Algérie

«Le rôle du service public est d'apporter la culture au plus grand nombre»



«Le rôle du service public est d'apporter la culture au plus grand nombre»
Depuis deux ans, Yves Bigot est à la tête de TV5 Monde. Avant cela, il a occupé plusieurs postes-clés dans diverses radios et chaînes de télévision françaises, dont celui de directeur des programmes de France 2, de RTL et d'Endemol-France. En déplacement à Alger à l'occasion du SILA, il a rendu aimablement visite à El Watan, et nous avons profité de son passage pour nous entretenir avec lui sur sa perception de la télévision à la lumière de son immense expérience.-Pourriez-vous nous dire quelques mots sur le sens de votre visite à Alger ' Peut-on avoir des éléments de votre agenda 'L'occasion de notre présence à Alger, c'est le Salon international du livre. Par ailleurs, il y a le Congrès international féminin qui se tenait à Oran et Mostaganem, puisqu'on avait aussi une équipe là-bas. J'ai accompagné notamment l'émission «Maghreb Orient Express» présentée par Mohamed Kaci. L'émission était consacrée principalement au Salon. C'était donc une bonne occasion pour moi de venir à Alger.-Il y a eu effectivement cet événement qu'est le SILA, qui est au c?ur de cette émission spéciale de «Maghreb Orient Express». Avez-vous participé à l'élaboration de cette émission 'Je laisse la plus grande liberté aux équipes qui gèrent cette émission. Je leur donne juste un cadre. J'ai vu l'équipe cet été, ça devait être au mois d'août, au retour des vacances, et je leur ai dit écoutez, prenez conscience du fait que le conflit à Ghaza notamment, en plus de la guerre en Syrie et en Irak, ont fait que le climat a changé par rapport à l'hiver dernier. Maghreb Orient Express est une émission née dès la «révolution» ou «évolution» arabe, en 2011, et qui voulait les traiter à travers le prisme de la culture.Moi je suis convaincu depuis toujours que c'est à travers la culture, et en parlant aux artistes et aux créateurs, qu'on sent, bien avant que les politiques ne s'en aperçoivent, les changements de la société, les aspirations des peuples, la sensibilité de l'air du temps. Je suis persuadé que c'est là qu'on va rattraper les choses qui, parfois, se matérialisent ensuite d'une manière politique. La seule chose que je leur ai dite donc, c'était faites attention, le contexte de la rentrée ne va pas être exactement le même que celui de la saison, voire des saisons précédentes, parce qu'il y a une ambiance qui a changé. Elle a changé par rapport à la perception qu'on en a, nous, dans les pays dits du Nord. Et très certainement, dans le monde maghrébin, au Proche-Orient, dans le Monde arabe aussi, la sensibilité a nécessairement changé. Mon intervention n'est pas allée plus loin que cela.-On sait que vous êtes passionné de musique. Vous êtes-vous un peu intéressé à cet aspect-là aussi, la nouvelle scène, les nouvelles expressions musicales en Algérie 'Bien sûr ! La scène musicale de chez vous, je la connais à Paris. Je l'ai connue il y a longtemps. Je suis super copain avec Rachid Taha, je connais bien Khaled, je connais très bien cheb Mami qui possède un hôtel juste à côté de chez moi, à Paris. Et c'est moi qui ai signé Faudel quand j'étais le patron de Mercury. Donc je connais bien ces clients-là. Vous savez, partout où je vais, j'arrive à créer des relations avec des gens très très différents juste parce que je connais les artistes de chez eux. C'est dire que la culture jette les ponts entre des gens qui sont formidablement différents. Et nous, nous sommes un diffuseur culturel avant toute chose.