Pour Fabrizzio Carboni, le problème fondamental dans la bande de Ghaza, c'est la non-résolution du problème de l'occupation de la Palestine.Liberté : Quelle est la situation humanitaire après les dernières violences israéliennes dans l'enclave de Ghaza '
Fabrizzio Carboni : La dernière escalade a été dramatique dans la bande de Ghaza. D'abord, c'est un territoire où la liberté de mouvement est restreinte à cause du blocus israélien. C'est un territoire où il y a une population de plus de deux millions de personnes. Le point de départ est déjà assez dramatique. Ensuite, ce qui est important à savoir, c'est qu'un enfant et un adolescent de 15 ou 16 ans, c'est la quatrième fois qu'il vit ce qu'il a vécu récemment, c'est-à-dire un quatrième cycle de violences.
Evidemment, la capacité à gérer cela, à surmonter encore une fois ce type de violence, est vraiment très difficile. Ce dernier cycle de violences, si je dois le caractériser, c'est peut-être un cycle moins destructeur que celui de 2014. Par contre, il a été beaucoup plus intense. Autrement dit, en beaucoup moins de temps, il y a eu des bombardements israéliens beaucoup plus forts. Cela ne veut pas dire qu'il y a eu plus de destruction.
Maintenant, si on se met du point de vue de l'individu, du père, de la mère qui doit gérer durant dix jours (de jour comme de nuit) ces violences, psychologiquement et émotionnellement, cela est très très difficile. La dernière fois où j'ai visité Ghaza, la chose qui m'a marqué, c'est à quel point les gens sont psychologiquement marqués. Il y avait vraiment un sentiment de... (soupir). Où est-ce qu'on va ' Qu'est-ce qui viendra après ' Il y a une espèce de forme de désespoir par rapport à ce qui peut venir après.
Je crois que les Ghazaouis sont très conscients que la solution n'est pas la violence. Cela fait des dizaines d'années qu'ils la subissent, et ils sont très conscients que la solution est politique. Et donc, quand on est sur place, on sent cette demande des Ghazaouis de leadership politique pour trouver une solution politique à une problématique historique qui ne se résoudra pas par la violence.
On va gagner du temps, on va ralentir ou accélérer les choses, mais on ne va jamais résoudre le problème fondamental. Et pour nous, en tant que CICR, notre position est très claire : l'enjeu qui doit être résolu, c'est l'occupation des territoires palestiniens par Israël, et c'est une occupation qui doit être résolue avec toutes les parties, en incluant les Palestiniens.
Pour nous, le n?ud du problème est là, sinon on va continuer à tourner en rond. Et ceux qui vont payer le prix, ce sont évidemment les populations palestiniennes de Ghaza qui n'ont pas de perspectives, qui doivent gérer psychologiquement cette incertitude, qui doivent maintenant gérer aussi l'impact des destructions causées par ces violences.
Il y a moins de destruction que par le passé, mais néanmoins, ce qu'on voit depuis quelques années, ce sont des lignes électriques qui sont atteintes, on voit le système d'évacuation des eaux usées et le système d'approvisionnement en eau potable qui sont atteints. Tout cela a un effet sur une population déjà affaiblie et qui devient dramatique.
Dans ce contexte de violence et d'embargo, qui dure depuis 2007, comment le CICR arrive-t-il à travailler "normalement" dans la bande de Ghaza '
"Normal", dans ce genre d'environnement, il n'y a jamais rien de normal. Maintenant, je crois que la caractéristique et la force de notre organisation, c'est d'être et de travailler dans le conflit. C'est valable à Ghaza, mais aussi au Yémen, en Syrie et dans le Sahel. Nous, notre spécificité, c'est de s'ancrer dans les réalités locales, de parler avec tout le monde. Nous sommes neutres. On ne va pas commencer à donner de bons ou de mauvais points dans ce conflit. Nous, en tant que CICR, ce qui nous intéresse, c'est d'avoir accès aux populations qui paient le prix de la violence et du conflit.
À Ghaza, cela fait des décennies qu'on est présent avec un bureau sur place et des centaines de collègues qui y travaillent. Et de par notre expérience, de par notre longue histoire à Ghaza, nous sommes encore une des rares organisations à pouvoir continuer à travailler même durant le pic de violences. Evidemment, notre priorité, ce sont les services d'urgence, de s'assurer que les hôpitaux aient accès aux ressources et à la logistique médicale. Nous avons aussi un réseau de techniciens qui travaille sur le service public d'urgence (s'assurer que le système d'alimentation en eau fonctionne, tout comme celui de l'électricité à titre d'exemple).
