Publié le 09.05.2023 dans le Quotidien Le Soir d’Algérie
Par le Professeur émérite Chems Eddine Chitour
«L’homme ne vit pas que de pain. Si j’étais à la rue, affamé et démuni, je ne quémanderais pas un pain : je réclamerais la moitié d’un pain et un livre.»
(Federico Garcia Lorca )
Un deuil qui frappe le savoir dans le pays en la disparition du professeur émérite Mokhtar Nouiouat de l’université Badji-Mokhtar de Annaba. Je vais en quelques phrases décrire le sacerdoce de ce digne fils de l’Algérie de cette région d’El Hodna, patrie des poètes. Professeur émérite, Mokhtar Nouiouat était mon professeur d’arabe au lycée Md.-Kerouani (ex-Albertini) en 1957. à l’époque, nous choisissions tous comme première langue vivante l’arabe classique. Mieux encore, nous choisissions l’arabe parlé comme deuxième langue pour bien assumer note arrimage culturel. Cette deuxième langue nous était enseignée par un autre «seigneur», M. Benmahmoud qui inspirait du respect par sa vaste culture, sa compétence, sa rigueur et sa classe. C’était aussi un parfait bilingue.
Qui est Mokhtar Nouiouat ?
Né en 1930 à M'sila, il est le fils du penseur Moussa El Hamadi Nouiouat. Dans son parcours éclectique, il a beaucoup travaillé et réfléchi. Il eut un parcours semé d’embûches qu’il arriva à vaincre. Il est titulaire de plusieurs diplômes dont celui des hautes études en sciences islamiques, une licence en littérature arabe en 1954 et un diplôme d'études supérieures en 1962.
Il sera professeur agrégé en 1963 et soutiendra un doctorat d'État en lettres et sciences humaines en 1981 à la Sorbonne Paris. Il a occupé plusieurs postes, d'abord au lycée de Sétif jusqu'en 1962. Par un arrêté du 15 juillet 1963, le ministre de l’éducation nationale nomme Nouiouat Mokhtar professeur au lycée St-Augustin de Annaba(1). Il rejoindra ensuite l'université Badji-Mokhtar de Annaba où il fait l'essentiel de sa carrière en tant que professeur titulaire.
Sa production scientifique
Ce serait une gageure de cerner tout le travail de titan du professeur Nouiouat. Nous allons seulement effleurer le sommet de l’iceberg d’un gigantesque gisement de compétences. Dans sa longue carrière dans sa lutte contre l’ignorance, du fait qu’il soit un parfait bilingue, il a beaucoup contribué. Il est l'auteur de plusieurs publications.
Mokhtar Nouiouat fit ses humanités dans le plein sens du terme. C’est peut-être l’un des derniers représentants, comme Lacheraf, de ces Algériens parfaits bilingues. Mokhtar Nouiouat a soutenu en 1981 une thèse intitulée «L'inspiration shiite chez le poète Al-Sayyid Al-Himyari» sous la direction de Dominique Sourdel (1921-2014), université Paris-Sorbonne. Dominique Sourdel fut un éminent professeur d'histoire du monde arabe à l'université de Paris-Sorbonne de 1953 à 1999.(2)
Professeur Nouiouat condensa ensuite sa thèse sous forme de deux publications intitulées «Le problème de la précellence (Excellence au-dessus de toute comparaison. قوفت) dans les premiers temps de l'islam» chez le poète al-Sayyid al-Himyari dans la Revue des études islamiques, nº55-57, 1987-1989, pages 129-180.
«La vie d'al-Sayyid al-Himyari, poète chiite du II/VIII siècle» Revue des études islamiques no. 48, 1, 1980, p. 51-98 (3)
Un exemple de rigueur
Digne représentant d’une Algérie de la rigueur et de la rationalité, Professeur Nouiouat s’imposait par ses silences même vis-à-vis de ses collègues français pendant ces années de plomb que nous avons vécues au lycée de Sétif. Professeur Nouiouat était un taiseux qui s’est imposé par sa rigueur envers lui-même, ses élèves et ses étudiants. Toujours bien présentable, il était intarissable quand il parlait de littérature et de poésie.