-Justement, quelle est l'identité de TV5 Monde ' Au vu de son statut, de son mode de financement, certains la rapprochent de France 24. Vous qui êtes à la tête de cette chaîne depuis deux ans, quel style souhaitez-vous lui imprimer 'Quand je suis arrivé, et précisément parce qu'il y avait cette confusion potentielle avec France24, toute ma réflexion et tout le travail qu'on a fait c'était pour répondre justement à la question : comment se définir ' Comment aller chercher notre ADN ' Et on a trouvé. En l'occurrence, moi, ça m'est apparu assez clairement : nous sommes un diffuseur culturel francophone multilatéral. Voilà. Nous sommes un diffuseur parce que nous avons plusieurs chaînes de télé et de sites Internet, donc, nous faisons de la diffusion. Culturel, c'est-à-dire que nous, contrairement à France24, on n'est pas une chaîne d'information. Nous faisons de l'info, mais nous diffusons des ?uvres, du cinéma, des séries télé, du spectacle vivant, des documentaires, des talk-shows, des magazines, etc.Francophone parce que tous les programmes que nous diffusons sont en français, issus de l'ensemble de l'univers francophone. Et multilatéral en ce sens que nous ne sommes pas que Français. Nous sommes financés par cinq Etats : la France, la Suisse, le Canada, l'Etat du Québec et la Fédération Wallonie-Bruxelles. Et, en même temps, nous sommes l'opérateur de l'Organisation internationale de la francophonie (OIF). Nous représentons à ce titre 77 Etats, dont l'Algérie ne fait pas partie. Mais en ce qui nous concerne, cela ne vous exclut en rien de notre périmètre. Vous êtes un pays francophone très important pour nous. Alors, certainement, nous ne sommes pas habilités à vous représenter officiellement et politiquement, mais nous espérons vous représenter parce que nous représentons vos artistes, vos journalistes, vos experts, vos responsables politiques? Nous vous donnons une voix qui vous permet d'être entendus dans le monde entier.-Combien de foyers touchez-vous 'Aujourd'hui, 257 millions de foyers sont raccordés dans le monde à l'une ou l'autre de nos 9 chaînes. 5,5 millions de foyers nous reçoivent en Algérie.-Comment faites-vous pour fidéliser votre public face à une concurrence de plus en plus forte ' Quelle est votre stratégie pour continuer à être regardés aussi massivement 'La principale, c'est d'avoir de bons programmes. Je ne connais pas d'autre stratégie. Il s'agit d'abord de redéfinir notre positionnement. On est un diffuseur culturel et on s'assume comme tel. Nous faisons de l'info de chaîne généraliste aussi, et de l'info en regards croisés. On fêtait lundi (26 octobre, ndlr) le premier anniversaire de «64' le Monde en français», notre grand journal de 18h. C'est le premier journal télévisé francophone au monde. Il est fabriqué par notre rédaction en conjugaison avec les rédactions de France2, France 3, Radio Canada, la RTBF belge et la RTS suisse, en plus de notre réseau de correspondants. Nous essayons de faire un produit unique. Nous avons lancé également, début septembre, «200 millions de critiques», un magazine culturel hebdomadaire présenté par Guillaume Durand. Voilà. Notre seule stratégie, c'est de dire nous sommes uniques au monde. Il n'existe aucune entreprise qui nous ressemble. Nous le revendiquons à la fois dans nos programmes et dans notre communication.-Prévoyez-vous dans le cadre de vos projets de développement, notamment avec le lancement, justement, de votre journal «64' dans le Monde en français», de créer éventuellement un bureau à Alger ou au Maghreb 'Nous avons un correspondant à Rabat, mais pas de correspondant permanent à Alger. Mais dès qu'il y a un événement important, nous envoyons Slimane (notre ami Slimane Zeghidour, ndlr). Nous n'avons pas les moyens économiques pour ouvrir des bureaux locaux. Mais dans un certain nombre de pays, nous avons des correspondants. On travaille aussi, très souvent, avec les correspondants de nos chaînes partenaires : France 2, RTBF, RTS et Radio Canada.-Vous avez capitalisé une très grande expérience dans les médias, notamment la télévision. Pour une chaîne comme TV5 qui, comme vous le dites, mise beaucoup sur la culture, comment voyez-vous le dosage entre l'information et le divertissement, entre le réel et la fantaisie ' Comment toucher le plus grand nombre sans rien céder sur la qualité 'On est un service public, et j'estime que le rôle du service public à la télévision est d'apporter la culture au plus grand nombre. La difficulté, c'est sur la définition de la culture pour être sûr de toucher le plus grand nombre. Ce que je déteste, c'est l'attitude qui consiste à dire si on fait de la culture, il faut que ça soit avec