Beaucoup de gens le font, gratuitement, juste pour leplaisir, celui immémorial de l'Algérien qui « double » l'administration, l'ordre,la loi peut-être, l'Autorité sûrement : vous signalez un radar embusqué, àcoups de phare en venant dans le sens inverse de votre route. Le bonhomme quivous avertit si gracieusement ne vous connaît pas, le fera sans contrepartie etn'attend de vous que la même chose la prochaine fois. D'où, la question de fond: pourquoi les Algériens ne sont pas solidaires pour nettoyer une caged'escalier, résister à un coup d'Etat, repousser des émeutiers, planter uneforêt toute neuve ou fabriquer un espace vert pour leurs enfants, et pourquoile sont-ils contre un radar qui traque les excès de vitesse ? Parce que leradar représente la police des routes, c'est-à-dire l'Administration, c'est-à-direl'Etat, c'est-à-dire l'éternel adversaire. Nous avons été solidaires, dans lapassivité, en courbant le dos contre la vague, en faisant le mort, autantcontre les Ottomans, les Français, les Romains et tous les autres peuples quisont venus chez nous, pour changer d'habitudes après l'Indépendance. Pour lapsychologie collective de l'Algérien d'aujourd'hui, avatars de tous lesAlgériens qui sont morts et qui sont venus mourir sur cette terre, le Colon atoujours été représenté par le Beylek, la route etl'impôt et l'amende. Le radar d'aujourd'hui a ce malheur d'incarner les quatre :il fait donc ressurgir le même réflexe de solidarité instinctif, la mêmesolidarité enthousiaste et presque épique, la même résistance. Les colons sonttous partis, chassés par les nôtres ou par la lassitude et l'histoire, il enreste, chez les Algériens, l'habitude de prendre les armes, de s'entraider avecdes coups de phares et de contourner l'autorité par les moyens de la violenceou du maquis cérébral. C'est dire qu'on ne guérit pas rapidement d'avoir été silonguement colonisé, et qu'il en reste toujours des moeurs et des habitudes quitournent à vide, puisque aujourd'hui, nous sommes pour la première fois, depuisdes millénaires, entre nous-mêmes, libérés mais réoccupés par les nôtres, décolonisésmais astreints à la même lutte absurde contre le vide et le semblable. D'oùcette culture de l'adversité comme seul rapport social, cette façon de ne sesentir utile et héroïque que dans la résistance à l'autorité, et ces manièresde se sentir légèrement guerrier et solidaire en saccageant le bien public, celuidu Beylec, en abandonnant au rats les cagesd'escalier et en soutenant le paradoxe de la société nucléaire, ne songeantqu'au pas de sa porte et à l'intérieur de ses appartements, tout en démontrantun sens incroyable de la résistance face aux radars des routes, au fisc, àl'uniforme et à l'Etat qui, éternellement, est perçu par l'Algérien commeexogène, étranger, venant d'ailleurs, de haut, du dehors. D'où cette mentalitédu virage, cette attitude biaisée fondamentale et ces habitudes de necomprendre les pouvoirs que comme rapports de force, de ne respecter legouvernant que s'il est en colère et tire par l'oreille ou use de la falaka. D'où cette conclusion que le colon nous est peut-être nécessaire, pour nous pousser à exhiber lemeilleur de nous-mêmes, nous condamnant à la neurasthénie en son absence et àl'héroïsme en sa présence. D'où ce besoin de le retrouver même sous les formesd'un radar de route, sensé limiter l'hécatombe des routes et pas ponctionnerles salaires au-delà de 80 km/h. D'où cette crise de l'Etat et du contrat socialchez de nombreux peuples trop longtemps colonisés pour pouvoir revenirfacilement à la norme. D'où le malaise de l'Algérien face à son Etat qui luidemande un peu de civisme de temps à autre, et seulement de prendre sontéléphone pour dénoncer un autre Algérien qui saccage un lampadaire, comme leferait n'importe quel retraité américain habitant un petit village de Tempa en Floride. D'où la sensation d'être un collaborateurou un harki en le faisant, et la sensation de se sentir comme un héros enavertissant le coupable. D'où tout le reste, encore une fois.
-
Votre commentaire
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Posté Le : 16/08/2008
Posté par : sofiane
Ecrit par : Kamel Daoud
Source : www.lequotidien-oran.com