C’était un aristocrate de la langue arabe. Féru de poésie, il nous a enseigné, non seulement le bon usage de l’arabe, mais aussi le bel usage à travers l’étude de poètes et d’écrivains. C’est à son contact que nous avons découvert al Mou’allakat, cette poésie pré-islamique et ses élégants poètes comme Samaouel, poète juif, qui faisaient l’éloge de l’honneur et de la dignité. Nous ânonnions lamiyatou Samaouel, poème où chaque vers se termine par la lettre ellam et qui commence ainsi : «Idha el mar’ou lam yadnass mine louemi ‘rdhouhou, fakoulou ridaiin yartadihi djamilou.» (Si l’homme ne se souille pas de chose vile, tout haillon dont il se vêtira paraîtra beau). «Tou3ayyirouna ana kaliloun 3adidouna, fakoultou laha, ina el kirama kalilou» (Elle nous raille en nous disant vous êtes peu nombreux, je lui ai dit la dignité est difficile à atteindre).
Notre maître nous expliquait le sens de l’honneur en nous rapportant le fait que Samuel, ami de Antar, préféra sacrifier son fils plutôt que de dénoncer son ami. C’est ainsi que l’expression «aoufa min Samaouel» (plus fidèle que Samuel) est restée à travers les âges. C’est lui qui nous a donné la fierté de savoir que les écrivains et poètes français et européens se sont abreuvés sans reconnaissance. (Kalila oua Dimna fut plagiée par La Fontaine ; Dante, avec sa Divine Comédie, a pillé Abou al’ala al Maari avec sa fameuse Rissalat al ghofran. Comme l’écrit aussi Lamine Bendaoud, potache et plus tard géologue, docteur 3e cycle de géologie de l’École des mines de Paris, décrivant une journée ordinaire d’entrée des classes le matin : «Le professeur Mokhtar Nouiouat, éminent érudit en langue arabe, plus tard agrégé et docteur de la Sorbonne, déboule, tête baissée, pour se rendre à sa classe. Exigeant envers ses élèves comme envers lui-même, ce maître nous initia en fin de classe de seconde à composer des vers ! Pas moins.»(4)
Professeur Nouiaouat était notre fierté. Je me souviens de ses colères lors de la remise des notes. Nous apostrophant sur notre inaptitude dans la conjugaison et la coordination : «Est-ce qu’on écrit en français je marche ou je mirche ?» De même quand nous devions faire une interro-surprise, il nous demandait de prendre une double feuille unie, la plupart d’entre nous charcutaient leur cahier en extrayant une double feuille fendue au milieu, ce qui le mettait en colère qu’il traduisait en faisant passer sa main à travers la fente !
