Pourquoi la jonction
tant souhaitée entre l'université et l'économie ne se fait pas ? Comment
expliquer la durable contre-performance de l'université algérienne ?
Le professeur
Ahmed Rouadjia fait dans cet entretien un décryptage
tonique et sans concession. Où il est également question d'un «Système» qui
étouffe les élites et perpétue la «défaite face au sous-développement
intellectuel, moral et économique».
On parle beaucoup
de changement depuis janvier… L'université paraît en marge de cette demande.
Comment analysez-vous ce peu d'intérêt que l'on accorde à l'université ?
Je l'analyse par
le fait que le gouvernement et les responsables directs de ce secteur, pourtant
stratégique, ont eux-mêmes de grandes difficultés à se réformer, à se départir
de leur vision étroite, étriquée de la science et de la culture. Ils perçoivent
et vivent ces deux notions non pas sous le rapport de l'efficacité et de la
qualité, mais sous l'angle de la quantité : le nombre d'étudiants, de places
pédagogiques, de chaises, de tables, de salles, etc. La qualité de
l'enseignement qui suppose des encadreurs compétents et des contenus
d'enseignements dépouillés de leurs méthodes scolastiques ne les intéressent
pas; ce qu'il leur importe le plus, c'est de former «à la pelle» des étudiants,
quitte à en faire des illettrés… La faute n' incombe
pas aux malheureux étudiants, premières victimes expiatoires de ce système
d'enseignement au rabais , mais aux encadreurs dont la plupart manquent
cruellement de compétences scientifiques et pédagogiques. Le MESRS le sait,
mais il ferme les yeux sur ces carences évidentes tant sa gestion de ce secteur
relève plus de l'administratif que du scientifique. En donnant le primat à
l'administration sur le scientifique, en inféodant celui-ci à celle-là, il a
fini par ouvrir les portes grandes à la promotion de la médiocrité et aux
recrutements des médiocres au détriment des meilleurs. L'administration de nos
universités, surtout celle qui est censée diriger et orienter le corps des
enseignants : Doyens, chefs de départements, chefs de domaine (LMD), etc.,
constitue le point d'attraction, le lieu de prédilection de tous les éléments
dont la formation scientifique est des plus médiocres.
Quelle est votre
appréciation du système LMD mis en place en 2004 afin, officiellement, de créer
des passerelles avec l'économie ?
Ce système LMD
s'avère être à l'examen une anti-réforme. Pâle copie du système européen,
importé et plaqué à la hâte dans un contexte social et économique mal préparé
pour l'accueillir et l'appliquer, le LMD «algérien» n'est qu'un semblant de
réforme destiné à dissimuler l'incapacité patente des responsables de ce
secteur à imaginer par eux-mêmes une réforme de l'Enseignement supérieur qui
soit en parfaite adéquation avec les possibilités et les ressources réelles du
pays, ressources qui sont pourtant loin d'être négligeables, mais cependant mal
exploitées. Allez chercher des «modèles» de l'étranger au lieu d'en concevoir
par soi-même, est une mauvaise politique. En mandatant des «experts» triés sur
le volet en fonction plus de leur allégeance ou manque d'esprit critique qu'en
rapport avec leurs compétences pour aller chercher le modèle de réforme de
l'enseignement de l'Europe, le MESRS a péché par manque de clairvoyance
politique et par un déficit flagrant du sens de la responsabilité politique.
Qui aurait dû lui recommander d'utiliser le stock du potentiel des compétences
indépendantes que compte le pays, mais qui se trouvent marginalisées justement
par le fait de l'indifférence, l'incurie ou les négligences coupables de ceux
qui président au destin de ce secteur sensible. En sept ans d'application
désordonnée de ce LMD présenté à l'origine comme une planche de salut, force
est de constater que le résultat de cette prétendue réforme est catastrophique.
