L'auteur de la fameuse qacida «Ya lotf Allah al-khafi (Ô subtile bonté divine)», le grand poète Ahmed Benghaleb El-Ghrabli, s'est rendu célèbre à la faveur de ses poésies satiriques à l'endroit de ses contemporains poètes, dont la diatribe est devenue sa passion majeure par laquelle il s'attaque de manière violente à toute versification ou fait qui apparaît contraire à ses principes.D'ailleurs, raconte-t-on, la raison l'ayant poussé à écrire sa qacida «Ya lotf Allah al-khafi» est une histoire qu'il a vécue lui-même avec un ami commerçant chez lequel Ahmed El-Ghrabli avait acheté une théière. Une fois rentré chez lui, il découvrira, à son corps défendant, que l'ustensile acquis était troué. El-Ghrabli ne ratera pas l'occasion pour s'en prendre, par la faute de cette circonstance, aux m?urs de la société dont il condamne le dévoiement avec une critique à tout le moins acerbe. «Lawla dhô'f el-imane, ma ydjûr ezmane. We eywlou ettûghyane belqahr djayrîne (Si ce n'était la fragilité de la foi, le temps ne devienne injuste et les tyrans ne se complaisent point dans leur oppression)» est le vers significatif quant à sa prise de position envers la déliquescence communautaire qu'il fustige opiniâtrement via ses libellés.
Toutefois, c'est la querelle entre lui et l'autre poète El-Madani Ettorkmani qui aura un retentissant impact sur la relation entre les deux aèdes, devenue on ne peut plus désagréable en raison de l'animosité qui s'est fâcheusement installée. La cause de cette controverse, appelée «el-moussadjalate» dans le jargon du melhoun, n'est autre qu'une poésie écrite par El Madani Ettorkmani, lorsque celui-ci, se dirigeant à la mosquée pour la prière d'el fedjr, voit un ivrogne implorer Dieu de lui pardonner. De suite, il rédigea une qacida qui a pour refrain : Ya ellayem khelli le'bâd kûl wahed fi halû, ech-hadda billah we berssûl tekfi mûlâha (Ô toi qui blâmes, laisse les êtres chacun dans sa condition, la prononciation de la foi en Dieu et en celui de Son Prophète, suffit à son propriétaire). Ayant pris connaissance de cette qacida, Ahmed El-Ghrabli va, à travers une approche religieuse imbibée un tant soit peu de virulence à l'égard d'Ettorkmani, réfuter ce point de vue théologique dans une qacida intitulée : «A edda'î bel'erf esghâ li ahl el'îlm fi ma qalû, ech-hadda men ghir a'mâl liss tekfi mûlâha (Ô toi qui prétends être connaisseur, écoute ce que disent les gens de la science, le credo de l'Islam sans les bonnes actions ne suffit pas à son propriétaire). Obstiné et ne ressentant aucun doute dans ses convictions doctrinales, El-Madani Ettorkmani, qui, d'ailleurs, ne se sent aucunement rabaissé par cette outrageante réfutation, lui assène une réponse bien argumentée en lui disant via un texte lyrique : «A edda'î chehhad we ech-hadda billah we berssûl tekfi we kfât we kâfiya we kheir fe eddeniya wa fi lâkhra kthâr wel mûmen neytû efdhal men a'mâlû (Ô prétentieux, prononce la Chahada de Dieu et de Son Prophète car elle est plutôt suffisante et possède des bienfaits dans ce monde et encore plus dans l'Au-delà et l'intention du croyant vaut bien plus que ses actions)».
Depuis, les deux poètes ne se parlent plus. Pis, une action pour les réconcilier s'avérera vaine et les fans respectifs des deux bardes vont, chacun selon les preuves théologiques en sa possession, tenter de donner raison à son poète préféré. Cela devient du coup une affaire de société qui prendra de l'ampleur et va, à s'y méprendre, s'apparenter au désaccord qui a eu lieu entre les Moutazilites et les Acharites à propos de la philosophie entre la foi et les bonnes actions.
Mieux encore, les savants de l'Islam de cette époque vont intervenir pour tenter de démêler l'écheveau et tirer au clair cet imbroglio. Et c'est à cet effet que le Kadi Mohamed Bouachrine rédige, nous renseigne le Dr Abbes Al-Jirari, dans la biographie réservée à Ahmed El-Ghrabli en préambule de son diwan, une épître qu'il titra «Al-hadh ?âla el ?ibâda fi er-red ?âla men alhada fi kalimati ech-hadda (L'exhortation à la prière pour une réponse à celui qui se montre athée envers la prononciation de la Chahada)». A travers cette lettre, le kadi Bouachrine donnera raison au poète El-Ghrabli et accusera Ettorkmani d'hérésie.
Il n'y a pas que les hommes de religion qui sont intervenus pour apporter leurs avis sur la question. En effet, certains poètes, à l'image d'El-Ghali Demnati, vont, pour se joindre à lui, donner gain de cause à El-Ghrabli en composant des poésies comme celle portant le titre de : «Ya msaghar la'mâl el wadjba ebdjehlû wehbalû (Ô toi qui réduits les actions obligatoires par la faute de ton ignorance et de ta folie)».
Fort du soutien des uns et des autres, Ahmed El-Ghrabli prendra sa revanche sur son protagoniste El Madani Ettorkmani en le chargeant d'invectives jusqu'à le traiter d'esclave. Dellal torkmani ?aynû ?awra (Le marchand d'esclave qu'est Torkmani est borgne), écrira El-Ghrabli dans sa poésie intitulée : «El khadem wel horra (l'esclave et l'affranchie)».
Il faut savoir qu'à titre indicatif, El-Ghrabli ne s'est pas attaqué uniquement à Ettorkmani mais plutôt à plusieurs autres poètes dont le grand aède Sidi Mohamed Berrissoul. Ce dernier est inopportunément malmené dans une qacida qui a pour titre générique «El Boughaz (Le détroit) où les insinuations à son encontre sont légion.
Enfin, El-Ghrabli et Ettorkmani finiront par revenir à de meilleurs sentiments lorsque ce dernier décida de passer quelques jours chez son confrère, lequel accepta aimablement de le recevoir chez lui. Mais un fait curieux laissa les fans des deux poètes dans l'expectative. Ettorkmani a, contre toute attente, demandé à son hôte de faire venir deux agents de justice pour qu'ils rédigent une attestation dans laquelle il sera noté qu'El-Ghrabli ne sera en aucun cas responsable s'il arrive à Ettorkmani de décéder chez lui. Sauf que le mystère est là. Ettorkmani, sans qu'il tombe malade, meurt à peine quelques jours passés chez El-Ghrabli. C'était en 1885 et il était âgé de 70 ans. Depuis, El-Ghrabli met fin à son activité de tisserand pour se convertir en fqih spécialisé dans la fabrication des talismans.
Mohamed Belarbi
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Posté Le : 25/12/2019
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Mohamed Belarbi
Source : www.lesoirdalgerie.com