Algérie

«Le rapport Stora ne s'adresse pas aux Algériens»



Historien, Ali Guenoun dissèque, dans cet entretien, le rapport Stora pour éclairer des zones d'ombre et dépasser les malentendus. Un point de vue à prendre en considération quand on voit la qualité de sa production scientifique: son ouvrage La question kabyle dans le nationalisme algérien: 1949-1962 a été, préfacé par Omar Carlier et post-facé par Mohamed Harbi.L'Expression: Que pensez-vous du rapport Stora et des orientations qu'il préconise'
Ali Guenoun: Nous connaissons le sérieux et l'objectivité des travaux d'histoire de Benjamin Stora. Mais son rapport n'est pas un travail d'histoire. C'est un document politique commandé par une institution politique, l'Elysée. Il répond à des besoins mémoriels dans un contexte politique donné. Il ne s'adresse pas aux Algériens, mais aux Français qui ont un contentieux à régler avec leur passé et leurs mémoires. Ces mémoires sont l'apanage de plusieurs groupes politiques qui tentent de les manipuler souvent à des fins électorales. Le débat sur le passé colonial de la France, comme d'ailleurs l'esclavage, est devenu davantage conservateur. Les réponses aux problèmes que posent les Français issus de l'immigration des anciennes colonies, la percée de l'extrême droite dans les sondages, entre autres, enveniment ce débat. En ce sens, le rapport de Stora marque une avancée importante en essayant de brasser toutes ces mémoires concurrentes. Mais la tâche paraît délicate. D'autres préconisations sont plus réalistes comme donner une place plus importante à l'histoire de la colonisation française en Algérie dans les programmes scolaires, des actions symboliques comme la reconnaissance de l'assassinat de l'avocat Ali Boumendjel par l'armée française, une implication dans le dossier des disparus ou la facilitation de l'accès aux archives de la guerre d'Algérie. Ces recommandations, certes insuffisantes, doivent être poursuivies d'effets et ne pas se contenter d'actions symboliques.
La «déclassification au carton» que mentionne le récent communiqué présidentiel ne change pas grand-chose et continuera à entraver les recherches, à en croire certains spécialistes. Qu'en pensez-vous'
Justement, cette «déclassification au carton» reste une action symbolique et ne règle pas le fond du problème. Pourquoi ne pas revenir, tout simplement, à la loi des archives de 2008 qui rend consultable les archives de plus de 50 ans'
Qu'en est-il des archives relatives aux essais nucléaires'
La question des essais nucléaires est plus que préoccupante puisque les conséquences sur les populations du Sud algérien, et peut-être au-delà, sont toujours d'actualité. Le silence complice de la France et de l'Algérie (ces essais commencés durant la colonisation ont été poursuivis jusqu'en 1966) durant de longues années sur ce dossier, complique l'accès à ces archives.
Pensez-vous qu'Alger et Paris peuvent avancer et dépassionner les débats, et aboutir à une réconciliation des mémoires'
Je ne sais pas si une «réconciliation» des mémoires est possible, aujourd'hui, entre des femmes et des hommes violés et leurs violeurs ou entre ceux qui ont subi la «gégène» et ceux qui activaient le courant électrique au bout du fil. Il est vrai que même si les jeunes Algériens, nés après l'indépendance, ont soif de la connaissance du passé, force est de constater qu'ils sont beaucoup plus préoccupés par leur avenir de plus en plus sombre, par la question démocratique dans l'exercice du pouvoir et militent pour plus de liberté confisquée, d'ailleurs, par certains acteurs de la guerre d'indépendance. La «réconciliation» des mémoires ne peut venir que d'un choix et de décisions politiques claires. La question se pose des deux côtés de la Méditerranée. Le vrai travail à mon sens reste celui de l'écriture de l'Histoire loin des injonctions politiques des «gardiens» de la mémoire qui travestissent et dévoient le travail scientifique au service de leurs luttes de pouvoir et de privilèges. Il faut faire confiance aux étudiants, aux chercheurs dans l'exercice de leur métier et les laisser donner libre cours à leurs passion et intelligence. Cela exige une volonté politique des décideurs de ne pas entraver le travail académique, assurer une formation solide aux étudiants et donner des moyens suffisants aux institutions de recherche.
On parle de plus en plus de la guerre d'Algérie, mais de moins en moins de la colonisation. N'est-ce pas une manière de biaiser le débat'
C'est effectivement une erreur de réduire l'histoire de la domination coloniale à la guerre d'Algérie. On a donné plus d'importance des deux côtés à cette guerre, certainement à cause de la rupture qu'elle a engendrée. Rupture, après défaite, avec la terre et les biens pour ceux qui ont profité de la colonisation et ceux qui les ont soutenus. Une défaite inacceptable pour l'armée française. Mais pour les Algériens c'est plutôt la fin d'un système injuste et discriminatoire qui s'est approprié illégalement le territoire algérien et l'aboutissement d'un combat libérateur après huit années d'une guerre des plus sauvages et des plus violentes.
Cela ne doit pas faire oublier toute la violence que les occupants ont fait subir aux Algériens durant plus d'un siècle. L'occupation du pays s'est faite par l'occupation des villes et des plus riches terres après avoir spolié leurs propriétaires algériens par la force ou par des lois des plus injustes. Des tribus entières ont été anéanties ou déstructurées. Ces populations sans terre étaient réduites à la
misère quand ce n'était pas la famine. Les maigres réalisations de la colonisation, comme les routes, le chemin de fer ou les écoles, ont été faites pour servir en premier lieu les occupants. Il faut rappeler que la résistance des Algériens à l'occupation n'a jamais cessé. Des révoltes armées populaires du XIXe siècle (Emir Abdelkader, Bouamama, Lalla Fadhma N'Soumeur, Cheikh Aheddad et Mokrani...) à la lutte politique des années 1920 à 1954 les Algériens ont toujours montré leur refus de la colonisation. Les chefs algériens qui ont pris le pouvoir après l'indépendance ont ignoré le Mouvement national. D'abord pour ne pas reconnaître en Messali son rôle de chef du mouvement qui a enfanté le FLN libérateur, puis pour ignorer la diversité politique, le multipartisme, qui prévalait dans le Mouvement national alors que le FLN était érigé en parti unique. Enfin, pour garder la légitimité historique née de la guerre pour des hommes qui n'ont pas un grand passé nationaliste à faire valoir.
Que faudrait-il faire, selon vous, pour dépassionner le débat et réconcilier les mémoires entre les deux peuples, algérien et français'
Pour dépassionner le débat il faut comprendre et connaître le passé, accepter tous ses aspects, reconnaître les préjudices que le système colonial a mis en place et assumer les multiples violences que ce système a fait subir aux colonisés. Il faut encourager la libération de la parole sur cette histoire et susciter un débat apaisé loin de toute instrumentalisation de l'Histoire.


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