Non seulement les passerelles projetées entre l'université et le secteur
économique n'ont pas eu lieu, mais encore le niveau d'enseignement et de
formation universitaire ne cesse de se détériorer jour après jour. Quand les
enseignants chargés d'enseigner le «LMD» n'entendent rien à ce système qu'ils
appliquent de manière mécanique ; quand les outils pédagogiques leur font
cruellement défaut (bureaux, ordinateurs, téléphone…) ; lorsque le tutorat
prévu dans les textes est inexistant, et lorsqu'enfin,
l'administratif empiète sans cesse sur les prérogatives du scientifique qui en
est réduit à obéir au doigt et à l'Å“il aux petits et aux grands chefs
administratifs aux pouvoirs quasi exorbitants, il ne faut s'attendre dans ces
conditions que la formation universitaire puisse atteindre l'excellence (al-jawda), vocable cher au Ministre Haraoubia
et ses collaborateurs immédiats à l'optimisme béat…
La conciliation
entre la quête de la performance et l'enseignement de masse paraît impossible.
Quelle politique mener ?
Effectivement, il
s'agit d'un paradoxe incurable. Le déficit de la performance de l'université
procède, dialectiquement, du déficit d'encadrement de qualité dont je viens de
parler. Quant à l'enseignement de masse retenu comme critère de
«démocratisation» par les dirigeants, il est incompatible avec la performance
qui, elle, requiert une sélection rigoureuse des candidats à l'entrée à
l'université. Evidemment, la sélection des meilleurs nous conduit à un
enseignement «élitiste» où seuls peuvent y accéder ou les supers-doués
ou les enfants des nantis. Entre l'enseignement de «masse» qui gonfle les
effectifs des médiocres, malgré eux, et l'enseignement performant, qui suppose
une sélection par le mérite ou par «l'argent», il faudrait trouver un compromis
qui puisse satisfaire les deux extrêmes… Quant à la formation professionnelle
qu'il faudrait développer, elle rencontre déjà des limites objectives : les
débouchés. Les industries nationales sont-elles capables d'absorber la masse
sortante de diplômés de cette filière ? Rien n'est moins sûr en effet. Car
notre marché de l'emploi est déjà saturé. Chaque année une pléthore de jeunes
diplômés sortie de l'université leur fait concurrence sur un marché d'autant
plus exigu que l'avènement de «l'économie de marché» dont on chante les
louanges peine à se mettre «à niveau»….
L'université
algérienne forme dans tous les domaines par milliers… sans lien réel avec le
marché. N'est-il pas urgent de réformer le système d'orientation universitaire
notamment et de cesser ainsi de former des «chômeurs de luxe» ?
Le MESRS dit qu'il
a entrepris une réforme «audacieuse» du système d'enseignement universitaire
dont le LMD importé «clés en main» constitue la pointe avancée. La véritable
réforme universitaire passe non pas par l'importation des recettes toutes
faites, mais par la participation agissante, active de l'ensemble de la
communauté des enseignants à l'élaboration d'une stratégie scientifique adaptée
à long terme aux besoins du pays et aux exigences de son développement. Or,
depuis des décennies, et de nos jours encore, cette stratégie d'enseignement et
d'orientation universitaire se fait dans les cabinets ministériels par une
poignée de bureaucrates, en vase clos, et comme en catimini, sans se soucier
nullement de l'avis de l'écrasante majorité des enseignants directement
confrontés aux dures réalités du terrain. Le drame de l'Algérie en général, et
celui de l'enseignement supérieur en particulier, réside
essentiellement dans ce carcan bureaucratico-administratif
qui étouffe dans l'Å“uf l'esprit d'initiative et ôte aux esprits libres et
indépendants l'autonomie et les moyens d'agir au service de leur pays. (…)
Quand une nation tourne le dos à ses élites les meilleures ou les cantonne dans
des limites étroites, elle ne pourra absolument pas espérer se relever de la
défaite face au sous-développement intellectuel, moral et économique.
L'enseignement supérieur ne peut pas se réformer sans que soit réformé
l'ensemble du Système qui préside aux destinées de l'Algérie moderne, dont les
perspectives semblent bouchées, en dépit des effets d'annonce, des
consultations lancées à grand fracas et des réformes promises…
Posté Le : 27/09/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Ingrachen Amar
Source : www.lequotidien-oran.com