Algérie

Le professeur Chems Eddine Chitour, Directeur du Laboratoire de Valorisation des Energies Fossiles, à Liberté



Dans cet entretien, ce spécialiste en énergie aborde les insuffisances de la politique énergétique du pays. Il pointe du doigt, en particulier, les limites du nouveau programme de développement des énergies renouvelables.Liberté : L'Etat a décliné un ambitieux programme dans les énergies renouvelables avec une enveloppe conséquente, trouvez-vous pertinent de confier la conduite de tout le projet à Sonelgaz '
Chems Eddine Chitour : En fait, ce que le ministère de l'Energie et des Mines a proposé, c'est une stratégie qui concerne la production d'énergie électrique à partir des énergies renouvelables et là encore uniquement le solaire et l'éolien. Sachant que l'Algérie possède une panoplie d'énergies renouvelables comprenant aussi l'énergie géothermique de 200 sources avec des températures pouvant dépasser les 90°C et l'énergie de la biomasse équivalant à 37 millions de tonnes -dont 3millions de tonnes de tonnes équivalant pétrole qui pourrissent-. Nous avons plus de 70 barrages qui n'ont pas été conçus pour être hydroélectriques et qui auraient pu valablement contribuer justement à la production d'électricité au même titre que les petits barrages dont nous avons hérités à l'indépendance (240 MW).
Il est vrai que dans un premier temps, le meilleur acteur, capable de porter dans un premier temps, les ambitions de l'Algérie dans le domaine de l'électricité c'est bien Sonelgaz. Ceci dit, cela ne doit pas être que Sonelgaz. De grandes entreprises en Europe travaillent beaucoup dans le solaire et dans l'éolien. Je prends l'exemple de Total, de Repsol. Je ne parle pas des entreprises comme BP qui ont même changé leur sigle. C'était British Petroleum, maintenant c'est Beyond Petroleum (au-delà du pétrole). Même le logo est devenu vert. Donc, on peut s'interroger à juste titre pourquoi Sonatrach ne rentre pas dans cette aventure des énergies renouvelables.
Mais plus largement, le gros problème sur lequel je n'ai cessé d'attirer l'attention depuis une quinzaine d'années en tant qu'universitaire et technologue, c'est qu'il n'y a pas de stratégie d'ensemble. Il n'y a pas de cap. En fait, c'est comme si c'était une grande surface où on prend ce qu'on veut. Alors que le problème de l'énergie est un problème global. On ne peut pas prendre qu'un morceau de la problématique. Il est nécessaire de tout prendre. Et me semble-t-il, il n'y a pas que le ministère de l'Energie qui devrait être intéressé par l'énergie. Tous les autres départements ministériels sont partie prenante de cette vision du futur qui protègera les générations futures et qui dans le même temps, si on sait y faire, permettra de créer de la richesse en impliquant l'université au sens large qui formera les ingénieurs, techniciens par dizaines de milliers capables eux-mêmes de créer des entreprises pour prendre en charge un véritable Plan Marshall des équipements nécessaires à la production d'énergie électrique. Le gros problème des études faites par des étrangers, c'est qu'ils ne connaissent rien aux fondamentaux du pays. On leur donne des éléments et ils font dans l'absolu une étude avec des projections, sachant qu'elle n'a aucune chance d'aboutir. De mon point de vue, il est impossible au vu de l'état réel de notre potentiel scientifique, industriel - je voudrais tant me tromper- par exemple de réaliser 12 000 mégawatts d'énergie éolienne à l'horizon 2020. Non pas que je sois un défaitiste, mais je dis qu'au niveau de la cinétique de notre pays, dans le domaine de la création de richesses, dans le domaine de création d'unités nouvelles, l'exemple historique est connu. De 1962 à 2012, la part des énergies renouvelables et de 0,001%. Et on veut qu'en espace de 10 années, de 2010 à 2020, on puisse la faire grimper à 40%.