La puissance du livre comme marqueur des «humanités»
On dit que quand une sommité du savoir disparaît, c’est une bibliothèque qui brûle. Pour nous faire aimer la littérature, notre maître nous incitait à lire. Il pouvait citer aussi bien les classiques de la littérature française qu’Al-Mutanabbi ou el Manfalouti et Ahmed Chawki. En hommage à ses efforts, je veux restituer son état d’esprit concernant le livre en convoquant Federico Garcia Lorca, immense poète et dramaturge espagnol, mort à 36 ans : «Une bibliothèque, c’est une réunion de livres choisis et rassemblés, c’est une voix tonnant contre l’ignorance, une lueur pérenne face à l’obscurité. L’homme ne vit pas que de pain. Si j’étais à la rue, affamé et démuni, je ne quémanderais pas un pain : je réclamerais la moitié d’un pain, et un livre. Et je m’insurge ici sans nuance contre ceux qui ne parlent que de revendications économiques, sans évoquer jamais les revendications culturelles, qui sont celles que les peuples expriment à plus grands cris. Quand l’éminent écrivain russe Fiodor Dostoïevski, prisonnier en Sibérie, à l’écart du monde, confiné entre quatre murs et cerné par les plaines désolées de neige infinie, demandait secours dans ses lettres à sa lointaine famille, il disait seulement : ‘’Envoyez-moi des livres, des livres, beaucoup de livres, pour que mon âme ne succombe pas !’’ Il avait froid mais ne demandait pas de feu, il avait terriblement soif mais ne réclamait pas d’eau, il exigeait des livres, autant dire des horizons, autant dire des escaliers vers les sommets de l’esprit et du cœur. En effet, l’agonie physique, biologique, naturelle d’un corps par la faim, la soif ou le froid ne dure qu’un instant, un bref instant, tandis que l’agonie d’une âme insatisfaite dure ce que dure la vie.» (5)
À bien des égards, à sa façon, le professeur Nouiouat joua le même rôle que le regretté professeur Mostafa Lacheraf, celui de boussole et de repère au quotidien à des générations de scientifiques algériens. Pour la génération actuelle qui a peut-être entendu parler de ce géant de littérature hors pair, pétri d’humanité, le jeune Nouiouat des années trente et quarante devait se battre sur plusieurs fronts : celui de la misère — à cet égard, le livre de Mouloud Feraoun Le fils du pauvre peut s’appliquer, sans conteste, à la situation de tous les Algériens d’alors qui, à leur façon, ont essayé de sortir de leur condition où les avait cantonnés le colonialisme. Il devait aussi se battre pour donner son lustre à la langue arabe tolérée à la marge et ghettoïsée avec un horaire hebdomadaire dérisoire. Il devait, de ce fait, se battre contre le pouvoir colonial pour pouvoir s’imposer brillamment et enseigner dans l’un des lycées les plus prestigieux d’alors, le lycée Albertini, devenu lycée Mohamed-Kerouani, ancien du lycée et qui mourut les armes à la main.(6)
La consécration tardive
En reconnaissance à sa contribution en faveur de la langue arabe, un hommage lui a été rendu par le Conseil supérieur de la langue arabe sous le haut patronage du président de la République le 16 décembre 2014 à l'occasion de la Journée mondiale de la langue arabe. Président d’honneur de la revue Synergies Algérie, Mohktar Nouiouat, professeur émérite à l’université de Annaba, était rédacteur en chef de cette revue francophone de recherche en sciences humaines et sociales, particulièrement ouverte aux domaines des sciences du langage, de la littérature, de la didactique des langues et des cultures.
Le 24 mai 2017, la médaille de l’ordre du mérite national au rang de «Ahid» est décernée au professeur Mokhtar Nouiouat, docteur en littérature en même temps que d’autres personnalités. La cérémonie de remise des médailles a eu lieu à l’occasion de la Journée nationale de l’artiste. 47 personnalités, des femmes et des hommes de lettres, des artistes et des scientifiques, ont été honorées par le président de la République représenté par Abdelkader Bensalah, lors d’une cérémonie, qui a eu lieu à l’Opéra d’Alger en présence du Premier ministre, Abdelmadjid Tebboune, et des membres du gouvernement.
La médaille de l'ordre du mérite national au rang de «Ahid» a été décernée, à titre posthume, à 12 éminentes personnalités dont des artistes, des intellectuels et des hommes de lettres. Il s'agit également d'artistes et d'hommes de lettres en vie dont le professeur Mokhtar Nouiouat, l'écrivain-romancier Rachid Boudjedra, l'artiste Fattouma Lemitti, dite Saloua, et la comédienne Khadidja Benaïda, dite Nouria.(7)
Parti comme il a vécu
Sans verser dans une nostalgie qui, d’une certaine façon, a tendance à embellir le passé, il faut bien convenir qu’il y a un délitement des vraies valeurs, celles de la compétence, de l’humilité du travail bien fait, de la sueur ; en un mot, du mérite, loin de tout trafic et népotisme. Décrire le parcours initiatique, voire le sacerdoce du professeur Nouiouat dans l’éducation et l’enseignement supérieur serait une gageure. Nous ne pouvons qu’exprimer notre propre chagrin devant cette perte, cette éminence grise qui a marqué des dizaines de milliers d’Algériens qui ont été ses élèves, qui l’ont connu et apprécié sa rigueur au point que chacun se sent, d’une certaine façon, un héritier.
