Algérie

Le revolver rouillé Publié le 03.11.2024 dans le Quotidien le soir d’Algérie



MOURAD BENACHENHOU

Par Mourad Benachenhou
L’expression «rente historique», qui qualifie la commémoration traditionnelle tant du 1er Novembre 1954, que de la lutte du peuple algérien pour son existence, est plus nocive qu’il n’y paraît de prime abord.

Le peuple algérien a le droit de se souvenir et de glorifier son histoire

Elle délégitime non seulement le droit de notre peuple à son histoire, et à la narrer comme il l’a vécue et comme il la vit, mais également, et par voie de conséquence, son droit à l’indépendance. C’est une qualification à la fois insultante et négationniste, dans le sens où elle disqualifie les sacrifices consentis par notre peuple pour regagner sa liberté et récupérer son droit à construire son avenir comme il l’entend, mais également jette le doute sur l’existence même de notre peuple. Malheureusement, il semblerait que cette qualification n’a pas été sans effets. La lutte de Libération nationale, qui a duré cent-trente-deux ans et s’est achevée par la victoire arrachée de force contre la cinquième puissance mondiale, membre de la plus forte alliance militaire de l’histoire, est de plus en plus absente dans nos médias comme dans nos écrits et nos créations cinématographiques, alors qu’elle est une source inépuisable de hauts faits dignes d’être reconnus et revivifiés pour consolider l’unité nationale et rappeler d’où est parti notre peuple et les progrès immenses qu’il a accomplis depuis soixante-dix années d’indépendance.
L’acerbe critique du présent a pour source l’ignorance de la grande détresse morale et sociale qu’a connue ce peuple sous le joug d’un système colonial oppresseur et sans pitié. Tout ce qui peut contribuer à maintenir la mémoire des épreuves du passé doit être encouragé, car il ne s’agit jamais d’exploiter ce passé, mais de rappeler constamment que le peuple est maintenant maître de son destin, mais qu’il n’a pu en reprendre le contrôle que parce que les générations précédentes ont accepté le sacrifice suprême pour qu’il jouisse de ce présent, aussi imparfait qu’il soit, mais, néanmoins, autrement meilleur que celui qu’ont vécu les Algériennes et les Algériens pendant la période coloniale. Il ne s’agit pas de l’entretien d’une «rente mémorielle», mais d’une obligation mémorielle indispensable à l’unité nationale et symbole de la reprise par notre peuple de la maîtrise de son histoire.

Le pari d’obtenir l’indépendance par la lutte armée : un pari fou face à un ennemi «invincible»

Ce qui va être rapporté dans cette courte contribution paraît anecdotique en comparaison avec les évènements et les femmes et hommes qui ont joué un rôle dans cette lutte épique qui a mis fin au joug colonial.
Mais cette anecdote donne un indice plein de sens de la déchéance dans laquelle le peuple algérien était tombé, et de son impuissance face à un ennemi bien armé et d’apparence invincible.
Comment ce peuple a-t-il pu partir de si bas et réussir, malgré tout, à mettre fin à une occupation de près d’un demi-siècle, où l’envahisseur n’a reculé devant aucun moyen pour réduire à un amas de poussière notre peuple, au point de le faire douter de sa propre existence ?
Le pari sur l’indépendance de l’Algérie, en 1954, était aussi absurde que le pari lancé par un fou de se jeter d’un avion à trois mille mètres d’altitude, et de survivre. Tous les facteurs étaient alors en défaveur de notre peuple, que ce soit le niveau social et éducationnel, les capacités techniques, les soutiens politiques nationaux et internationaux, le volume des moyens financiers nécessaires pour assurer l’achat d’armement et l’approvisionnement des militantes et militants engagés dans la lutte, l’expérience du leadership ; bref, tout ce qui est indispensable pour assurer la réussite de ce projet fou de se débarrasser du joug imposé par une puissance coloniale de premier ordre, bien que croulant sous les problèmes créés par son entêtement à préserver son empire après sa sortie de la Seconde Guerre mondiale épuisée et au crédit entamé par sa défaite face à son ennemi traditionnel qu’était alors l’Allemagne.

Un revolver rouillé pour défier un pays membre de l’Otan ?

Cette anecdote, remontant à septembre 1954, met en scène l’auteur de cet article et un commerçant de Ouled Mimoun, ville située à une vingtaine de kilomètres à l’est de Tlemcen, et qui a vu la naissance de feu Kasdi Merbah.
Ce commerçant, du nom de Berbar Abdelghani, tenait, dans les années cinquante du siècle dernier, avec son frère, Abdelkader, une petite épicerie dans Ouled Mimoun, alors un village essentiellement colonial. Au passage, à mentionner qu’un de leurs frère, Mustapha, connu sous le nom d’artiste de «Mustapha Enwar», a fait carrière comme chanteur et atteint une certaine notoriété par une chanson chaâbi intitulée Salamat, Salamat Aala El Andalouss.
L’auteur était alors en vacances chez des amis de la famille habitant Ténès, et dont le père était cadi. Le tremblement de terre destructeur d’El Asnam, survenue le 8 septembre 1954, avait frappé aussi cette petite ville côtière, forçant l’auteur à interrompre ses vacances. Il reprend donc le train vers Tlemcen, à partir d’El Asnam, ville transformée en un vaste amas de ruines. Il décide de passer quelques jours dans la famille des Berbar, à laquelle il est apparenté, avant de continuer vers sa ville natale. Au bout de quelques jours, il décide de continuer vers Tlemcen. Abdelghani l’accompagne. Dans le train, au trajet court, les deux prennent place dans un compartiment où ils sont seuls. Passe un groupe de deux gendarmes qui demandent nos pièces d’identité.
A noter que les autorités coloniales, sentant une certaine tension dans la population musulmane après le tremblement de terre qui avait mis à nu la grande misère de la paysannerie algérienne dans la région, avaient intensifié les contrôles de police.
Lorsque les gendarmes quittèrent le compartiment, Abdelghani sortit de sa poche un revolver rouillé et me murmura : «la guerre de libération va commencer le 1er Novembre de cette année.»
L’auteur, interloqué par la gravité de l’information, qui paraissait quelque peu démesurée par rapport au caractère risible de l’arme censée être utilisée pour contribuer au déclenchement de cette guerre, ne put retenir son rire.
La détermination manifestée dans la discussion qui s’en suivit par Abdelghani, alors militant clandestin du Parti populaire algérien, de prendre part à cette lutte armée, apparaissait quelque peu disproportionnée avec le caractère inoffensif d’une arme à feu d’apparence inutilisable.
Et pourtant, l’avenir lui donna raison. Comme annoncé par Abdelghani, ce fut bien le 1er Novembre que fut lancée la lutte finale pour l’indépendance de l’Algérie. L’auteur n’a jamais pu savoir d’où cette information avait filtré, alors que la décision prise par le groupe des «21» de déclencher la lutte armée à cette date historique n’a été prise qu’au mois d’octobre 1954 et dans une réunion dans un quartier d’Alger.
En conclusion : Abdelghani Berbar est décédé depuis quelques années en gardant son secret. Son nom n’apparaît dans aucun récit historique, à l’exception de cette modeste contribution.
Mais son revolver rouillé reste le symbole d’un peuple désarmé dont la seule force était la détermination à secouer le joug colonial.
Et pourtant, l’immense et imposant défilé militaire du vendredi 1er Novembre 2024, qui étale au grand jour la puissance du pays et sa capacité à se défendre contre les agressions de tout type qui la menacent, doit beaucoup à ce revolver rouillé !
M. B.

MOURAD BENACHENHOU




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