La bureaucratie
grandit pour satisfaire les besoins grandissants de la bureaucratie
grandissante. Lao Tseu (Tao Te King)
Indépendamment
des systèmes politiques, des types de gouvernements ou des partis au pouvoir,
il existe deux sortes de sociétés. Dans la première, le citoyen est
fondamentalement innocent et c'est à l'État de prouver, le cas échéant, sa
culpabilité. Dans la seconde, le citoyen est naturellement coupable et c'est à
lui qu'incombe la preuve de son innocence.
Dans la première, représentative de certains
pays occidentaux avancés dans le domaine social, les relations entre l'État et
le citoyen sont basées sur l'honnêteté et la parole du contribuable a une
réelle valeur. Les interactions se font par le biais du courrier, du téléphone
ou de l'Internet, la bureaucratie est réduite à sa plus simple expression, et
les déplacements dans les bureaux administratifs sont très rares.
Dans la seconde, dont notre pays est un
exemple académique, le citoyen plie sous le poids d'une bureaucratie écrasante.
Il passe sa vie à ramasser des documents et à les présenter à l'Administration
pour prouver que lui est bien lui, qu'il habite bien chez lui, que la femme qui
vit chez lui est bien son épouse, que les enfants qui partagent le toit
familial sont ses propres rejetons, qu'il est né à telle date et qu'il n'a
jamais succombé à la tentation de la changer, que la personne chez qui il
travaille est bien son patron, qu'il n'a jamais commis de délit (même s'il a eu
l'intention d'en faire à chaque fois qu'il devait constituer un dossier), etc.
Pour n'importe quelle raison, on le somme de fournir une quantité
impressionnante de documents qui n'ont, souvent, aucune relation avec le sujet
de la demande et dont les dates de péremption sont complètement arbitraires. Il
arrive même qu'avant la fin de la constitution complète du dossier, certains
documents perdent étrangement leur validité et tout doit être recommencé. Le
mythe de Sisyphe dans sa plus grande splendeur!
Il est aussi d'usage de demander souvent deux
documents dont l'un a servi à la constitution de l'autre. Notons, par exemple,
la fameuse «copie légalisée de la CNI» (Carte Nationale d'Identité) et un
extrait de naissance qui a servi à l'établissement de ladite CNI, comme si on
pouvait changer de «naissance» à chaque fois qu'on constitue un dossier. Même
Kafka passerait pour un plaisantin s'il avait vécu dans notre pays.
À propos de
«naissance», je dois avouer que lorsque j'ai entendu parler la première fois du
S12, j'ai immédiatement pensé à une marque de voiture. Excusez ma naïveté, mais
S12 sonne comme R12, une auto qui faisait fureur dans ma jeunesse.
Mais non, me dit-on, le S12 est un extrait de
naissance de nouvelle génération, l'invention bureaucratique du siècle, qui est
signée par M. le Maire lui-même, en chair et en os. Imprimé sur un papier
spécial à l'aide d'un matériel sophistiqué, il paraît qu'il contient deux
numéros de série. Ah! Science et technologie, quand vous nous tenez! Un vrai
bonheur!
La mise en place de ce fameux S12 a généré de
l'absentéisme, des cohues, des bousculades, des files d'attente, du stress et
de la mauvaise humeur à des milliers de nos concitoyens. Censé lutter contre la
fraude, il a créé de la corruption supplémentaire, comme si celle qui existait
avant n'était pas suffisante. Il est de notoriété publique que ce document se
vend à prix d'or par l'intermédiaire de canaux spécialisés et s'obtient sans
avoir à se présenter à la mairie. Le seul «mérite» à mettre à l'actif de cette
créature bureaucratique est probablement…la création d'emploi dans le domaine
des services. En effet, des personnes font la file devant la mairie très tôt le
matin et vendent leurs places à ceux qui ont réellement besoin de ce S12.
Et dire qu'au Canada, vous devez payer un
supplément, pour certains services, si vous vous présentez aux bureaux au lieu
d'utiliser la poste ou Internet!
