu diplomatique qui devait préserver le maintien du contact avec Moscou.

Désormais, E. Macron a « changé pour de vrai » comme le souligne V. Zelensky dans l'entretien qu'il a accordé au Figaro et à Der Spiegel. Il a renié de fait certaines de ses déclarations, lorsqu'il considérait qu'il ne fallait « pas humilier la Russie » et lui apporter des assurances sur sa sécurité.

Cette idée de criminalisation de la Russie et de ses dirigeants a été lancée très tôt. Dès que, sous pression américaine, les Ukrainiens ont été invités à cesser leurs négociations directes en Turquie avec la Russie.

« Boutcha » (avril 2022) a été un prétexte commode à la fois pour y mettre un terme et pour lancer les enquêtes afin d'aboutir à la condamnation pénale de la Russie.

Depuis, ces enquêtes ne cessent pas. Crimes de guerre, crime d'agression, crimes environnementaux, déportation d'enfants...

Depuis, les Ukrainiens réclament régulièrement la création d'un « tribunal spécial » spécifique.

17 mai 2023, au Sommet du Conseil de l'Europe à Reykjavik, il a été décidé de créer le « Registre des dommages » sous l'égide du Conseil de l'Europe pour consigner les pertes subies en préalable à un mécanisme d'indemnisation. Le Registre aura son siège à la Haye (Pays-Bas) et disposera d'un bureau satellite en Ukraine.

Denys Shmyhal, Premier ministre ukrainien ne perd pas de vue ce qu'il tient pour essentiel : « ...l'établissement du Registre n'est que la première étape vers la mise en place d'un mécanisme d'indemnisation complet qui garantira que la Russie verse des réparations complètes à l'Ukraine conformément au droit international, y compris au moyen de ses avoirs situés à l'étranger. »

J. 21 juin 2023. Américain et Européens s'entêtent :

- « Soyons clairs: la Russie est à l'origine de la destruction de l'Ukraine. Et la Russie finira par supporter le coût de la reconstruction de l'Ukraine », (Antony Blinken secrétaire d'Etat américain).

- « L'agresseur doit être tenu pour responsable » (Ursula von der Leyen présidente de la commission européenne).

- « Il est clair que la Russie doit payer pour les destructions qu'elle a infligées. C'est pourquoi nous travaillons avec nos alliés pour explorer les voies légales d'utilisation des actifs russes », (Rishi Sunak Premier ministre britannique, dont le pays est l'un des soutiens les plus actifs de Kiev.

03 juillet. Un bureau international chargé d'enquêter sur l'invasion de l'Ukraine par la Russie est ouvert à La Haye. Cette démarche qui est envisagée comme une première étape vers l'éventuelle création d'un tribunal destiné à juger des dirigeants russes.

Mais le problème demeure entier : La question complexe du fonctionnement d'un tel tribunal reste en suspens. L'Ukraine est favorable à l'obtention d'une résolution de l'Assemblée générale des Nations unies pour contourner le Conseil de sécurité. Mais certains des soutiens occidentaux de Kiev craignent que l'initiative ne soit pas assez soutenue à l'international et plaident à la place pour un tribunal hybride composé de juges ukrainiens et d'autres nationalités.

Toute cette affaire reste de l'ordre du bricolage.

Il tombe sous le sens que Moscou ne saurait se prêter à un tel scénario, en se présentant devant un tribunal, céder tous les territoires occupés y compris la Crimée et consentir à assumer à ses frais des destructions qu'elle impute à la partie occidentale, à l'origine du conflit.

Le problème ne pourrait, sur cette base, être résolu que par la négociation. Et les Occidentaux ont en été très tôt informés.

S. 11 février, le vice-ministre des affaires étrangères russe Sergueï Verchinine, dans un entretien accordé à la chaîne de télévision Zvesta, affirme la position de son pays : « Tous les conflits se terminent par des pourparlers et, naturellement, comme nous l'avons déjà dit, nous sommes prêts à de tels pourparlers, mais seulement s'il s'agit de pourparlers sans conditions préalables, des pourparlers qui seraient fondés sur la situation réelle » dit-il.

Et pour lever toute ambiguïté, il désigne le vrai adversaire avec lequel son pays consentirait à négocier : « Les décisions ne sont pas prises à Kiev, mais dans d'autres capitales, principalement à Washington et à Bruxelles. Les demandes doivent donc être adressées là-bas », ajoute le diplomate.

Au vrai, la reconstruction de ce pays n'intéresse que peu les principaux acteurs. Ce que deviendra l'Ukraine est une question secondaire, à l'exception de quelques richesses naturelles identifiées (agricultures, mines...).

Le pays est dévasté, ses villes et ses infrastructures détruites, sa population dispersée aux quatre vents, en Ukraine et dans le reste de l'Europe où elle se forgera de nouveaux destins. La migration, l'histoire en offre maints exemples, est un processus irréversible.

Les Ukrainiens savent que leur admission au sein de l'Union en tant que membre de plein droit est une fiction qui n'a que peu de chance de se réaliser.

Les membres de l'Union savent ce qu'il en fut des précédents élargissements et de leurs conséquences. L'état conjecturable de l'Ukraine à court, moyen et long termes ne permet pas d'envisager la moindre intégration de ce pays.

La fin de la guerre va rendre cette hypothèse encore plus vraisemblable, car c'est la guerre qui donne à l'Ukraine toute sa valeur tant que la Russie de Poutine est encore debout. Aucune considération de cette affaire ne peut être envisagée avant la chute militaire et politique de la Russie. Si elle se produit...

