Algérie

LE PR TEDJIZA, À PROPOS DU STRESS PROFESSIONNEL



«70% des travailleurs algériens sont stressés»
«Je suis même surpris que ce ne soit pas la totalité.» Eminent psychiatre, le professeur Mohammed Tedjiza est chef de service au niveau de l’hôpital universitaire psychiatrique Drid Hocine, à Alger, où il exerce depuis plusieurs années. Auteur de plusieurs communications sur le stress et autant d’autres problèmes psychosociaux qui touchent une bonne partie de la société algérienne, le professeur de psychiatrie et de psychologie médicale à la faculté de médecine d’Alger, revient dans cet entretien sur les différentes questions ayant trait au stress professionnel. Sollicité par L’Expression, le professeur Tedjiza répond favorablement à notre demande d’entretien et nous invite à son bureau. Entouré d’une centaine de livres de psychiatrie, de médecine psychosomatique, de psychologie...et de philosophie, M.Tedjiza répond sans tergiverser, à toutes nos questions. Très modeste, il s’est dit même très intéressé par le sujet choisi, un choix qu’il trouve très judicieux, car ce phénomène de stress en milieu professionnel prend une ampleur inquiétante. Le professeur Tedjiza en parle avec beaucoup de rigueur...et d’énergie.La situation que vivent les travailleurs algériens lui tient à coeur. Il y revient avec beaucoup de détails dans cet entretien. Les psychiatres qui fuient leur pays, les chiffres alarmants avancés par des organismes spécialisés, les cellules de suivi psychologique au niveau des entreprises...sont d’autres questions auxquelles le professeur Tedjiza a répondu sans gêne.L’Expression: Dans tous les pays du monde, les salariés font de plus en plus face au stress professionnel. Comment pouvez-vous définir ce problème psychosocial?Professeur Mohammed Tedjiza: Il s’agit d’une situation due à l’environnement professionnel, qu’on endure par la suite. Je m’explique: le stress est un état de tension psychologique extrême, qui survient en général du fait d’une inadéquation entre les exigences du poste de travail et les capacités du sujet à pouvoir soutenir un rythme donné. A partir de là, on peut constituer un tableau clinique classique du stress. Sauf, au lieu que ce stress survienne à l’occasion d’un accident domestique, de la voie publique, de contraintes existentielles ou de frustration, il survient du fait des conditions pénibles du travail. On peut développer le stress au travail dès lors qu’il y a un surcroît de responsabilité ou de la charge du travail: le salarié travaille, malheureusement, au-delà des heures légales, du fait du diktat de la productivité...et de la compétitivité. En d’autres termes, on ne peut pas outrepasser impunément nos limites physiologiques. La vie biologique est ainsi faite, elle est rythmée de phases d’activité et de récupération.En Algérie, les statistiques officielles rendues publiques par des organismes spécialisés font ressortir qu’un tiers (1/3) des salariés sont stressés. Qu’en pensez vous quant à cette réalité amère?Je suis même surpris que ce ne soit pas la totalité des salariés qui sont stressés. Car, à un moment ou à un autre, compte tenu des conditions de travail, des conditions sociales, du contexte environnemental et d’autres contraintes existentielles, je pense que le salarié doit présenter des manifestations de stress. Il n’y a que ceux qui ne travaillent pas qui ne risquent pas de contracter le stress professionnel. D’autre part, on doit se demander ce qu’on entend dire par le stress. Pour être stressé, faut-il avoir des petites manifestations d’humeur ou de sentiment de lassitude? Ou faut-il aller jusqu’au tableau clinique caractérisé, tel que le retient la pathologie? A ce moment, il faudrait des enquêtes épidémiologiques et un travail de spécialiste. A ma connaissance, nous ne disposerons pas de ce genre d’étude à l’heure actuelle. De façon générale, si on donne une signification extensive au stress, le chiffre du 1/3 rendu public est largement dépassé.Avec un pouvoir d’achat laminé et autant de facteurs défavorisants, la situation du salarié s’aggrave au fil des jours. Dans quel état psychologique se trouve le salarié confronté à ce genre de problème?Les travailleurs qui sont convaincus qu’il y a une juste reconnaissance des mérites mais surtout une reconnaissance du travail accompli, sont en principe plus motivés. Toutefois, le problème réside en ceux qui lancent un message et ne sont pas entendus. C’est ce sentiment d’impuissance à faire bouger les choses qui mine le salarié qui est en train de se débattre dans des problèmes bassement matériels. Il se débat pour pouvoir joindre les deux bouts mais aussi pour assurer une existence décente aux siens et garantir, un tant soit peu, un semblant de dignité professionnelle. Je ne parle pas des effets directs de la privation et de la carence. Un travailleur qui ne se restaure pas et qui ne rétablit pas ses forces, ne peut pas produire. S’il sera productif, il le fera au détriment de sa santé. Les travailleurs pressentent obscurément qu’ils «se font avoir»: la contrepartie en salaire est loin de refléter le travail accompli. C’est pour cela que l’absentéisme au travail bat des records en Algérie. Cela est un grand danger. Se complaire dans cette situation et se satisfaire, est la pire des choses.Quel est le rôle des cellules de suivi psychologique au sein de nos entreprises, si elles existent bien entendu?A ma connaissance, la législation du travail n’a pas prévu ce