Publié le 19.05.2024 dans le quotidien l’Expression
Le silence tue quand les mots blessent. Le silence fait peur quand la parole libère. Le silence protège quand la parole expose.
Il n'y a pas que les mots qui ont leur importance dans la vie de l'être humain, qu'il soit simple citoyen ou personnalité connue. Les silences aussi. C'est une arme qui donne toujours l'avantage à celui qui en use. Le silence déstabilise, fragilise et culpabilise celui qui le subit. L'un des maîtres du silence était paradoxalement celui qui fut aussi, et en même temps, le maître de la parole: Houari Boumediene. Éloquent quand il le voulait pour séduire son auditoire, silencieux quand il voulait susciter son écoute. Dans l'intimité de son bureau, son silence était perçu comme une menace par ceux qu'il recevait comme ce fut le cas d'un ancien compagnon d'armes, P-DG d'une société nationale, qui fut convoqué à la Présidence. La convocation de Boumediene le mit dans un tel trouble qu'il ne dormit presque plus. Il fit et refit les comptes de son entreprise. Tout était en ordre. Il passa en revue ses fréquentations politiques. Tout était clair: soutien total à Boumediene et à ses choix politiques. Plus il réfléchissait, moins il comprenait l'invitation du Président. Il savait bien que ce n'était pas pour le simple plaisir de discuter qu'il recevait des personnalités, mais toujours pour un motif sérieux. Mais lui, à quoi et à qui devait-il ce redoutable honneur? Quand il se présenta devant le Président, il était dans tous ses états. Les yeux fauves le fixaient intensément alors que la bouche restait muette. Il pensa au pire car devant un Président qui se tait et qui vous regarde, on est toujours en position de fautif, toujours quelque chose à se reprocher, ne serait-ce qu'un soupir, un mot mal compris ou simplement un mutisme quand on le louait. Les bonnes âmes se chargent toujours de rapporter ce genre de chose en lui donnant une tonalité négative de conspirateur. Le silence dura peut- être une minute, mais en ce laps de temps si court, notre homme qui n'avait jamais eu peur des forces coloniales se trouva liquéfié. Les idées les plus folles traversaient son esprit. Même s'il n'avait rien à se reprocher, le pouvoir du silence sur lui était tel qu'il se retrouvait dans la peau du condamné à mort. Quand le Président parla enfin d'une voix sèche, c'est pour lui déconseiller en peu de mots de fréquenter telle personne étrangère qui vivait en Europe. Il allait protester, nier, mais le regard tigre l'en dissuada. Alors, il acquiesça en dissimulant son soulagement. Il dira plus tard qu'il n'a jamais eu autant peur de sa vie. Le silence tue quand les mots blessent. Le silence fait peur quand la parole libère. Le silence protège quand la parole expose. Sur le pouvoir du silence, le général De Gaulle écrit dans son ouvrage Le Fil de l'épée: «Rien ne rehausse l'autorité mieux que le silence, splendeur des forts et refuge des faibles, pudeur des orgueilleux et fierté des humbles, prudence des sages et esprit des sots.» Il semblerait que Boumediene n'a pas appris cette stratégie qu'on nomme le contrôle par le silence dans Le Fil de l'épée, mais en côtoyant et en observant Boussouf, son patron du MALG (ministère de l'Armement et des Liaisons générales) qui était un taiseux dont le mutisme a bâti sa légende d'homme impénétrable, mystérieux et, cela va de pair, redoutable car on redoute toujours un homme silencieux qui ne laisse rien deviner de ses intentions. L'autre exemple de l'utilité, parfois vitale, du silence nous vient de la Russie de Nicolas 1er. Confronté à une révolte de libéraux qui revendiquaient la modernisation du pays qui était alors, en ce début du XIXe siècle, nettement moins industrialisé que la France, l'Angleterre, la Prusse et un certain nombre d'autres nations, le Tsar écrasa le soulèvement et condamna à la potence ses chefs. L'un d'eux eut la corde au cou, mais au lieu d'être suspendu au-dessus de la trappe, la corde céda et lui sauva la vie. Dans la tradition russe, on voyait cette potence contrariée comme un signe d'en Haut. Le ministre de l'Intérieur partit voir le tsar pour qu'il lui signe l'acte de grâce. Irrité mais comme telle était la volonté du Seigneur, pensa-t-il, il signa l'acte. Mais avant de le donner au ministre, il lui demanda si l'homme avait remercié Dieu de l'avoir sauvé. Le ministre lui répondit que c'était juste le contraire, qu'il avait ri à gorge déployée avant de lancer d'une voix forte: «Voyez comme nous avons raison de nous battre pour la modernisation du pays, vous n'êtes même pas capables de fabriquer une corde solide! Hahaha!» Le ministre souligna le rire moqueur avec force. Tremblant de rage, au bord de l'apoplexie, le tsar ordonna qu'on le pende pour lui prouver le contraire de ce qu'il affirmait. Le condamné à mort aurait eu la vie sauve s'il s'était réfugié dans le silence. Il a parlé. Sa langue pendue l'a pendu. Une vie tient parfois à un mot. De trop ou de moins.
Tous les grands diplomates, les As de la négociation, savent retenir et contenir leur langue. Parler peu quand c'est nécessaire. Se taire beaucoup quand c'est encore plus nécessaire. Ils connaissent le prix du silence. Il est d'or. «À grand seigneur peu de mots.»
Hamid GRINE
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Posté Le : 19/05/2024
Posté par : rachids