Ceci dit, je reviens à l'idée qu'il faille, avant tout, une stratégie énergétique. Nous ne l'avons pas. Le bilan énergétique de l'Algérie ce n'est pas que de l'électricité. C'est un ensemble qui comprend aussi bien le tertiaire (chaleur, froid, électricité), les transports (carburants fossiles, verts, et hybrides) (l'énergie pour l'agriculture et pour l'industrie). Par ailleurs, il nous faut être convaincu que le meilleur gisement d'électricité dans le pays, c'est l'électricité que l'on ne consomme pas, c'est l'essence que l'on ne consomme pas, c'est l'énergie que l'on ne consomme pas. Il n'y a pas de stratégie visant, en quelque sorte, à réduire la consommation. On voit de temps en temps des spots de l'Aprue. Ils sont dilués dans une problématique d'ensemble, alors que s'il y avait une stratégie, on donnerait des moyens à l'Aprue pour matraquer aux heures d'écoute. Un robinet qui coule c'est 40 000 litres par année. L'eau c'est de l'énergie. Et donc, tous les départements ministériels, à des degrés divers, ont une responsabilité vis-à-vis de l'avenir énergétique de ce pays. Ce n'est pas de la responsabilité unique du ministère de l'énergie. La Sonelgaz vient en aval.
Quel est le cap ' Quelle est l'Algérie de 2030 ' Où est-ce qu'on veut aller '
Nous sommes à 1 000 kWh par habitant et par an. Nous sommes un petit pays et à l'échelle du monde arabe, nous sommes classés sur les 23 pays parmi les derniers. Avec 1 000 kWh, nous sommes pas un pays développé. Non. Il y a des choses à faire. Mais le gros problème c'est qu'on ne s'est pas mis autour d'une table. En 1962, la France nous a laissé 240 mégawatts d'énergie hydraulique. Où sont-ils ' En 1962, l'Algérie était à 60% hydraulique et 40% charbon. Depuis, le gaz naturel a étouffé toute velléité de développement. Nous avons construit 75 barrages. Pourquoi n'avons-nous pas des barrages hydroélectriques ' Il y a un problème. On dit qu'il y a un surcoût de 20%. Pourquoi ne l'avons-nous pas fait '
Dans une stratégie énergétique, on met tout à plat. Et on règle en priorité les anomalies criantes. De mon point de vue, le ministère du Commerce a une grande responsabilité ? le sait-il seulement '- dans cette hémorragie d'énergie. On achète n'importe quoi. On achète des fours qui consomment quatre fois plus d'énergie qu'un four normal. Des voitures qui dépassent toutes 150 g de CO2 par km. Chose qui est interdite en Europe. Parce que la norme en Europe est de 120 g. Donc c'est 30% d'énergie qui va dans l'atmosphère. Mettons tout à plat.
Quelles sont nos forces et nos faiblesses ' Nous, nous sommes en train de couvrir notre gabegie de consommation effrénée d'une ressource qui est rare. L'AIE, dans une étude il y a quelques années annonce que l'Algérie n'exportera plus de pétrole à partir de 2030. Il faut qu'on le sache.
D'où viendraient les devises puisque nous sommes mono-exportateurs à 98 % de pétrole et de gaz naturel' Il y aura des choix douloureux à faire et dans tous les cas de figures, il n'y aura plus de rente. Pourquoi ne pas nous préparer pendant qu'il en est encore temps '
C'est dans ce sens-là qu'on lance ce programme des énergies renouvelables?
ll Oui. Mais on le fait d'une façon marginale et, avec tout le respect que je dois aux décideurs, d'une façon inconséquente qui n'aboutira pas. On va faire du solaire. On va faire une usine qui va fabriquer du silicium et on annonce çà et là d'une façon triomphale que nous sommes capables de concurrencer les géants dans ce domaine ! Soyons modestes ! Ce n'est pas la qualité des chercheurs qui est en cause, mais l'environnement d'une recherche appliquée de qualité et opposable à celles des standards internationaux est un horizon que nous n'avons pas encore entrevu.