Elle est déjà membre de l'OTAN de fait et en paie le prix le plus lourd. Le prochain Sommet à Vilnius le montrera sans rien changer à la situation réelle sur le terrain, malgré les demandes réitérées de Kiev pour obtenir encore plus d'armes.

Aussitôt achevé, le conflit va restituer ce pays à son triste état que nul ne songera à prendre en charge. L'Ukraine sera abandonnée aux marchés et à la charité internationale. Il est peu probable que l'équipe qui la dirige aujourd'hui demeure longtemps aux affaires. D'autres pays ont connu un sort semblable.

Cela signifie que, pour le moment, aussi déplorable soit-elle, la guerre (l'ordalie, le vénérable « jugement de Dieu ») reste la seule solution offerte aux protagonistes pour faire valoir leur vérité.

La judiciarisation de la guerre initialement considérée en introduction en a été examiné sous trois facettes : médiatique, diplomatique et polémologique.

A l'évidence, les procès en cours d'instruction qui jouent sur les trois tableaux. Les fonds russes gelés dans les banques occidentales ne sont sûrement pas à dédaigner. Mais dans l'ensemble cette agitation a surtout une valeur médiatique.

Il en est de ces démarches comme de la dangerosité régulièrement réactualisée de la centrale nucléaire de Zaporijjia occupée par la Russie et continuellement menacée par les bombardements ukrainiens. Kiev et les médias occidentaux s'ingénient à faire croire à l'invraisemblable : que les Russes se bombardent eux-mêmes ou vont faire exploser une centrale nucléaire dont ils seront les premières victimes.

Cela fait « vendre du papier », occupe beaucoup de « temps de cerveau disponible » et surtout détourne le regard du front militaire, là où la « contre-offensive » ukrainienne annoncée depuis des mois, déclenchée depuis plusieurs semaines, dotée des armes occidentales les plus sophistiquées piétine avec des pertes humaines et matérielles dont nul ne songe à dresser le bilan.

Les troubles sociaux en France ont été salutaires et contribué à distraire des citoyens soucieux de revoir l'espace-temps de leurs vacances.

Quelle que soit l'issue de cette crise, les médias, les rubriques, les émissions qui lui sont aujourd'hui abondamment consacrés auront disparu et l'Ukraine sera oubliée, abandonnée à son sort.

Les « experts », géostratégies, militaires à la retraite, anciens ambassadeurs... retourneront à leur anonymat comme le furent d'éminents médecins, biologistes, épidémiologistes, ministres de la santé... après la fin (très relative) de la pandémie du « Nouveau Coronavirus ».

C'est pourquoi la question morale et juridique est relativement secondaire.

Les acteurs décisifs de cette guerre ont déjà gagné et engrangé des profits considérables au cours de l'année 2022. Il en sera de même en 2023 et bien davantage si la Russie devait tomber comme un fruit mûr.

Notes

1- Voir le film « La Nuit des généraux » (The Night of the Generals) (1967) d'Anatole Litvak, avec Omar Sharif dans le rôle d'un major en charge d'une affaire du meurtre d'une prostituée à Varsovie pendant la dernière guerre.

2- L'Académie française illustre à l'aide d'exemples simples cette évolution.

On ne dit plus : « le récit des événements » mais « le narratif des événements »

On ne dit plus : « l'histoire de sa vie » mais « le narratif de sa vie »

3- Le terme de « guerre hybride » apparaît pour la première fois en anglais en 2005 sous la plume de deux officiers du corps des Marines, le colonel Frank Hoffman et le général James N. Mattis, pour tenter de qualifier la situation dans laquelle les Américains se trouvaient en Irak. (Élie Tenenbaum « Guerre hybride : concept stratégique ou confusion sémantique ? » Revue Défense Nationale, 2016/3 (N°788), pp. 31-36)

Cf. A. Benelhadj : « La guerre de l'information » (Le Quotidien d'Oran, 26 janvier 2023)

4- Les combinazione d'après vote et le jeu des lobbys dans les coulisses et les alternances sans alternatives réelles expliquent la croissance continue des taux d'abstention dans la plupart des pays occidentaux.

5- Le budget de la défense américaine à plus de 800 Mds$ représente plus de dix fois celui de la Russie.

6- Cf. Pierucci F, Aron, M. (2019): “Le piège américain. L'otage de la plus grande entreprise de déstabilisation économique témoigne. » J.-C. Lattès, 396 p.

7- Cf. : « Extraterritorialité du droit américain : le grand ‘Hold-Up' ». La tribune, 19 octobre 2019.

8- Le film « Lord of war » (Andrew Niccol, 2005) restitue assez bien le cynisme général qui a suivi la chute de l'Union soviétique ainsi offerte aux marchés

9- Eugène BERG essayiste, diplomate et spécialiste de la Russie (LCI, D. 18 juin 2023).

10- Cf. Péan P. (2004) : « Main basse sur Alger. Enquête sur un pillage. Juillet 1830. » Plon, 271 p. hors annexes.

11- Cf. A. Benelhadj : « La violation du droit au nom du droit ». Le Quotidien d'Oran, 19 avril 2018.

13- Cf. Jean Ziegler (1990) : « La Suisse lave plus blanc ». Seuil, 192 p.

14- La création de ce « registre » a été adoptée par 40 des 46 membres du Conseil de l'Europe, auxquels se sont ajoutés le Japon, les Etats-Unis et le Canada. A noter que la Turquie, la Serbie, la Hongrie, l'Arménie, l'Azerbaïdjan et la Bosnie-Herzégovine ont rejeté l'accord.



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