À propos d'extrait de naissance, j'aimerais
démontrer l'ineptie de notre bureaucratie par un exemple personnel. Habitant au
Canada depuis longtemps, j'ai en ma possession les extraits de naissance de
toute ma famille qui m'ont été délivrés par l'administration algérienne il y a
plus de vingt ans. Ainsi, depuis plus de deux décennies, j'utilise ces
documents qui sont acceptés par l'administration canadienne alors qu'ils ne
sont plus valables dans mon propre pays, celui-là même qui les a émis! À chaque
(rare) fois que ce document m'est demandé, je le présente aux services
concernés qui le photocopient et me le remettent par la suite. Ainsi pour vivre
au Canada, je n'ai besoin ni d'un S12 ni d'une quelconque invention
bureaucratique sortie de la pensée magique de nos ronds-de-cuir, mais d'un
simple et vieux extrait de naissance dont j'ignore l'acronyme.
Ces bureaucrates
pensent, qu'en multipliant la paperasse, ils dressent des murs contre la
fraude, les passe-droits, la corruption et l'usage de faux. Et c'est exactement
le contraire qui se passe. L'expérience montre que c'est dans les pays «où les
citoyens sont fondamentalement innocents» et où la bureaucratie est simplifiée
que ces maux sont les moins présents. Par contre, lorsque les relations entre
l'État et le citoyen se complexifient par l'exigence d'un nombre incalculable
de papiers insignifiants, les opportunités de délit sont multipliées et ces
maux n'en deviennent que plus fréquents et plus virulents.
En fait, ce n'est pas en augmentant le nombre
de documents administratifs qu'on s'affranchit de cette gabegie ambiante, mais
en éduquant celle ou celui qui est derrière le comptoir et qui les émet.
D'ailleurs, même le comportement de ceux qui sont censés être à votre service
dans les bureaux étatiques laisse à désirer. Pas le moindre sourire et, la
suspicion au coin de l'Å“il, ils vous font ressentir que vous dépendez d'eux
alors que cela devrait être l'inverse. Ils ne travaillent pas pour vous, non.
Au contraire, lorsqu'ils vous remettent un document, ils pensent sérieusement
qu'ils vous ont fait une faveur et que vous leur devez des mots gentils et des
courbettes. Et vous devez vous y conformer de peur que la prochaine fois, vous
n'aurez rien. Même lorsque vous allez retirer votre propre argent, vous avez
l'impression qu'ils vous donnent l'aumône.
Cette culpabilité institutionnalisée du
citoyen est l'indéniable ferment d'un sentiment de «hogra» et d'oppression
étatique qui ajoute sa part de grisaille à la désolation ambiante. Elle oppose
et dresse, l'un contre l'autre, le citoyen et son État au lieu de les
concilier, de les rapprocher et de les unir. Elle érige d'insurmontables murs
entre l'État et le citoyen et renforce cette notion de «houkouma» et de
«beylek» associée à une entité hautaine et lointaine, voire ennemie, ne faisant
pas partie des biens collectifs de la société.
Nul doute que la France nous a légué une
bureaucratie complexe et archaïque. Mais nous avons réussi à la rendre encore
plus étouffante car notre conception du «citoyen coupable» sclérose notre
pensée et nos bureaucrates s'évertuent à nous compliquer la vie au lieu de la
rendre plus agréable.
À chaque fois que
je foule mon sol natal, je suis confronté à la même situation ubuesque: être
capable de gérer par Internet mes affaires canadiennes, à des milliers de
kilomètres de distance et avoir autant de difficultés à me faire délivrer le
plus banal des documents administratifs dans mon propre pays.
Mesdames et messieurs nos ronds-de-cuir,
réveillez-vous. Cela fait déjà quelques années que le 3e millénaire est entamé!
*Montréal
(Canada)
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Posté Le : 03/02/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Ahmed Bensaada*
Source : www.lequotidien-oran.com