Justement quel est votre avis sur cette option du silicium '
Je suis de ceux qui disent qu'il n'est pas rentable d'investir dans la production de silicium. Nous perdons beaucoup de temps et d'argent sans aboutir réellement. Il y a actuellement un seul grand fabricant : la Chine. Les Etats-Unis se ravitaillent en Chine. L'Allemagne se ravitaille en Chine. Soyons réalistes et ne perdons pas de temps. Moi je dis qu'il eut été préférable d'acheter chez les Chinois et comme ils sont les premiers dans ce domaine, qu'ils nous l'installent dans le cadre d'un partenariat stratégique. Je ne parlerai pas de kilo de silicium, je parlerai de mètre carré de panneaux solaires. Je parlerai de chauffe-eaux solaires, eux qui participent à la construction d'un million de logements. Ils ont tout le savoir-faire. Cela peut les intéresser. L'énergie solaire, vous pouvez la faire de façons différentes. Ou bien l'énergie solaire par ce qu'on appelle les panneaux photovoltaïques ou bien l'énergie solaire thermique. Cette énergie solaire thermique peut vous permettre de chauffer. Exemple du chauffe-eau solaire. Et là encore on est très en retard. Je me souviens avoir vu les premiers chauffe-eaux solaires il y a trente ans. Depuis, les pays même en développement se sont lancés dans le chauffe-eau solaire ; il y a 100 000 chauffe-eaux solaires sur les toits des maisons de Tunis ! Le manque à gagner est important pour un pays qui compte ses sous. En moyenne un appartement dépense l'équivalent d'une demi-tonne de pétrole pour le chauffage soit pour les deux millions de logements construits, l'équivalent d'un million de tonnes qui aurait pu être épargné ou encore l'équivalent de 700 millions de dollars ! En plus du photovoltaïque et du thermique, il y a aussi le solaire thermodynamique qui vous permet de produire de l'électricité. Nous avons une petite centrale de 25 mégawatts qui vient d'être inaugurée à Hassi R'mel. La capacité actuelle de l'Algérie est de 10 000 mégawatts. 25 mégawatts c'est 0,2. Le chemin est long pour arriver aux 40 % promis. Bon, on a démarré, c'est une bonne chose, mais il ne faut pas qu'on s'arrête là. Il y a trois années j'avais dis qu'il fallait foncer dans Desertec. C'est maintenant que l'on d'aperçoit qu'il faut le faire.
Justement les accords signés avec Desertec et Medgrid pourraient être la brèche par laquelle s'introduiront des privés algériens.
On avait à l'époque un industriel algérien Cevital qui avait pu s'intégrer ? et Dieu que c'est difficile- dans le consortium au moment où il n'y avait ni les Marocains ni les Tunisiens.
A l'époque, la réponse des pouvoirs publics était ambiguë. Deux ans après aujourd'hui, on change de langage pour dire on va discuter. On a perdu du temps. Les Marocains sont les derniers venus et ils vont avoir une centrale de 1 000 mégawatts construite à l'échelle pilote et à titre de démonstration par les Allemands. Cela veut dire qu'eux, foncent.
Les Marocains ont inauguré en juillet 2010 un parc éolien de 240 mégawatts. Chez eux, le modèle énergétique est une réalité et il est connu : 42 % d'énergie renouvelables en 2020 avec 14% d'éolien, 14 % de solaire, et 14% d'hydraulique ! Nous, cela fait trois années qu'on parle de la ferme éolienne d'Adrar de 10 mégawatts. Au moment où on fabrique des éoliennes de 10 mégawatts chacune, nous, nous allons construire 10 éoliennes de 1 mégawatt chacune. C'est dépassé.
L'implication du privé pose inévitablement la question de la rentabilité d'où la nécessité d'une législation dans la commercialisation de l'électricité.
