Algérie

Le sens de la Mubâhala d'après la tradition islamique 2e partie ET FIN



Quand la révélation fut donnée au messager de Dieu et qu'il lui fut ordonné d'inviter ses partenaires à l'appel de la malédiction divine sur les faussaires, il vint leur faire cette offre, ce à quoi ils répondirent: "Ô Abul-Qâsim, laisse-nous réfléchir à ta proposition. Nous viendrons par la suite te donner notre réponse à ce sujet." Ils le quittèrent et se concertèrent en privé avec Al-Aqib qui était leur chef et leur conseiller: "Quel est ton avis, ô Abd al-Masîh '" lui dirent-ils. Ce à quoi il répondit: "Par Dieu, ô chrétiens, vous avez pu savoir que Muhammad est véritablement un prophète, messager de Dieu. Il vous a donné la version la plus claire au sujet de Jésus. Vous savez aussi qu'il n'y a point de population qui accepte de s'offrir à la malédiction divine face à un prophète sans s'exposer à la disparition de ses adultes et à la mort de sa jeunesse. Ce sera notre perte si vous le faites. Si toutefois si vous tenez fermement à votre religion et si vous persistez dans votre doctrine au sujet de la personne de Jésus, adoptez une attitude conciliante envers cet homme, prenez congé de lui et rejoignez votre contrée."
Ils vinrent trouver le messager de Dieu et lui dirent: "Ô Abul-Qâsim, nous avons décidé de ne pas nous offrir contre toi à la malédiction divine, et de te laisser dans ta religion, tout en persistant nous-mêmes dans la nôtre. Mais nous te demandons de nous envoyer un homme d'entre tes compagnons que tu auras choisi, afin qu'il soit notre arbitre dans certains litiges économiques qui nous opposent, car vous êtes pour nous objet d'agrément."
"Venez me voir cet après-midi, dit le messager de Dieu, afin que j'envoie avec vous l'homme fort et honnête."
Muhammad b. Ja'far rapporte que 'Umar b. al-Khattâb disait: "Je n'ai jamais aimé le commandement comme je l'ai aimé ce jour-là, tant j'avais espoir d'y être désigné. Je me suis rendu à la mosquée vers midi. Quand le messager de Dieu eut achevé de diriger la prière, il se mit à regarder à droite et à gauche, comme pour chercher quelqu'un. Je me surélevai pour qu'il me vît, mais il ne cessait de scruter l'assistance du regard jusqu'à ce qu'il aperçut Abu 'Ubayda b. al-Jarrah. Il le convoqua alors et lui dit: "Pars avec eux (les gens de Najrân) et tranche leurs litiges conformément à la justice." Ce fut, disait 'Umar, Abu 'Ubayda qui emporta le privilège" (fin du récit d'Ibn Hishâm).
Tirmidi, dans ses traditions, et l'historien al-Ya'qubi rapportent que le Prophète s'était tenu prêt à la "prière ardente" et qu'il réunit autour de lui les membres de sa maison: sa fille Fâtima, ses petits-fils Hasan et Husayn, suivis de son gendre Ali b. Abî Tâlib. Il s'agenouillait déjà pour la prière, recommandant aux gens de sa maison de dire "amen" à la fin de chaque imploration qu'il adresserait à Dieu, quand l'évêque de Najrân vint lui annoncer qu'il préférait ne pas se prêter à la Mubâhala.
Fakhr al-din al-Râzi, dans son grand tafsîr, rapporte que ces traditions sont reconnues comme authentiques tant par les commentateurs du Coran que les hommes du Hadith.
LA PLACE DU CHRISTIANISME DANS LE CONCORDAT MONOTHEISTE DE L'ISLAM
La séparation a été, comme on le voit dans ces textes, empreinte de respect réciproque, et les traditions affirment, par ailleurs, que le pacte de protection et d'amitié liant la première communauté musulmane aux chrétiens arabes de Najrân a été conclu à la fin de cette entrevue.
Des événements politiques dus aux affrontements entre Byzance et à certaines interprétations concernant la conversion à l'islam de certains membres influents de Najrân, tels le chef politique Al-Aqib précité, aboutirent, comme on le sait, à la révision du pacte et, plus tard, à l'installation des Najrân en Irak. Cependant, on sait que malgré les précautions politiques prises par 'Umar, à cause de la guerre qu'il menait contre Byzance, chacun des quatre califes orthodoxes renouvela par déclaration écrite son attachement à l'esprit de protection et d'amitié conclu par le Prophète en faveur des chrétiens de Najrân.
