Algérie

Le pouvoir et l'ambiguïté



Une des caractéristiques communes à de nombreux gouvernements de par le monde se résume à une maxime de Jean-François Paul de Gondi, cardinal de Retz : Les hommes ne croient jamais les autres capables de ce qu'ils ne sont pas capables de faire eux-mêmes. Valide en bien des lieux, cet adage se révèle d'une pertinence absolue sous le ciel d'Algérie.

 En réalité, elle ne s'applique pas au seul gouvernement. Elle se vérifie à tous les échelons de la société. Voici un constat dont chacun d'entre nous, je pense, reconnaîtra l'évidence.

Vous êtes confrontés à une tâche que vous ne vous sentez pas capable de mener à bien parce qu'elle requiert des compétences que vous ne possédez pas. Vous sortez dans la rue et vous accostez le premier venu :

-Bonjour, mon frère. J'ai un problème de fuite d'eau dans ma salle de bains. Tu pourrais… ?

-Bien sûr que je peux.

-Mais est-ce que c'est ton métier ?

-Non, mais je me débrouille partout. Je suis écrivain public, j'installe des paraboles, je jardine, je maçonne, je pose des dalles de sol, je fais la mécanique, la tôlerie et l'électricité automobile, je fais du commerce de gros, de demi-gros, de détail, je deal à mes heures perdues, je change au noir…. Voilà, tu as un tout petit aperçu de mes capacités. Ce n'est donc pas une petite fuite de rien du tout qui va m'arrêter !

-Suis-moi alors.

Quelques heures plus tard, vous vous retrouvez avec une maison inondée, des tuyaux arrachés, délesté de quelques centaines de dinars…

Nous avons une incapacité chronique à dire cette phrase simple : Je ne sais pas ou bien Je ne peux pas. Nous croirions déchoir en révélant notre ignorance. Il y a bien longtemps, un ami me racontait l'histoire d'un de ses condisciples de l'Université d'Oran. Il avait réussi à conquérir le cÅ“ur d'une belle étrangère lors d'un séjour à Paris. Aux beaux jours, elle lui propose d'aller à la piscine. Pas aujourd'hui, demain non plus, je suis pris, après-demain guère plus, répond-il. Comment pourrait-il avouer qu'il ne sait pas nager ? Il recule sans cesse l'échéance jusqu'au jour où son amie exhibe sous son nez deux tickets d'entrée à la piscine de Montparnasse et un superbe maillot fluorescent. Plus moyen de battre en retraite. Le front baigné de sueur (la chaleur, tu comprends ?), il accède au lieu tant redouté, une étendue d'eau équivalant à une promesse de tous les dangers. Mélanie (appelons-la ainsi) trottine derrière lui. Elle le prend par la main et lui dit :

-ça te dirait, un petit plongeoir ?

-Bonne idée, répond-il d'une voix éteinte (il fait vraiment chaud aujourd'hui !)

Kaddour (il pourrait s'appeler ainsi) monte le premier sur le plongeoir de cinq mètres. Il se rappelle avoir vu à la télévision une compétition de plongeons. Il avait été particulièrement impressionné par un athlète australien qui avait exécuté un magnifique saut de l'ange. Mourir pour mourir, autant le faire avec élégance. Il s'élance les bras écartés et fait une entrée parfaite dans l'eau. Il ne peut entendre les applaudissements de sa compagne à qui il faut un certain temps pour s'inquiéter du séjour prolongé dans l'eau de son plongeur émérite. Les secours le ramenèrent à la surface ; des efforts sont déployés pour expulser les hectolitres d'eau qu'il a emmagasinés dans ses poumons et le rendre à une conscience honteuse dont le ridicule se dissipe quand il constate que son héroïsme teinté d'une forte dose d'imbécillité a décuplé l'amour de Mélanie.

Il y a plus grave que le fait de s'attribuer des compétences inexistantes…

Nous avons presque tous une nette propension à croire les autres moins doués que nous-mêmes (les autres Algériens ! Pas les Européens, les Japonais ou les Américains). Ainsi, quand il nous arrive de constater notre incapacité à remplir correctement une mission, nous sommes persuadés que personne d'autre ne peut le faire à notre place. Nous avons ainsi des ministres qui sont en poste depuis la nuit des temps. A l'évidence, ils ont échoué dans leurs missions. Le constat est accablant. Le ministre de l'éducation nationale est en place depuis deux décennies ; le résultat est éloquent. L'école est totalement sinistrée, de l'aveu même des autorités. Apparemment, il ne vient pourtant à l'idée d'aucun des présidents ou des chefs de gouvernement qui se sont succédé de procéder au remplacement du responsable. De manière générale, les mêmes figures sont à l'Å“uvre. Entre fausses sorties et retours fracassants, ce sont les mêmes qui tiennent les rênes du pays. Cinq décennies après l'indépendance, on chercherait en vain un talent nouveau dont aurait accouché le système. Pire encore, le débat politique ne tourne qu'entre acteurs de la guerre de libération et consiste le plus souvent en l'expression de haines recuites, forgées dans les prisons ou les maquis. La vie quotidienne, ou plutôt le marathon harassant des Algériens courant après un logement, un emploi, un document administratif, un médecin est loin d'être une préoccupation de premier ordre.

 C'est qu'ils ont une si faible opinion de ceux qu'ils sont censés servir que nos dirigeants les jugent, d'une part indignes de retenir leur attention, d'autre part inaptes à produire une élite susceptible de réussir là où ils ont eux-mêmes échoué…

 Cette opinion a longtemps été partagée par la population elle-même. Souvenons-nous. Naguère, ces mêmes dirigeants cultivaient le secret. Ils étaient économes en paroles et paraissaient inaccessibles. Nous les parions alors de bien des vertus. Même si nous n'étions pas contents de notre sort, c'est avec une sorte de respect que nous les évoquions.

Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Leurs états d'âme, leurs petitesses, s'étalent dans la presse et nous les découvrons tels qu'en eux-mêmes, désemparés mais avides, incapables mais rivés à leurs postes. Retrouvons Jean-François Paul de Gondi, cardinal de Retz : On ne sort de l'ambiguïté qu'à son détriment. Tant qu'ils étaient revêtus du voile du silence, nous leur prêtions bien des qualités. L'ambiguïté qu'ils cultivaient nous incitait à les parer de vertus. Dès qu'ils en sont sortis, ils se sont révélés dans leur nudité. C'est ainsi que le peuple les perçoit aujourd'hui. Il est fini, le temps des illusions. Il est fini, le temps où le peuple, abreuvé depuis le temps de la colonisation jusqu'à nos jours de mépris, était tellement persuadé de sa nullité structurelle qu'il remettait son destin entre les mains de ses leaders autoproclamés. Il a pris conscience de leur insuffisance. Il lui reste à sauter le pas qui consiste à retrouver l'estime de lui-même et la conviction qu'en son sein se révéleront les acteurs de demain.








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