A chaque fois
qu'il regagne son domicile dans une grande ville de l'Ouest au retour d'une
visite familiale, il quitte la route nationale pour traverser les jolies
petites bourgades qu'il a toujours affectionnées.
Ces petites
agglomérations qui se succèdent à l'approche de la grande ville, sont restées
très rurales dans leur mode de vie, avec juste ce qu'il faut comme urbanisation
pour un minimum de confort.
Les maisons en pierres et aux toits en tuiles
rouges, presque toutes à un seul niveau, se sont incrustées dans la nature sans
la déranger et les champs environnants continuent à employer une bonne partie
des forces vives.
Les gens y vivent dans l'espace public plus
que dans leurs demeures, la rue est l'écrin de leur émotion. Plus que la beauté
de leur cadre, ces bourgs offrent un autre mode d'existence et de pensée.
Profitant des services du Centre Urbain, ils
s'en tiennent à distance et restent imperméables à son influence malgré la
proximité.
Mais la politique d'équilibre régional n'a
pas épargné le charme de ces lieux paisibles, une immense usine a été implantée
à l'entrée du dernier village avant la capitale régionale.
Comme une plaie grise, des bâtiments hideux
en tôle et en fer se dressent au beau milieu d'un paysage verdoyant, chassant
de plusieurs hectares les arbres qui, dans un très récent passé, couvaient de
leurs feuilles le chemin départemental.
C'est ce chemin ombragé qu'il aime emprunter
pour apaiser ses nerfs mis à rude épreuve par la conduite sur la route
nationale toujours encombrée par des routiers au comportement agressif et
dangereux.
Mais depuis quelques temps, la rive gauche de
ce chemin a été dégarnie des arbres majestueux qui protégeaient les passants,
le jour, des dards du soleil et leur communiquaient leur imposante sérénité.
Le spectacle est désormais triste, sur
plusieurs centaines de mètres, derrière l'enceinte grillagée, gisent des épaves
de véhicules lourds et légers et de volumineux engins. Plus loin des produits
semi-finis jonchent les aires de stockage.
Cependant si l'entreposage à ciel ouvert
s'étend de jour en jour, sur ces espaces battus par le vent, il n'y a pas âme
qui vive. Pourtant dans ce fleuron des « industries industrialisantes », il n'y
a pas loin de mille hommes à travailler.
Il ne savait pas qu'il allait, dans peu de
temps, hériter de la Direction Générale de cet établissement qui est venu
polluer le panorama qui l'arrache à la route nationale et lui fait faire, avec
plaisir, un surplus de quelques kilomètres.
Le responsable du secteur industriel en
tutelle de l'usine, qu'il avait connu sur les bancs de l'Université, l'appelle
à son secours. Il lui confirme ses pressentiments sur le triste état des lieux
et lui demande de prendre les rênes du complexe, transitoirement s'il ne veut
pas d'un engagement définitif, pour mettre de l'ordre et relancer l'activité.
C'est ainsi qu'il se trouve, sans s'y
attendre, à la tête d'un établissement dont il arbore la seule apparence.
La situation est difficile, bien plus
difficile qu'il ne l'imaginait. Il mit plus d'une année à reprendre toute
l'organisation, à redéfinir les missions, à délimiter les responsabilités, à
clarifier les liaisons fonctionnelles, à établir les complémentarités, à mettre
en réseaux les compétences…. à apprendre à ses collaborateurs à travailler
ensemble sans nécessairement être les chefs les uns des autres.
La maitrise de l'outil technique lui exigea
moins d'énergie et de temps que d'essayer d'imprimer un comportement industriel
à un personnel majoritairement issu d'un milieu rural.
Un milieu dont les vertus, très nombreuses
par ailleurs, ne profitent pas toujours aux exigences de ponctualité,
d'assiduité, de précision, de diligence, de vigilance et de communication
propres à la production industrielle.
Coordonner les activités du parc roulant et
la mise en marche des camions et des engins, le processus d'alimentation des
ateliers et le démarrage de la production effective n'a pas été chose aisée.
La maitrise du transport du personnel et le
ramassage à des arrêts bien établis a permis de garantir la ponctualité des
ouvriers, des agents de maitrise et de l'encadrement technique mais pour le
reste du personnel les affaires ne sont pas simples.