Il faut attendre l'apparition du "pouvoir dynastique" pour que l'aspect religieux du pacte islamo-chrétien se trouve étouffé par l'aspect politique. Ces mêmes dynasties, qui luttèrent farouchement pour leur installation et leur survie, malmenaient d'ailleurs aussi bien la morale politique de l'islam que le concordat monothéiste.
Ce concordat, bien qu'il fût mis à l'épreuve par toutes sortes d'événements politiques et militaires, reste un principe fondamental en islam. On peut même dire qu'il est à l'origine de la tentative de fondation d'une société multicommunautaire chez les premiers musulmans. Le pacte modèle de Najrân montre une bienveillance particulière envers les chrétiens, tout comme la constitution de Médine envisage une alliance à égalité des droits et des devoirs entre juifs et musulmans. Il y est dit expressément dans le texte dicté par le Prophète lui-même que "les juifs forment une communauté avec les croyants (musulmans), aux juifs leur religion et aux musulmans la leur".
Si les guerres avec Byzance finirent par défavoriser les chrétiens aux yeux de certains hommes de loi musulmans, alors que les juifs eurent à se considérer, à l'ombre du pouvoir dynastique, comme une communauté privilégiée, il ne faut pas oublier que le premier islam accordait, tant pour des raisons théologiques qu'historiques, ses sympathies les plus profondes au christianisme. La principale raison théologique en est évidemment la reconnaissance de Jésus, "fils de la Vierge Marie", comme "Messie", "Verbe et Esprit de Dieu", dont le message et la spiritualité sont repris et réadaptés à la communauté de l'islam.
Ce fondement doctrinal inspirera une série d'actes et de comportements durant la période de constitution du premier islam. Les traditions rapportent que, pendant la période de la révélation mekkoise, le Prophète se réjouissait des victoires byzantines sur la Perse. Il exprimait ainsi sa solidarité monothéiste et ne cachait pas ses antipathies aux religions zoroastrienne et manichéenne, assimilant presque les Majus aux polythéistes arabes. Pendant cette même période mekkoise, c'est-à-dire l'aube même de l'islam, le Prophète commanda à ses compagnons persécutés, dont le futur calife 'Uthman, sa propre fille Ruqayya, son cousin Ja'far, ainsi que Zubayr, Abu 'Ubayda et Abd al-Rahmân b. 'Awf de se réfugier en Abyssinie, terre chrétienne où "on adore Dieu" et "où les princes sont justes, humains". Les quatre-vingts premiers musulmans qui y vécurent eurent à se louer de la générosité et de la solidarité monothéiste dont ils bénéficièrent dans cette terre africaine. Les pressions diplomatiques des Quraychites ne réussirent jamais à mettre à l'épreuve cette générosité.
Pour les premiers musulmans, les chrétiens, et plus particulièrement les chrétiens d'Afrique et des régions arabophones de Syrie et du Sinaï offraient un modèle de spiritualité et de pureté morale qui n'était jamais perdu de vue.
Avant l'arrivée des Najrâniens à Médine, le Prophète eut à recevoir à La Mecque une délégation de chrétiens d'Abyssinie qui éblouirent les Arabes par leur comportement pacifiste et humain. La tradition rapportée par Ibn Hishâm raconte cet événement en ces termes:
"Une vingtaine d'hommes environ, des chrétiens, vinrent d'Abyssinie, pour rendre visite au messager de Dieu, à La Mecque, par suite des informations qu'ils reçurent à son sujet. Ils le trouvèrent au temple.
Ils prirent place près de lui, lui parlèrent et l'interrogèrent, alors que certains hommes parmi les Quraychites se trouvaient dans leurs lieux de réunion, autour du temple de la Ka'ba. Quand ils finirent de poser les questions qu'ils voulaient au messager de Dieu, ce dernier leur offrit de suivre la voie de Dieu et récita le Coran à leur intention. Pendant qu'ils écoutaient la révélation, les larmes débordaient de leurs yeux. Ils répondirent à l'appel de Dieu et crurent en la mission du Prophète, tout en reconnaissant en lui les qualités du messager dont parlent leurs écritures.