C'est clair. Il faut que l'Etat soutienne ce Plan Marshall par des instruments juridiques. Et là, on revient à la stratégie énergétique. En France, par exemple on oblige EDF a acheter le kWh renouvelable à un prix légèrement supérieur pour permettre la production d'énergie électrique renouvelable qui est injectée dans le réseau et ceci parce qu'il y a un fonds de compensation qui permet de la prendre en charge. C'est ça qui nous manque Il ne faut pas oublier qu'il n'y a pas que l'éolien et le solaire. Nous avons 200 sources d'énergie géothermiques. On n'en tire rien. Alors qu'on peut chauffer tout un quartier avec un gisement géothermique. Vous imaginez la quantité de chaleur qu'on peut récupérer avec 200 sources. Nous avons d'énormes possibilités que nous ne mettons pas en ?uvre.
Est-ce qu'il y a possibilité d'adapter ces barrages '
Il y a aussi l'hydraulique. Et quid des 80 barrages. Qu'est-ce qu'on fait avec ces 80 barrages' On ne fait que lâcher l'eau pour l'irrigation ou l'AEP. En premier ce que je dis c'est pourquoi ne nous l'avons pas fait. On dit que c'est l'histoire, mais pourquoi n'avons-nous pas changé de fusil d'épaule' On dit que le surcoût est de 20%. Faisons-le. Imaginez un barrage de 100 m de hauteur. Ce qui intéressant c'est le fait que ce soit un volant d'inertie. Vous avez besoin d'électricité vous lâchez. S'il y a un creux dans la demande, la même électricité vous permet de remonter l'eau. C'est ce qu'on appelle une step. Et ça marche. Ailleurs, ils le font. On ne l'a pas fait parce que c'était des stratégies sectorielles. Il n'y a pas de dénominateur commun qui permet de se mettre autour d'une table pour que chacun apporte son savoir-faire. C'est cela la stratégie énergétique. Une fois que vous avez mis tout cela en place, il faut la valider par les citoyens. Il faut lui expliquer de quoi il s'agit. Quelle est sa responsabilité. Une fois que tout cela est clair et que tout le monde aura compris que l'énergie a un coût, il va falloir ouvrir le dossier du prix de l'énergie. Il faut le juste coût, tout en compensant, bien sûr, les familles aux revenus modestes. Cependant on ne peut mettre fin au gaspillage de l'énergie que par une vérité des prix. Naturellement, les classes moyennes seraient épargnés jusqu'à un seuil de consommation raisonnable, au-delà il faut payer l'énergie au prix réel et l'eau-qui est de l'énergie au prix réel- Est il normal qu'une bouteille d'eau minérale coûte l'équivalent de 5 m3 d'eau potable ' On a vu aux dernières intempéries que l'Algérien était prêt à acheter une bouteille de gaz à 1000 DA ! Il n'est pas normal que l'essence coûte 8 fois moins cher qu'en Europe et quatre fois plus chers chez nos voisins, ce qui fait qu'une partie de l'essence se retrouve de l'autre côté de la frontière?
Ce qu'il faut comprendre est que l'énergie est sur le déclin, que nous avons une génération devant nous (20 ans) pour réussir le coup de rein salvateur qui passe aussi par la formation des hommes. Et l'université a un rôle majeur dans la formation des ingénieurs et des techniciens capables de prendre en charge cette utopie à notre portée.
Vous semblez pessimiste?
Je suis pessimiste quant à la façon dont les choses sont gérées. Je suis très optimiste quant aux possibilités du pays en termes de moyens humains, mais qu'il faille mobiliser . Il y a un savoir-faire, il faut lui donner du grain à moudre. Et là je dis qu'il n'est pas trop tard, mais on ne peut pas faire l'économie d'une stratégie énergétique, d'un cap, de façon à repartir du bon pied en mobilisant toute la société pour laisser quelque chose aux générations futures. C'est de mon point de vue l'un des débats structurants dont devrait s'emparer la future assemblée, toute affaire cessante.
S. S.


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