Trop souvent, les gardiens du temple, qui ont enseigné toute leur vie, s’en vont comme ils étaient venus. Il reste à évaluer si des reconnaissances ponctuelles sont des soldes de tout compte ou bien s’il faut inventer une façon de relire et ré-expliquer constamment l’apport de ces pionniers à cette jeunesse qui ne lit plus, qui est esclave de l’internet, de Facebook et nous dit de ChatGPT ! Nous ne devons laisser mourir une seconde fois, par notre indifférence totale, des piliers respectables du djihad contre l´ignorance, un djihad toujours recommencé, c’est, d’une certaine façon, le «grand djihad» sans m´as-tu-vu.
La psychologie même de ceux qui choisissent le combat toujours recommencé contre l’ignorance est un combat en solitaire fait de conviction qu’en définitive c’est la seule façon pour un pays de garder la tête hors de l’eau dans un monde qui ne fait pas de place aux faibles.
Peut-être que le moment est propice à un sursaut et à un réveil de la conscience nationale pour que plus jamais on n’oublie ces éminences scientifiques qui ont chacune marqué leur époque, et qui restent pour nous des phares dans cette nuit de l’intellect. Nous devrons graduellement aller vers d’autres légitimités pour récompenser ceux qui, véritablement, ont servi la nation d’une façon désintéressée. La réhabilitation de l’université et des «gardiens du temple» serait, à n’en point douter, un signe fort d’une nouvelle vision de société qui serait basée sur des critères de morale et sur la compétence, seule ceinture de sécurité et seules défenses immunitaires pour le pays, quand la rente ne sera plus là.(7)
Cette génération de lutteurs de l’ombre nous a inculqué les valeurs. Ils resteront des repères incontournables. Nous sommes redevables envers ces soldats de l’ombre qui ont mis la formation d’hommes au cœur de leurs priorités. Mokhtar Nouiouat fut toujours en première ligne jusqu’au bout de sa vie. Je suis sûr de rencontrer le sentiment de respect de milliers d’Algériennes et d’Algériens qui ont eu comme maîtres ces lumières. Les pionniers Lacheraf, Aoudjehane Ouabdeselam et tant d’autres moudjahed de la plume ont consacré leur vie à l’avènement, en vain, d’une Algérie du savoir. Nouiouat fut de ceux-là.
Reposez en paix, Monsieur le Professeur émérite. Vos élèves se souviennent.
C. E. C.
1.https://gazettes.africa/archive/dz/1963/dz-government-gazette-dated-1963-07-30-no-52.pdf
2. https://beluga.univ-grenoble-alpes.fr/discovery/fulldisplay
3.https://www.calameo.com/read/00078159643a837d74a0e
4.Lamine Bendaoud : Chronique. «D’anciens potaches racontent… leur lycée» p.59 Edit ; Association des anciens des lycées Mohamed-Kerouani et Malika-Gaïd de Sétif 2000
5.Felix Landry : https://legrandcontinent.eu/fr/2019/01/05/la-moitie-dun-pain-et-un-livre/
6.https://www.lexpression.dz/chroniques/l-analyse-du-professeur-chitour/un-geant-tire-sa-reverence-41243
7. https ://radioalgerie .dz /news /fr/article/20170608/114137.html
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Posté Le : 09/05/2023
Posté par : rachids