genre de dispositions. Je pense que ce sont des initiatives qui doivent être prises au niveau local. Cela devrait faire partie également de la culture des entrepreneurs et managers. Le manager est quelqu’un qui se préoccupe de l’équilibre affectif de ses travailleurs. Il faut qu’il y ait des conditions favorables ainsi que l’adaptation ergonomique du poste de travail.D’autre part, il faut qu’il y ait un équilibre d’atmosphère psychologique et des échanges affectifs. De ce point de vue, le travailleur devrait être sécurisé. Dans le secteur public, je pense que c’est loin d’être le cas. Théoriquement, il faut impliquer davantage la médecine du travail et la psychopathologie du travail.En parlant du travail, voire des conditions de travail, l’Algérie est loin des normes internationales telles qu’édictées par le Bureau international du travail (BIT). Un appel aux autorités?Je tiens à préciser que je ne suis pas un spécialiste du travail. Cependant, on peut reconstituer cela par le bon sens et la raison. La finalité de tout cela, c’est d’accorder deux exigences: celles de la productivité et de la compétitivité, d’une part, et celles de la santé, du bien-être physique, mental et social du travailleur, de l’autre. Il ne peut pas y avoir bien-être social si on est miné et rongé par des maux physiques et psychiques. Donc, je pense qu’on devrait accorder beaucoup plus d’intérêt à tout ce qui va dans le sens qu’on vient de définir, celui de la conciliation, des exigences de productivité, de compétitivité...de progrès.Comme on doit tenir compte de la santé du travailleur. Sans le capital travail du travailleur et sans sa capacité de produire, ça devient impossible.Paradoxalement à ce problème de santé qui prend de l’ampleur, les psychiatres devant porter assistance à cette frange vulnérable quittent le pays. Quelle conséquence peut avoir la fuite de cette élite?C’est une intention louable de voir un pays comme l’Algérie, qui n’est pas particulièrement bien doté du point de vue des revenus, consentir des sacrifices pour former et se doter d’une élite. Mais en bout de piste, on voit que des médecins et psychiatres aller offrir leurs services sous d’autres cieux «plus cléments». Comme le veut l’adage, «ailleurs, l’herbe est plus verte».Le 1er constat, on doit se demander ce que veut dire le gâchis? Se voir spolier de la moitié de sa récolte pour un pays qui en a tant besoin, est vraiment malheureux.Au-delà de ce constat, qui est des plus consternants, on va essayer d’établir la part de responsabilité. Certes, il est facile de dire que ce sont des gens indignes et qui ont failli à ce devoir de loyauté trans-générationnelle. Au siècle de la civilisation et du village planétaire, je pense que ça ne tient pas la route.Il faut autre chose pour convaincre, outre des exhortations à la raison et au sentiment. On ne peut pas en vouloir à quelqu’un qui part à l’étranger (France, Canada...), quand on pense à la différence des revenus. Des psychiatres qui ont été formés ici, en s’expatriant arrivent à toucher des salaires qui valent 10 fois plus, pour la même catégorie. Les contraintes (le travail, le logement...) sont bien réelles. Il faut tenir un langage de vérité et de dire ce que l’Algérie est en mesure de pouvoir offrir à ses enfants. Il faut aussi qu’il y ait le sentiment d’une juste reconnaissance des droits.Qu’en est-il des complications qui peuvent survenir du stress professionnel?Les complications ne se résument pas en tableau d’anxiété généralisé ou celui des dépressions. Mais il y a aussi le risque de suicide.A ce propos, certaines catégories professionnelles sont plus exposées que d’autres. On n’a qu’à voir les statistiques relatives à certaines catégories professionnelles telles que le policier ou certains cadres des industries de pointe.Il y a également les grands accidents psychosomatiques: je ne parle pas uniquement de l’ulcère, de l’hypertension artérielle ou des maladies cardio-vasculaires. Il y a un autre facteur causal qu’est l’émotion. A ce propos, une étude intéressante serait de déterminer quelle est la durée d’espérance de vie au-delà de la retraite, chez les travailleurs algériens. Les résultats seraient des plus édifiants. Y a-t-il de nos jours des médicaments commercialisés en Algérie, pouvant éviter au salarié d’arriver à ce genre de situation?Il n’y a pas une molécule miracle qui peut nous permettre de régler des situations infiniment complexes. Tout d’abord, on doit commencer par une bonne politique de prévention du stress en milieu de travail. Il s’agit d’établir tout un programme d’action. Ensuite, il y a le suivi, le contrôle et l’assistance médico-psychologique continue. Quant à ceux qui nécessitent une prise en charge individualisée avec éventuellement le besoin d’une prise en charge médicamenteuse, ils seront traités à part. Ils seront orientés vers le circuit proprement médical. Le plus important dans tout cela, est le cadre institutionnel: il faut proposer des programmes d’action qui permettront de résoudre ce genre de problème ou d’éviter qu’ils ne prennent des proportions qui risquent d’être catastrophiques.Je vous laisse le soin de conclure...Je vous remercie d’abord pour le choix judicieux de ce thème parce qu’il est d’actualité et d’une grande importance. Je remercie également l’ensemble de l’équipe du journal L’Expression d’avoir pensé à moi et j’espère que j’étais à la hauteur de vos attentes.
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