Un territoire est fait d’un lieu qui l’organise, le pérennise et le soustrait de l’anonymat et devient (re)connu par tous et pour tous. C’est le lieu qui est un espace élu comme exemplaire, parce que considéré comme plein.
Ici «ont eu lieu» des évènements qui se sont cristallisés dans un espace pour en faire un lieu, lequel lieu, à son tour, devient emblématique pour l’espace environnant et fixe le territoire.
Territoire concret, le territoire du sens
Les territoires hagiographiques que dessinent les biographies des saints soulignent les signes d’une implantation éphémère ou, pour certains lignages, définitive dès le XIXe siècle. Ils livrent deux formes différentes de construction du territoire. Des territoires imaginaires tout d’abord qui, en s’étirant jusqu’à la lointaine Séguia El-Hamra à l’ouest et au Hijaz et La Mecque à l’est, insèrent le groupe dans la communauté des croyants, la Umma. Puis à travers la spatialisation de la vie des saints, la géographie du groupe se met en place.
Ce sont les saints qui ponctuent le territoire. Sid Shaykh a déclaré un jour que «les gens balisent la route du hajj par des pierres, moi je balise la route de la transhumance par les cadavres de mes enfants». Il faut entendre par là que ce sont les signaux et les poteaux indicateurs d’une présence. La frontière n’est plus une ligne, mais un signe qui rayonne. Les endroits où ils ont vécu et ceux où ils sont morts deviennent des sanctuaires, des lieux (maqâms). Souvent seul leur esprit suffit à ériger l’endroit en lieu. La présence, par exemple, du sanctuaire de Sid Al-Qâdar-l-Jilâni, le saint patron de Baghdad, signe l’appartenance de l’espace. Les zawiyas qui se retrouvent aux quatre coins du Maghreb signalent aussi une présence, celle de leurs fondateurs.
Les ermitages balisent le territoire
Le saint sillonnait les régions, où on lui connaît plusieurs khalwat, des lieux isolés et éparpillés qui lui servaient de retraites pour la méditation et la prière. Le saint est présent dans le ksar, à la limite de l’oasis et dans la région. Ces lieux de retraite du saint sont repérés et repérables. Ils balisent un espace. Au-delà de simples signes d’occupation d’un espace, ils sont les indicateurs de l’emprise spatiale du sacré.
A titre d’exemple, l’extension territoriale des Ûlad Sidi Shaykh n’a été atteinte que progressivement, au fur et à mesure que les Ûlad Sidi Shaykh croissaient démographiquement et formaient des initiés de la voie shaykhya. Ce territoire fixa ses limites dans des conditions particulières marquées par des moyens des balises encodés: ce sont les ermitages du maître de sens. Les sites encodés ont été par la suite vivifiés par la descendance du maître.
Les ermitages de Sidi Shaykh
«J’ai adoré Dieu en cent ermitages et dix. Ermitages en plus, mais je n’ai abouti qu’après avoir ouvert ma table» (1).
Le territoire nominal et réel de Ûlad Sid Shaykh est balisé de sites identifiés et marqués par des tas de pierres et appelés tous «Khalwa Sid Shaykh», au nombre de cent: la territorialisation par le balisage des ermitages, centrée autour de Labiod Sidi Cheikh.
L’emplacement stratégique des ermitages ne correspond pour le moment qu’à une mise en rapport d’un signe qui est l’ermitage, à un référent qui est l’espace eau-pâturages; une mise en rapport qui est mécanique et non de signification. Comme nous le savons, mis à part l’ermitage d’El’Utted sur Wad En-Namus, qui est surencodé, tous les sites sur les wads et autour de Labiodh Sidi Cheikh sont muets. Cependant, ce silence des ermitages qui ne suscitent pas de récits et que les récits ne signifient pas, est travaillé par une autre forme de langage: ils sont, en quelque sorte, chacun un accourci de toutes les séquences et de la symbolique du Maître. Chaque khalwa est l’objet de petits pèlerinages individuels ou de groupes de nomades migrants d’est en ouest ou de transhumants du nord vers le sud. C’est le pèlerinage qui tient lieu de langage et d’encodage du site. D’un autre côté, la territorialisation n’est pas, comme on peut le croire, intentionnelle.
Les ermitages, après la disparition de Sidi Shaykh, sont des balises d’investissement du sens, chaque année, à la saison des migrations et des transhumances, revisitées, réinvesties, revivifiées par les pèlerinages.
Trace et territoire
La trace est le résidu que la performance a inscrit à la surface du sol et qui marque le lieu comme espace pratiqué par le récit. Or, la trace est toujours symbolique: c’est un aménagement de la spatialité. La trace est, comme toute trace, coextensive au signe/symbole que porte le site ou le lieu. Sa configuration particulière s’offre à être décodée, déchiffrée par la seule articulation du récit à l’espace qu’elle configure, qu’elle circonscrit.