Au moment où ces Abyssins quittèrent le Prophète, Abu Jahl Ibn Hishâm, avec un groupe de Quraychites, leur barrèrent le passage et les provoquèrent en ces termes: "Que l'échec soit le lot de la délégation que vous êtes ! Les hommes de votre religion vous ont envoyés en émissaires pour les informer au sujet de cet homme, et à peine votre entrevue avec lui a commencé que vous avez abandonné votre religion et avez cru en ce qu'il dit. Jamais nous n'avons vu délégation aussi sotte que la vôtre." Ce à quoi les Abyssins répondirent : "Que la paix soit sur vous. Nous ne répondrons pas à vos violences. Nous prenons à notre compte nos convictions et vous avez les vôtres. Nous ne voulons pas priver nos âmes des bienfaits (de la révélation)."
En comparaison à la délégation des chrétiens arabes de Najrân, qui usait quelque peu de prestige et d'apparat, ces chrétiens africains sont, comme le signale la tradition, des hommes pleins d'humilité et répondent plus authentiquement aux qualités de la rahbaniya, cette abnégation monacale que vantent le Coran et la tradition musulmane, comme l'un des traits les plus nobles de la spiritualité chrétienne.
On sait, par ailleurs, que ceux des compagnons du Prophète qui ont vécu dans un climat chrétien avant de se convertir à l'islam, comme Salmân et Taniîm al-Dâri, ont gardé une part de leur sensibilité originelle, de même qu'ils ont transmis quelques thèmes de littérature religieuse populaire à la nouvelle religion. Tous ces faits historiques se rapportant au premier islam viennent confirmer, en plus des principes théologiques issus de la révélation, que le christianisme jouissait du statut de la religion "la plus proche de la foi musulmane".
Si nous perdons de vue ces vérités, nous risquons de nous égarer dans diverses interprétations d'événements que l'islam considère comme des tentatives de rapprochement monothéiste, pour n'y voir que des aspects d'opposition et de défi, mettant aux prises deux religions de même souche.
Ainsi, la Mubâhala, réduite aux rapports des textes originels et purifiée des aspects de polémique tardive qui s'y est greffée, tant du côté musulman que du côté chrétien, devra à notre avis être revue et réinterprétée dans un esprit de concordat monothéiste que dicte l'authenticité historique et religieuse.
CONCLUSION
En nous limitant aux problèmes actuels de l'islam, nous dirons que ce n'est pas une tâche aisée, pour le musulman moyen de notre époque, de se dégager du poids d'un lourd héritage sociopolitique fait de préjugés et de complexes, pour retrouver cet humanisme religieux originel qui avait pour ambition de rechercher "la parole commune" du monothéisme et des voies spirituelles qui y mènent.
Cependant, un islam sociologique analogue au nôtre et ayant subi les complexes de l'affrontement politique islamo-chrétien a pu voir à plus d'une occasion ces grands élans d'ouverture, de dialogue et d'universalisation de ses concepts. Il a souvent eu à donner aux penseurs chrétiens ou juifs l'occasion de retrouver en lui leurs propres thèmes et leurs propres préoccupations. Souvent aussi ces tentatives intellectuelles inter-monothéistes transcendaient les événements politiques et militaires les plus dramatiques pour offrir comme des oasis de paix et de générosité au milieu des ténèbres de discorde et de violence.
Mais il y avait, par ailleurs, des hommes de religion qui ne pouvaient éviter de prendre les aimes de l'idéologie du moment pour en adapter les principales préoccupations de protection et de combat à leur pensée religieuse. Ce sont évidemment ces idéologies couvertes du manteau de la théologie et modelant les très superficielles croyances de l'homme moyen qui continuent, presque comme aux temps antiques, d'imposer des étiquettes aux "religions étrangères".
Par cet aspect sociopolitique cédant à l'occasionnel, nos religions ont été beaucoup plus inspiratrices de conservatisme et de réaction que de générosité et de libération humaine. On ne peut pas dire qu'elles ont contribué plus que les humanismes areligieux à la libération des hommes et des peuples des grands fléaux que furent l'esclavage, le colonialisme, le racisme et leurs dérivés.
Le problème de notre conservatisme religieux est qu'il balance entre les exigences de l'idéologie activiste et réactionnaire qui se sert le plus de la religion, et la spiritualité absolument apolitique où les souffrances humaines sont partagées seulement en pensée.
C'est pour cela que la tradition qui est en principe un modèle de spiritualité vécue et une source d'inspiration morale se dégrade en conservatisme domestiqué par la politique occasionnelle et se voit défigurée par les ajouts polémiques à l'adresse des religions étrangères. Il en a été ainsi de la Mubâhala qui, sentie au départ comme une voie de recherche de la "parole commune", s'est transformée aux yeux des générations de discorde en défi islamochrétien.
Fin


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