Donc, durant la phase très aiguë du conflit, cela a été notre priorité. Cela n'est pas sans danger bien sûr pour notre staff. Et quand je dis staff, je parle aussi de notre staff palestinien qui a démontré un courage extraordinaire. Si je dis cela, c'est parce que notre staff palestinien est à la fois un acteur humanitaire et une victime de ces violences. Les gens ont aussi une famille qu'ils doivent laisser derrière eux pour faire leur travail humanitaire.
Je mentionne aussi le Croissant-Rouge palestinien avec qui nous collaborons main dans la main, dont les membres n'ont jamais arrêté de travailler, même durant cette période de violences aiguës et souvent au péril de notre vie, mais avec des résultats qui sont ce qu'ils sont dans cette situation de conflit.
Aujourd'hui, on doit vraiment faire évoluer notre réponse pour affronter cette situation, une situation qui, par ailleurs, n'est pas réglée. On espère qu'elle évoluera vers plus de stabilité et qu'il va y avoir une dimension politique à ces crises afin de trouver une solution, mais cela reste instable.
En dehors de ces situations de conflits, quels sont vos champs d'intervention dans la bande de Ghaza '
Aujourd'hui, on conçoit l'action humanitaire dans l'urgence. Mais la nature des conflits, comme celui à Ghaza qui est un très bon exemple, c'est que certains d'entre eux durent trente, quarante ans. Et donc, la réponse ne peut pas être d'urgence. À Ghaza, nos activités consistent principalement à créer un système de telle sorte à permettre aux populations de gérer au mieux les moments de crise.
S'assurer que les hôpitaux puissent fonctionner même sous pression, entretenir et préserver le système d'eau, etc. il y a aussi une autre dimension importante : on veut essayer d'être responsable, par rapport aux personnes qu'on essaie d'assister et de protéger. Car le public a souvent une opinion de l'aide humanitaire qui est, à mon avis, un peu erronée. Je m'explique.
Ce n'est pas agréable de recevoir de l'aide humanitaire. En tant qu'individu, je ne souhaite à personne de recevoir de l'aide humanitaire. Les gens n'aiment pas ça et ils ont raison de ne pas l'aimer, parce qu'on préfère être autonome, avoir son travail, ses ressources et décider de ce qu'on veut faire avec ce qu'on gagne.
À Ghaza, c'est une dimension très importante. Nous faisons beaucoup de travail avec les artisans, les agriculteurs, etc., pour essayer de leur donner les outils et les éléments pour qu'ils puissent être autonomes et décider de leurs destins, allant des conseils techniques (ex : gérer la crise climatique en travaillant avec des panneaux solaires, gestion de l'eau). Nous avons de nombreux agriculteurs qui travaillent tout au long de la ligne de front. Notre mission dans ce cas, c'est de s'assurer qu'ils puissent y travailler en toute sécurité.
Et je peux assurer que c'est quelque chose de très compliqué, de très difficile. Parce qu'après un cycle de conflit, comme celui qu'on a vécu récemment, il y a beaucoup de munitions qui n'ont pas explosé. Une partie importante de Ghaza est contaminée par ce genre d'armes. Donc, nous avons une expertise au CICR pour identifier ces zones dangereuses et travailler avec les communautés locales pour éviter qu'elles s'exposent à ces risques, parce qu'il est normal que les gens veuillent retourner dans leurs maisons, leurs magasins et leurs champs.
Dans une région aussi dense comme Ghaza, c'est une mission assez délicate, car faire exploser ces munitions c'est détruire parfois d'autres habitations et exposer des populations à ces risques. Nous avons par ailleurs une activité de réhabilitation physique des personnes amputées.
Pourriez-vous nous parler du quotidien des Ghazaouis en dehors de ces périodes de conflits ' Comment les Palestiniens arrivent-ils à travailler, à aller à l'école, à se soigner, etc. '
La population palestinienne à Ghaza n'a pas le choix que d'être forte. Il n'y a pas d'autres options pour elle. Quand j'ai été dans cette enclave, c'était très émouvant de voir les enfants retourner très vite à l'école. Très vite, les gens essaient de reprendre leur travail ou de recommencer une petite activité économique. Même s'ils ne pouvaient pas aller aussi loin qu'ils le désireraient, les pêcheurs étaient déjà retournés à la mer.
La population ghazaouie n'est pas une population passive. Elle prend son destin en main et veut faire des choses. Nous, nous l'aidons, mais c'est une population qui a une force intérieure, qui a sa propre dignité. Il n'en reste pas que la situation reste objectivement très difficile. Dans le domaine de la santé, il y a des soins qui sont disponibles dans les hôpitaux sur place, mais ce ne sont pas tous les soins qui le sont.