Le symbole tient lieu de symboliser: en lui est contenue non seulement toute la parole dans sa densité sémantique, mais aussi la charge émotive des non-dits rituels. L’espace est alors métonymie, c’est-à-dire lisible non comme système de signes qui donne sens et parle en lieu et place de l’absent, mais comme partie du tout qui contient le tout.
Zawiya et territoire
La zawiya va jouer un rôle important dans la protection des caravanes commerciales qui traversaient son territoire. Un agent «raqqâs» était envoyé par le shaykh comme accompagnateur avec une sorte de sauf-conduit. «Le shaykh lui écrivait un mot qu’il portait sur lui. Quand il arrive dans une tribu, il lui montre le pli du shaykh (que la grâce divine soit sur lui), qu’elle accepte. Elle l’oriente alors vers le lieu de la sécurité et de la confiance.
Sîd Shaykh fut le premier maître à sortir des oasis pour habiter la steppe et à devenir bédouin en fondant une zawiya nomade. Sa zawiya avait pour but la cause de Dieu, l’accueil et la formation des étudiants, des pauvres, des foqqara et des soufis. Cette pratique consacrera un large territoire qui va demeurer longtemps entre les mains de la zawiya.
Récits et territoire
L’identification des territoires s’appuie sur des récits, et le passé des lignages constitue la référence principale dans la lecture par les ksouriens de l’espace local. Il ne s’agit pas à proprement parler de lecture, comme pour une carte sur laquelle seraient portés les principaux éléments constitutifs, mais plutôt d’évocation. Au sujet de ce lien étroit entre territoire et récit, A. Dupront écrit: «Pour que le lieu prenne vie, le récit est indispensable. Que celui-ci soit histoire établie ou non, il n’importe. Légende, affabulation ou mémoire contée, le discours demeure indispensable pour donner au lieu un semblant ou une réalité d’âme. Recueilli en lambeaux ou au contraire dévotieusement embelli, le récit sur le lieu dispose d’un champ immense entre la réalité et le merveilleux» (2).
Au ksour, ce qui différencie le plus souvent les récits en lambeaux ou embellis est la présence ou l’absence d’un signe qui marque et distingue le lieu de sa blancheur et de son dôme: le mausolée du saint. Que la qubba soit édifiée à l’intérieur du ksar, près du quartier des descendants ou à la sortie du ksar, qu’on la trouve à l’intérieur de la palmeraie ou à proximité d’un ancien cimetière dans un lieu inhabité, chaque fois les descendants du saint, relayés par les ksouriens, ne se lassent pas de dire la geste du wali qui y est enterré.
Ce signe marquant l’espace introduit une véritable distinction, dans le rapport au passé, entre les lieux qui en sont pourvus et ceux qui en sont vides, et il arrive que le passé lointain d’un lieu, d’une forteresse par exemple, soit évacué et renvoyé au néant par la simple présence d’une qubba qui marque le lieu et le rattache au temps du saint.
On aboutit ainsi à une sorte de projection du temps dans l’espace qui s’articule autour de la présence du signe religieux (qubba, zawiya, mosquée, parfois un simple mur chaulé) qui renvoie à la dernière strate du passé et indique l’empreinte du mouvement maraboutique du XVIe siècle. Le fait que les ancêtres soient des marqueurs de l’espace, et que la filiation condensée dans la généalogie se constitue par ramifications des lignages dans l’environnement, sert évidemment les intérêts des groupes les plus puissants qui dominent les autres par leur capital symbolique et l’étendue de leur patrimoine. Bien entendu, les lignages religieux tireront directement profit de ce modèle en ayant tendance à s’accaparer ou contrôler des lieux qui ont été marqués par les pérégrinations de l’ancêtre. Et ceci vaut autant pour les descendants de saints locaux que pour ceux qui se rattachent à des personnages extérieurs aux ksour.
Nous avons ainsi entendu récemment un descendant des Ûlad Sid Hadj, B. Amer, affirmer son droit à hériter de parts de terres agricoles dans la localité de Hassasna (près de Saïda), terre de ses aïeux.
La tradition orale montre que les saints avaient tendance à s’approprier des lieux déjà occupés pour s’y installer en construisant, avec l’aide de leurs protégés, des forteresses mais aussi des mosquées et des zawiyat qui constitueront les noyaux d’une évolution vers la forme du ksar en raison de la relative sécurité dont jouissent les lignages religieux.
On remarque également que les saints inciteront les groupes qui se mettent sous leur protection à créer d’autres lieux d’exploitation des terres, ce qui s’accompagne de l’apparition ou mieux de la transformation d’anciens sites en ksour, avec regroupements de lignages provenant de plusieurs lieux. L’exemple de ce type de processus nous est fourni par les ksour des Ûlad Sid Shaykh (Sidi Cheikh, foyer nodal, Brézina et Sidi Hadj Eddine).