L'encadrement administratif, commercial et
financier qu'il a peiné à recruter, malgré le grand avantage que lui offre sa
position à l'université tarde, à s'adapter aux impératifs de discipline que
nécessite l'activité du complexe.
Il s'est donné beaucoup de mal pour les
convaincre de le rejoindre et de participer au sauvetage de l'entreprise, il ne
peut, par conséquent, recourir à des méthodes autoritaires pour les astreindre
à la ponctualité et à l'assiduité qu'il espère. Il lui faut trouver un moyen
subtil et pédagogique pour arriver à ses fins.
Alors, il eut l'idée d'ouvrir très
discrètement un registre du mouvement des cadres, tenu par le premier
responsable de la sécurité.
A ce dernier, il donne lui-même des consignes
très strictes de discrétion et de confidentialité.
Il lui demande de noter systématiquement les
arrivées, les sorties et les retours de tous les intéressés et de lui dresser
une expédition par personne à la fin de chaque mois.
Le relevé des retards et des absences
accompagne le bulletin de salaire au pied d'une lettre qui invite le
destinataire à y trouver le récapitulatif de tous ses déplacements durant le
mois, sans commentaire ni allusion à aucune suite.
Cette méthode est censée donner à réfléchir
au concerné et interpeller sa conscience.
Effectivement, au bout de six mois, les
choses évoluent considérablement, les relevés sont de plus en plus légers. Il
ne déplore plus que quelques retards et de très rares absences.
Ainsi, il peut passer à la dernière phase de
sa mission ; l'accord conclu avec son ami l'oblige à se choisir un successeur
avant de prendre congé, comme il l'envisageait depuis le début.
Il étudie minutieusement, depuis plusieurs
jours, les dossiers de ses plus proches collaborateurs, ils sont quasiment de
même compétence, ils présentent des qualités analogues et presque les mêmes
défauts.
Il a beaucoup de mal à en privilégier un ;
aucun indice ne l'aide à trancher. Soudain, une idée lui vient à l'esprit,
parmi les lettres qu'il envoie chaque fin de mois, il n'en a jamais signé à
l'intention d'un seul de ses adjoints.
Voilà un argument décisif qui va lui
permettre de conclure sa mission en beauté et remettre le sort de l'entreprise
à une personne qui, en sus d'une compétence avérée, se distingue par une
ponctualité et une assiduité à toute épreuve.
Il interpelle sa secrétaire pour s'assurer
que le Directeur de l'Administration Générale n'a jamais été destinataire d'un
relevé d'absences. Puis, rassuré, il fait convoquer son collaborateur dans son
bureau et demande à n'être dérangé qu'en cas d'urgence.
La secrétaire lui a confirmé machinalement le
fait après vérification de son registre du courrier-départ mais demeure
toutefois perplexe. La fenêtre de son bureau donne sur l'accès principal de
l'usine et elle peut voir très nettement toute personne y entrant ou en
sortant, et il lui semble bien que le Directeur de l'Administration Générale
est souvent en retard et qu'il quitte fréquemment les lieux pendant les heures
de travail. Comment se fait-il qu'il n'a jamais été mentionné dans les rapports
mensuels de la sécurité ?
Elle est en proie à ses doutes quand la
secrétaire du Directeur de l'Administration Générale frappe à sa porte pour lui
remettre un courrier à la signature du patron.
Elle apprend en le consultant qu'il s'agit
d'un procès-verbal d'installation d'une nouvelle recrue à un poste qu'elle
convoitait pour son frère.
Dépitée, elle n'est pas au bout de ses
surprises et manque de tomber à la renverse en apprenant l'identité de
l'heureux concurrent de son frère.
Le Chef de la Sécurité a obtenu le poste pour
son fils. Son sang ne fit qu'un tour et elle comprend tout de suite pourquoi le
Directeur de l'Administration Générale n'a jamais figuré sur le registre des
absences.
Elle décide de s'en ouvrir immédiatement au
patron et s'avance rageusement vers la porte de son bureau quand celle-ci
s'ouvre pour laisser passer les deux hommes souriants. Avant qu'elle ne put
ouvrir la bouche le Directeur Général, l'invite fièrement à être la première à
féliciter son successeur.
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Posté Le : 27/05/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Mohammed ABBOU
Source : www.lequotidien-oran.com