À un moment, il faut sortir de la bande de Ghaza. Mais pour le faire, c'est très compliqué. Parfois c'est possible de le faire, parfois non. Je ne parle même pas des événements familiaux (mariages, décès, etc.). Tout devient parfois compliqué, voire impossible. D'un côté, il y a cette force et on le sent au contact des Ghazaouis, un sens de l'humour, une volonté d'aller de l'avant avec optimisme, mais d'un autre côté, il coexiste cette réalité objective vraiment difficile.
Il y a des personnes au chômage à Ghaza, principalement des jeunes. C'est dramatique. Nos employés palestiniens disposent de qualités incroyables. Mais on ne peut pas employer tous les Ghazaouis. Si je pouvais, je le ferais parce qu'ils sont d'une qualité et compétences assez rares.
Vous parlez d'un taux de chômage des jeunes assez élevé dans la bande de Ghaza. Comment ces jeunes Ghazaouis arrivent-ils à se débrouiller. Quel est leur destin '
La chose la plus dangereuse, et ça n'est pas qu'à Ghaza, c'est le désespoir, lorsqu'une section de la société ne croit plus que demain sera meilleur qu'aujourd'hui. Et là s'ouvrent beaucoup de scénarios : de la violence, de la manipulation, de la dépression qui s'alimente du sentiment d'impuissance face à cette situation-là.
Donc, je reviens au point initial : on ne peut s'en sortir de la situation actuelle, tant qu'il n'y aura pas de courage politique et de leadership politique pour trouver une solution qui implique inévitablement de concéder quelque chose. En quinze ans, c'est la quatrième fois que les Ghazaouis ont vécu cette violence. Je veux dire qu'est-ce qu'il faut de plus ' À un moment, les belles et bonnes paroles ne suffisent plus. Il faut des actes.
Mais qui doit concéder quoi '
En tant qu'organisation humanitaire, on ne va pas entrer dans le détail, parce que c'est un contexte tellement polarisé que, quoi qu'on dise, ça va être pris par une partie ou par une autre. Inévitablement, on sera pris dans un jeu politique et nous refusons d'entrer dans ce jeu, parce que ce n'est pas notre responsabilité.
Nous, ce que nous avons souvent dit : prenez vos responsabilités politiques. Nous, en tant qu'humanitaires, on constate votre échec, qu'à nouveau on a eu pendant dix jours des parents qui ont dû expliquer à leurs enfants pourquoi il y a eu des bombardements, des attaques sur la bande de Ghaza. Notre constat, c'est que 50 ou 60 ans après, nous sommes plus ou moins toujours au même endroit.
Israël dit viser des cibles militaires appartenant au Hamas et à d'autres factions palestiniennes dans la bande de Ghaza. Est-ce vraiment le cas, selon vous '
Ça, c'est la partie de notre travail qui relève du dialogue confidentiel qu'on a, que ce soit avec les autorités israéliennes ou avec le Hamas palestinien. Maintenant pour dire la vérité, je ne vais pas commenter le fait que ce soit des cibles militaires ou civiles qui sont visées. Mais même si c'était le cas, imaginons, cela ne change rien parce que la situation humanitaire de la population ghazouie est misérable, dramatique. Donc, quelque part, le discours "est-ce que la cible est militaire ou civile", oui, il est intéressant comme discours, comme sujet.
Maintenant, d'un point de vue humanitaire, ce que je vois, c'est une population qui souffre, qui a subi et continue de subir une situation qui était jusque-là dramatique et surtout sans fin. C'est le côté sans fin, sans espoir. Là, je me retire complètement de la donne politique. Je parle des gens, des individus, des Palestiniens. Et on peut vraiment dire que le Palestinien, le Ghazaoui, n'est vraiment pas au centre des préoccupations de tout le monde.
En dehors du dialogue politique qui préconise le CICR et d'autres parties, quelle est la solution immédiate, d'urgence, pour mettre fin à ce qui se passe à Ghaza '
Je pense que c'est tout le monde qui s'est penché sur cette question. Nous, d'un point de vue strictement humanitaire, nous constatons qu'il y a un enjeu d'occupation des territoires palestiniens.
Ce que nous demandons, c'est que cesse cette occupation parce que c'est une obligation humanitaire. On voit dans les territoires palestiniens occupés que les droits reconnus par la quatrième convention de Genève qui gère les situations d'occupation ne sont pas reconnus. Et nous demandons donc qu'ils le soient.
Entretien réalisé par : Lyès MENACER
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Posté Le : 11/07/2021
Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Lyes MENACER
Source : www.liberte-algerie.com