un C majuscule et que ça ne s'adresse qu'à une élite. Ça n'a aucun intérêt parce que cette élite, elle a déjà accès à la culture. Et la plupart du temps, elle ne regarde pas la télévision. Vous savez, ce sont des questions auxquelles on réfléchit depuis des années. Et parfois, les gens qui y réfléchissent le plus sont les plus inattendus: Patrick Sébastien, pour vous donner un exemple, Thierry Ardisson, Guillaume Durand, Michel Drucker, Antoine de Caunes? On se pose tous cette question. Je pense que la première réponse, c'est : il ne faut pas se parler entre nous. Il faut donc qu'on soit compris par les gens à qui on veut s'adresser. Notre rôle c'est d'intéresser les gens à qui on s'adresse, quel que soit le support.Pour les intéresser, il faut commencer par ne pas les mépriser en se disant ils ne vont rien comprendre ou leur parler de choses qui leur sont inaccessibles. D'ailleurs, c'est pour cela que les émissions de cinéma ne marchent jamais. Ce sont des gens qui se parlent entre eux. Donc l'entrée qu'on peut avoir pour parler, par exemple, de cinéma, va être de parler de comédiens parce que là, tous les téléspectateurs connaissent les comédiens, les grands réalisateurs. Ou alors on parle de grands genres de cinéma. On peut parler de western spaghetti, de comédie romantique, de la nouvelle vague? Il faut être capable de prendre le téléspectateur par la main et de ne jamais lui donner le sentiment qu'il va être exclu de ce dont on parle. Même avec Antoine de Caunes, ça a toujours été notre règle. Ce n'est pas parce que nous on sait par c?ur qui est J.-J. Cale ou qui est Metallica qu'on ne l'explique pas.Autre exemple : Thierry Ardisson. Quand on a fait «Tout le monde en parle» avant qu'il ne fasse «Salut les Terriens» sur Canal +, on s'est dit il faut faire en sorte que les gens aient accès à la culture de manière ludique. On n'est pas là pour leur faire un cours. Quand les gens regardent la télévision, ils rentrent généralement d'une journée de travail, ils sont fatigués, chacun a des problèmes. Quand on allume la télévision, on n'a pas envie de voir quelqu'un qui vous enjoigne de prendre des notes comme s'il allait y avoir une interro écrite à la fin de l'émission. Vous voyez ce que je veux dire ' On n'est pas là pour éduquer le peuple. Moi, je ne crois pas du tout à ça.En revanche, on est là pour lui proposer d'apprendre plein de trucs passionnants et qui vont l'enrichir. Et ça marche toujours si on prend cette entrée-là en disant on va vous parler de choses comme personne ne vous en a parlées. On a été très critiqués, les uns, les autres, pour avoir eu cette approche, par le monde intellectuel en disant mais Thierry Ardisson, il fait des blagues, il invite des prostituées? Mais vous savez quoi ' C'est exactement comme avec les enfants. On va intéresser le public si c'est en s'amusant, en se marrant, en pensant qu'on va passer un super bon moment. Mais, en même temps, on aura découvert un écrivain incroyable dont on n'a jamais entendu parler, peut-être Kamel Daoud, par exemple. On va découvrir un cinéaste, un musicien, et trouver que c'est génial. Pourquoi ' Parce qu'on a entendu cela entre un humoriste qui vous avez fait marrer et qu'à côté il y a une star de cinéma que vous adorez? Voilà, il faut savoir faire ce mélange.Donc, pour essayer de répondre à votre question qui est la question fondamentale de notre métier, je dirais : il faut donner envie aux gens de nous regarder. Et vous savez, chaque fois qu'on a fait cela, ça a marché. «Nulle part ailleurs», «Rapido», le succès de «Tout le monde en parle», c'est ça. C'est parce qu'on savait qu'à la fois on allait se marrer, on allait entendre des choses passionnantes, des débats de société, des débats politiques, voire des débats artistiques, et qu'on allait découvrir des personnages dont on n'avait jamais entendu parler. Je pense que c'est comme ça qu'il faut faire pour être moderne, et, surtout, pour apporter la culture au plus grand nombre. Si on n'apporte la culture qu'à ceux qui l'ont déjà, on ne remplit pas notre rôle de servi-ce public.




Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)