Algérie

Le Président, le livre, le Mama et la ministre



C'est officiel. On sait depuis l'inauguration solennelle du 17e SILA d'Alger que le président de la République s'intéresse à la santé intellectuelle de ses concitoyens. C'est la première information culturelle du jour. Au stand d'un éditeur, il s'en est ouvert, non sans une petite pointe d'inquiétude, devant les caméras de la télévision officielle, algérienne. Grosso modo, son Excellence a dit devant les Eminences qui l'accompagnaient, que ses compatriotes ne lisaient pas assez et fréquentaient peu les musées. On a appris aussi qu'il regarde la chaine d'informations France24. Et, qu'on se le tienne pour dit, le chef de l'Etat accorde foi et crédit à ses reportages sur l'Algérie. Seconde information culturelle du jour. On a vu également l'inamovible et inénarrable ministre de la Culture taper carrément l'incruste. Et, déconfite, se lancer dans des explications chiffrées tarabiscotées. Et de convoquer des statistiques improbables pour démentir le reportage de la télé française, devant un président qui insistait pourtant sur le constat établi. Dans ce dialogue équivoque, c'était orgueil et quiproquo entre un président convaincu de ce qu'il a vu et entendu et une ministre qui réagissait comme si les propos présidentiels étaient une réprimande personnelle. Comme si c'était sa propre faute si nos compatriotes lisent peu et ne fréquentent pas assidûment les musées comme la superette du coin ! Il y avait du Goldoni dans ce dialogue surréaliste entre La Castalda (l'Administratrice) et Il Padre di famiglia (le père de la famille). Le président de la République ne s'adressait pas directement à sa ministre et, à la fin, ne dit plus rien à la cantonade. Dario Fo, l'autre roi italien de la Commedia dell'arte, aurait dit «écoutez le silence, quel grand fracas il porte en lui, et rien ne sert de se couvrir les oreilles !» Alors pourquoi donc se voiler les yeux et se couvrir les oreilles sur une réalité peu réjouissante, celle du déficit culturel structurel dont souffre une bonne partie de nos compatriotes qui cultivent mieux l'art du surf sur le Web et les voyages statiques à travers les bouquets satellitaires ' Et, cerise sur le gâteau algérois du Mama, le temple d'art moderne fétiche de la ministre de la Culture, boude ostensiblement les musées dont le nombre est epsilon par rapport au chiffre inflationniste des mosquées ' Au sujet de la désaffection du public à l'égard des musées et du désintérêt des Algériens pour la lecture, France 24 n'a fait donc que défoncer une porte ouverte et le président Bouteflika exprimer une inquiétude légitime. Rien de surprenant à le voir s'exprimer ainsi sur une triste évidence dans un pays où à peine une quinzaine de librairies répondent aux normes professionnelles. L'avis n'est même pas celui de France 24, ni même le propre point de vue du chroniqueur. C'est l'affirmation publique du directeur du Livre et de la lecture publique, un collaborateur de la dame en charge de la culture. Faut-il s'en étonner outre mesure ou s'en offusquer comme semblait être le cas de la very funy Toumi, lorsqu'on sait que l'Algérie, de 1962 à 1980, a produit, tous secteurs intellectuels et administratifs confondus, 1 800 titres ! Au même moment, la «petite» Albanie du dictateur Enver Khodja éditait 8 000 titres sur la même période. Des progrès éditoriaux ont été certes effectués. Et, même si les chiffres sont modestes, il y a lieu quand même de s'en réjouir : 4 000 en 1987 et entre 2003 et 2012, 7 000. Mais l'Algérie, pays d'Histoire tragique où l'évolution s'effectue par soubresauts difficiles, voire violents, a tout de même des choses à raconter au monde. Mais, comme si elle est victime d'une sclérose intellectuelle en plaques, la société produit peu de réflexion et écrit peu ou prou sa propre histoire. L'on dit bien que seuls les peuples heureux n'ont pas d'histoire. Et les Algériens, bonté divine, ne sont pas heureux. Alors où est la vérité dans cette histoire d'aridité intellectuelle et de pauvreté éditoriale ' Dans l'absence d'un réseau important de librairies dont beaucoup ferment car le prix du livre, parfois prohibitif, ne nourrit pas les libraires et fonctionne comme une arme financière de dissuasion massive ! Quand ce n'est pas la malbouffe qui «bouffe» les rares libraires 'moins d'une trentaine dans la capitale-, accablés par ailleurs par des taxes rédhibitoires et une bureaucratie digne d'Ubu roi. Certes, d'aucuns peuvent objecter que l'édition est soutenue par l'Etat. D'autres peuvent, à juste titre, leur objecter que le prix du livre à la vente, lui, n'est pas subventionné comme naguère sous les présidents Boumediene et Chadli. Les uns peuvent ajouter que toutes les wilayas comptent des bibliobus et qu'à la fin de 2014, 450 bibliothèques municipales seraient, Inchallah, inaugurées. Les autres, moins indulgents, se demanderaient si cela serait bien suffisant et si ça inciterait davantage à lire dans un pays disposant de 1 250 000 étudiants en 2011 et, selon les prévisions, d'un peu plus de 2 000 000 en 2020 ' «Un livre a toujours deux auteurs : celui qui l'écrit et celui qui le lit», a dit un jour le psychosociologue Jacques Salomé, auteur de «Si je m'écoutais, je m'entendrais». Si Madame la ministre l'avait lu, elle n'aurait pas tenté, vainement, de contredire France 24.
N. K.


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