De ce fait, il n’est pas exagéré de penser que le mouvement religieux du XVIe siècle s’accompagne aussi d’une colonisation de nouveaux lieux. Lorsqu’il ne s’installe pas auprès de lignages berbères, le lignage religieux crée son propre ksar/zawiya. Dans un cas au moins, la tradition orale affirme que le saint Sidi Hadj Bahûs (fils du patriarche Sid Shaykh) réorganise la relation entre habitat et jardins à Brézina en demandant aux lignages éparpillés dans les jardins de venir occuper le lieu sur lequel il projette l’édification du ksar de Brézina. A Mécheria, le saint Sid Hafidh rachète des terres aux nomades de Ûlad Mûman et de Ûlad Isa pour constituer des espaces consacrés au trois fils de son maître Sid Ali Khliffa, persécutés par les Rzayguat à Stiten. Tout ceci montre que si le rôle des saints consistait à propager un modèle religieux, ils se sont aussi investis dans la transformation du rapport à la terre et dans l’évolution de l’habitat.
Le saint et le territoire
L’espace Sahara s’ouvre à des communautés qui s’y fixent en en foulant le sol, en y enterrant leurs ancêtres, en l’enserrant dans un réseau de territoire dont le sacré est l’acteur principal. Le foyer nodal des Bûbakriya, tel qu’Arbaouat, n’est pas surchargé comme Labiodh Sidi Cheikh, de tombeaux et de cimetières, mais il demeure cependant, avant Figuig, un lieu hautement apprécié pour la densité et l’intensité du sacré qui émane essentiellement des récits qui forment la trame spatiale de l’établissement.
Récit 1: Sid ‘Isa B. M’amar détourne les crues de Wad El- Gûlayta :
«Les crues de Wad El-Gûlayta ravageaient plusieurs fois l’an les jardins et les champs des deux Arba. Les récoltes et les plantations étaient ainsi régulièrement détruites par le débordement des eaux. Les gens d’Arbaouat s’en plaignirent à Sid Isa B. M’amar. Ce dernier prit une pierre et la jeta au milieu de Wad El-Gûlayta. En peu de temps, du sable et de la terre s’accumulèrent derrière le caillou, le recouvrirent. Le sable amené par le vent continua de s’accumuler sur l’obstacle ainsi formé jusqu’à constituer une colline qui a fermé le lit et obligé les eaux à passer loin des jardins. Depuis ce temps-là, les crues n’ont plus détruit les champs d’Arbaouat, les gens des deux ksour enterrèrent Sid Isa au sommet de la colline et se rendent en pèlerinage tous les jours à son tombeau» (3).
La colline aménagée en cimetière porte le tombeau de Sid Issa et barre le passage aux eaux qui ravinent et détruisent tout ce qui est debout; elles emportent ce qui se dresse, ce qui émerge, ce qui monte vers le ciel et ce qui s’éloigne de la terre. C’est une force de l’horizontalité, c’est-à-dire de la mort.
Mograr Et-Tahtani, jumelé avec le petit ksar de Sid Brahim, est plus proche de Wad En-Namus et constitue une étape cardinale des nomades en transhumance d’hiver. Mograr Et-Tahtani reste dans l’histoire des insurrections du XIXe siècle un foyer où s’est formée et d’où est partie la dernière grande insurrection nomade en Algérie, dirigée par Sid Bu ‘Mama. Le ksar n’est pas autant encodé que Labiodh Sidi Cheikh. Mais une zawiya vouée à Sidi Shaykh y existe jusqu’à nos jours. Trois mausolées y sont érigés: le plus important est celui de Sid Shaykh B. Bûsmaha B. Sid Taj, arrière petit-fils de Sid Shaykh, par Sid Taj. Le second est un maqam dédié à Sid ‘Abd El-Qader El-Jilani, comme il en existe des centaines dans toute l’Afrique du Nord, voués au maître de Baghdad. Le troisième enfin est le mausolée de Sid Brahim B. Sid Taj, petit-fils de Sid Shaykh, par Sid Taj. Le mausolée est construit sur son ermitage. Sid Brahim dispose d’un autre mausolée au petit ksar voisin qui porte son nom.
(1)M. A. Djeradi Chargé De Cours, Centre Universitaire De Bechar, Algérie département D’architecture. Email:Djradimusameur@Yahoo.Fr
Notes:
1- Hadja Zerga, grand-mère de l’auteur, Oran, 03/2006
2- Dupront A.: «Au commencement, un mot, un lieu. Etude sémantique et destin du concept». Autrement n°115, 1990
3- Ben-Naoum A., «Ûled Sidi Sheykh, essai sur les représentations hagiographiques de l’espace au sud-ouest de l’Algérie». Thèse de doctorat d’Etat en lettres et sciences humaines, mars 1993.
Posté Le : 04/03/2007
Posté par : ressam
Ecrit par : par M. A. Djeradi (1)
Source : www.lequotidien-oran.com