Le 1er Novembre 1954, Chérif ne s'en souvient pas, pour la bonne raison qu'il est né ce jour-là. Son père aurait pu encore en parler, mais il n'est plus là.Il en a parlé chaque année depuis l'Indépendance, non pas pour s'enorgueillir de quelque haut fait d'armes comme le font les héros factices relatant des batailles hallucinantes dont ils sont évidemment les seuls survivants, mais juste pour relater un moment de la vie. Un moment de bonheur arraché à la peur et au dénuement.
Il racontait la naissance de son premier garçon. Jusqu'alors, il n'a eu que des filles et sa mère le harcelait déjà depuis des années pour prendre une seconde épouse, la première étant bien évidemment coupable de n'avoir pu lui donner un «héritier».
Il disait donc, avec une pointe d'humour et une sacrée dose de regret, comment il n'a pas pu inscrire son premier ' et unique alors ' garçon.
C'est que dans ces années-là, aller à la mairie inscrire une nouvelle naissance n'était pas vraiment un réflexe habituel.
On avait d'autres préoccupations dans la vie et les moments de bonheur sont trop précieux pour les encombrer de paperasse.
En plus, quand Chérif est venu au monde, son père, descendu de sa montagne ingrate, était quelque part dans la Mitidja.
Dans cette ferme coloniale aux terres vastes et généreuses, il trimait sur sa pioche du lever au coucher du soleil pour pouvoir «ramener le pain» que n'assurait plus le maigre troupeau familial.
Au petit matin de la nuit où les guerriers avaient fait parler la poudre, la venue de Chérif avait mis de la chaleur dans un foyer qui ne respirait pas la chaleur, et ce n'est qu'une dizaine de jours après qu'il l'avait appris.
Mais s'il n'avait pas appris la naissance de son fils, il avait perçu dans le regard du colon au grand chapeau quelque chose d'inhabituel.
Il ne savait pas exactement quoi mais il avait compris que ce n'était pas amical. Quand, arrivé dans ses montagnes, il avait appris l'heureux événement, il avait aussi appris que c'était la guerre. Le même jour. Il n'est jamais retourné dans la Mitidja jusqu'après sa mort.
Quant au petit Chérif, ce n'est que quelques années après l'indépendance, parce qu'il fallait bien qu'il rentre à l'école, que son père l'avait inscrit à l'état civil. Mais il avait beau dire qu'il était né le 1er Novembre 1954, les lois du pays, même dans l'euphorie de la liberté retrouvée, ne le permettaient pas.
Chérif est donc inscrit «présumé», comme on dit. Depuis que son père est au paradis, Chérif a bien voulu parler de son histoire, mais il n'a jamais pu le faire.
D'abord parce qu'on lui a appris à ne pas parler de lui-même, ensuite à ne pas raconter des histoires quand on ne sait pas le faire, et enfin parce que les histoires sont lassantes quand elles se répètent. Pourtant, Chérif aimerait bien que quelqu'un raconte son histoire.
Ses amis ont même contacté les journaux et la télévision, mais personne n'est venu l'écouter. Parce que paraît-il, les journaux et la télé ne s'intéressent qu'à «l'officiel» et Chérif n'est pas officiellement né le 1er Novembre 1954.
Et puis, il y a tellement de batailles hallucinantes dont les seules survivants sont les héros factices qui les racontent qu'on ne va pas s'encombrer de l'histoire d'un né présumé qui prétend être venu au monde dans la matinée de la nuit de la Toussaint.
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Posté Le : 30/10/2013
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Le Temps d'Algérie
Source : www.letempsdz.com